Après le scandale, comment la justice peut-elle s'emparer de l'affaire Harvey Weinstein ?
Pour l'instant, le magnat d'Hollywood est visé par deux enquêtes, à New York et Londres. La procédure s'annonce longue et complexe.
Après le volet médiatique, le volet judiciaire. Harvey Weinstein, accusé de harcèlement, agressions sexuelles et viols, fait désormais l'objet de deux enquêtes policières, ouvertes vendredi 13 octobre. L'une est diligentée à New York, pour une affaire remontant à 2004, l'autre à Londres, pour des faits datant des années 80. Alors que la procédure s'annonce longue et complexe, le producteur hollywoodien se serait réfugié dans un centre spécialisé dans les addictions sexuelles, en Arizona.
Comment la justice peut-elle s'emparer de cette affaire retentissante ? Comment judiciariser les témoignages et les révélations faites dans la presse ? La difficulté majeure réside dans la prescription et les éléments de preuve. Sur la trentaine de femmes qui ont témoigné dans la presse, les deux tiers situent les faits dans les années 90. Et la majorité d'entre elles font état de harcèlement, d'attouchements ou d'agressions sexuelles, des délits dont les poursuites sont limités dans le temps aux Etats-Unis, mais aussi dans d'autres pays comme la France. Le délai y est passé, début 2017, de trois à six ans pour les victimes majeures, mais sans effet rétroactif.
Autant de législations que de pays ou d'Etats
"La dimension internationale de l'affaire Weinstein complique la donne", observe Christopher Mesnooh, avocat pénaliste aux barreaux de Paris, New York et Washington, contacté par france info. Les scènes racontées par les actrices, mannequins et anciennes employées se déroulent tantôt dans le bureau du producteur à New York, tantôt dans une chambre d'hôtel à Los Angeles, tantôt dans une suite lors du festival de Cannes en France... Autant de lieux dont les législations varient.
Au sein même des Etats-Unis, les 50 Etats n'ont pas la même politique à l'égard des délits et crimes sexuels. "Pour le harcèlement sexuel, il est possible d'agir au niveau fédéral. Mais le délai de prescription se situe entre six mois et un an", précise Christopher Mesnooh. Pour les viols ou actes sexuels criminels (qui ne recouvrent pas la même réalité dans le droit américain), la prescription a été allongée dans plusieurs Etats après l'affaire Bill Cosby. L'acteur américain, accusé par des dizaines de femmes, n'a finalement été poursuivi que pour une affaire d'agression sexuelle remontant à 2004.
Une seule plainte en deux décennies
En Californie, une loi prévoyant une prescription de dix ans a été amendée l'an dernier. Mais elle n'est pas rétroactive. A New York, la prescription est complètement tombée pour les accusations de crimes sexuels. D'où la possibilité d'ouvrir une enquête pour le cas de l'une des quatre femmes qui accusent Harvey Weinstein de viol. Il s'agit de l'ancienne actrice Lucia Evans. Elle rapporte au New Yorker avoir subi une fellation forcée dans le bureau du "mogul" ("magnat" en anglais) chez Miramax, à New York, dans le quartier de Tribeca. C'était en 2004.
Comme la quasi-totalité des femmes qui ont témoigné dans les médias, elle n'a jamais porté plainte. "Ce n'est pas inhabituel. Les gens ont honte et ne veulent pas se manifester", explique le responsable des enquêteurs de la police new-yorkaise, Robert K. Boyce, au New York Times. Ses hommes cherchent actuellement à entrer en contact avec Lucia Evans, désormais consultante en marketing.
En deux décennies, une seule femme a osé porté plainte contre Harvey Weinstein : Ambra Battilana Gutierrez, une mannequin italienne. En mars 2015 – elle est alors âgée de 21 ans – elle va voir la police après s'être fait attraper les seins par le producteur dans son bureau de Tribeca. Selon La Republicca, les enquêteurs de l'unité des enquêtes liées aux infractions sexuelles la convainquent de rencontrer à nouveau Harvey Weinstein et d'enregistrer la conversation. Dans ce document audio, révélé par The New Yorker, on entend le sexagénaire reconnaître l'attouchement sexuel et lâcher : "J'ai l'habitude de faire cela."
