Christine Angot : "Ce que je demande, c'est comprendre ce fameux silence de l'inceste"

L'écrivaine signe son premier film comme réalisatrice avec le magistral "Une famille", documentaire dans lequel elle confronte certains proches à son passé et à ses écrits, et en particulier à l'inceste subi de la part de son père pendant son adolescence. Un film choc et dur, mais qui laisse aussi entrer une jolie lumière.
Article rédigé par Matteu Maestracci
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Christine Angot et sa fille Léonore, dans "Une famille" (NOUR FILMS)

Vingt-cinq ans après la sortie de son livre, L'inceste, dans lequel elle racontait les viols commis par son père lorsqu'elle était adolescente, Christine Angot revient, cette fois, au cinéma, avec une œuvre de forme inédite et d'une puissance inouïe, où - aidée par la chef opératrice expérimentée Caroline Champetier et une caméra - elle va demander des explications à plusieurs de ses proches sur ce crime qui irrigue son œuvre depuis un quart de siècle. Rencontre à Paris avec l'autrice.

franceinfo : Vous avez eu l'idée de ce film au moment d'une tournée promotionnelle pour votre livre Le voyage dans l'Est en 2021. Cela s'est décidé un peu au dernier moment ?

Christine Angot : Non, quand même pas... C'est quand je suis en train de terminer les dernières corrections du livre que je reçois un coup de fil de mon éditeur me disant que je suis invitée pour la rentrée littéraire, deux mois plus tard, pour des signatures à Mulhouse, Nancy et Strasbourg. Autrement dit l'Est, et Strasbourg la ville de mon père. Et je sais que je sors cet ouvrage qui est très précis et va assez loin, et je me dis que ce serait bien qu'il y ait une caméra avec moi, au cas où il surviendrait quelque chose. Au cas où le rêve de revoir mon demi-frère et ma demi-sœur se réalise. 

Quand on vous voit, dans votre chambre d'hôtel au début du film, regarder l'itinéraire pour retrouver la maison de votre père, c'est à la fois quelque chose de réfléchi et un peu improvisé ?

Tout à fait, et tout est une surprise en fait. La seule chose qui est prévue c'est qu'il y a quelqu'un, avec moi, qui verra la même chose que moi : une façade d'immeuble, une rue, un nuage au-dessus de cette maison dans laquelle a vécu mon père jusqu'à sa mort et où vit encore sa veuve. Il faut que ça puisse être filmé, qu'il y ait une autre dimension, et pas seulement moi et les choses qui ont été vécues, ce n'est pas possible. Il faut une troisième dimension qui enregistre, permette de savoir, et montre, aux autres.

S'ensuit cette scène incroyable où vous sonnez chez la veuve de votre père : elle vous ouvre, mais veut refermer la porte quand elle voit la caméra. Et vous forcez le passage...

Je n'ose pas sonner au début, parce que j'ai peur d'être rejetée une fois de plus par cette famille, alors que je suis en manque de parole de leur part. Mais elle m'ouvre, je suis hyper contente, je monte et elle referme en voyant les gens avec moi. Et ce n'est pas possible, pas possible (elle hausse la voix - NDLR) que ça se referme une nouvelle fois. Donc ça implique, quand on est vraiment déterminée et que d'autres veulent se soustraire à leur obligation de parler, une forme de violence. Mais qu'est-ce qui est violent ? Est-ce que ce n'est pas plutôt ce silence obstiné, depuis des dizaines d'années, sur cette question ?

Ce qui est assez terrible aussi, c'est que, lorsque vous confrontez cette ex-belle-mère ou votre propre mère, vous êtes encore très seule. Elles ne font preuve d'aucune empathie, ramènent tout à elles, en gros, vous les embêtez avec vos histoires et vos livres...

Qu'elles ramènent tout à elle, ça ne me pose pas de problème. Mais ce qui m'intéresse est de savoir ce qui en est pour eux de cette histoire. Comment ces gens s'arrangent, quel est le film qu'ils ont dans leur tête à ce sujet-là, quelle est l'histoire qu’eux se racontent ? C'est ça que je viens chercher, que je demande, pour comprendre justement ce fameux silence, de quoi il est fait.

Et c'est ça que permet l'outil cinéma : d'aller chercher cette forme de vérité-là ?

Oui, c'est ce que j'ai pensé. Puis pour que justement il y ait une parole le plus possible complète, complexe, et qu'on ne regarde pas que la personne qui a été victime de l'inceste, qu'on regarde aussi les gens autour. Pourquoi on devrait se focaliser sur la victime, il n'y a qu'elle dans l'histoire ? Non, il y a le père. Il est mort, certes mais reste encore très présent, a été longtemps très protégé, et sa famille visiblement continue de veiller sur sa mémoire. Donc il n'y a en soi aucune raison de ne pas parler avec ces personnes qui sont concernées aussi.

D'autres scènes, avec votre ex-mari Claude ou votre fille Léonore sont très belles et plus apaisées, tendant vers une sorte de réconciliation, d'apaisement. Les avez-vous vécues comme ça ? 

La scène avec Claude pourrait être universelle, puisqu'avoir vécu de très longues années avec quelqu'un et ne plus vivre avec cette personne, et l'idée des choses qu'on pourrait se dire, est commune à beaucoup de gens. Qui ont choisi de s'aimer, vivre ensemble, avoir un enfant ensemble. C'est indicible tellement c'est profond. Et là, s'en parler, s'autoriser d'évoquer ce qui a été vécu, parler de nous, ça se produit. Et c'est tout ça qui peut toucher beaucoup de gens, je pense.

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