Au-delà du "doute raisonnable"
Malgré cette plainte rapide et cet élément de preuve irréfutable, le procureur de New York, Cyrus Vance, celui-là même qui a abandonné les charges au pénal contre Dominique Strauss-Kahn en 2011, a renoncé à engager des poursuites contre Harvey Weinstein, faute d'éléments suffisants. Renvoyant la balle à la police, il a réfuté avoir abandonné cette affaire en raison d'un don de 10 000 dollars réalisé par l'avocat de longue date du producteur, David Boies, pour la campagne de sa réélection.
"Je ne comprends pas pourquoi l'affaire de 2015 n'a pas abouti. Elle était beaucoup plus facile à instruire, avec cette plainte immédiate et cet enregistrement, que celle de 2004", observe pour franceinfo Matthew Galluzzo, avocat au barreau de New York.
Difficile, dans l'affaire Evans, de porter plainte treize ans après, et de récolter des preuves médico-légales ou matérielles. Dans le système américain, une condamnation lors d'un procès au pénal peut être prononcée au-delà du "reasonnable doubt" ("doute raisonnable"). La défense d'Harvey Weinstein ne manquera pas de s'engouffrer dans la brèche, en mettant en doute la crédibilité de la plaignante, dont les accusations reposent sur son seul témoignage. "Il faut parvenir à démontrer un préjudice pour la victime présumée", note Christopher Mesnooh. A-t-elle renoncé à sa carrière d'actrice après cet évènement ? "J'ai ruiné plusieurs très bonnes relations à cause de cela. Mon travail scolaire en a définitivement souffert et mes colocataires m'ont dit d'aller chez un thérapeute parce qu'ils pensaient que j'allais me tuer", a-t-elle raconté au New Yorker.
Des actions au civil ?
"L'accusation pourrait se fonder sur le témoignage de Lucie Evans pour démontrer qu'Harvey Weinstein avait un modus operandi", analyse dans le Guardian Corey Rayburn Yung, professeur de droit à l'Université du Kansas. "Il y a certainement eu des cas qui ont été jugés avec moins", ajoute-t-il, soulignant tout de même que ces procès sont difficiles à remporter. Pour cette seule affaire, le producteur risque jusqu'à vingt-cinq ans de prison.
Un placement en détention provisoire peut-il être envisagé ? "Si le procureur le demande, oui", répond Matthew Galluzzo, estimant peu probable que les enquêteurs prennent l'initiative d'arrêter Harvey Weinstein sans en aviser au préalable Cyrus Vance. Le multimillionnaire aurait de toute façon les moyens de payer une caution pour rester en liberté le temps de l'enquête. Christopher Mesnooh estime plus envisageable un placement sous bracelet électronique ou une confiscation du passeport, pour prévenir toute tentative de fuite.
S'agissant des autres accusations de viols, la prescription pourrait bien, là encore, avoir raison des poursuites. Les faits dénoncés par l'actrice Asia Argento se seraient déroulés en France en 1997, alors qu'elle avait 22 ans. La loi de février 2017 a porté délai de prescription de 10 à 20 ans pour un viol - sur une personne majeure - mais là encore, sans effet rétroactif. L'actrice Rose McGowan affirme avoir été violée la même année dans un hôtel pendant le Sundance Festival dans l'Utah, alors qu'elle avait 24 ans. Cet Etat ne limite pas dans le temps les poursuites pour viol ou agression sexuelle aggravée. Mais l'accord financier qu'elle a passé à l'époque avec Harvey Weinstein, comme sept autres femmes, pourrait bien être exploité par la défense.
Comme le prévoit le système judiciaire américain, les victimes présumées pourraient engager des poursuites au civil, une procédure totalement distincte, notamment pour les faits de harcèlement sexuel. "Dans ce cas de figure, il n'y a pas de procureur, qui poursuit au nom du peuple de l'Etat de New York par exemple, mais seulement la plaignante et l'auteur présumé", explique Christopher Mesnooh. Un jury peut être constitué, qui doit se prononcer sur la "prépondérance des preuves". Une gageure dans ce type d'affaires, où l'infraction est toujours difficile à caractériser. A la clé, de possibles dommages et intérêts mais pas de peine de prison. Parfois, un accord financier intervient avant, comme pour Nafissatou Diallo, la femme de ménage qui accusait Dominique Strauss-Kahn de l'avoir violée. Elle aurait perçu environ 1,5 million de dollars en échange de son silence.
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