Osez le manga ! Tezuka, Urasawa et Mashima, trois auteurs emblématiques à Angoulême cette année
LE MANGA AVANT TEZUKA
Commençons par un brin d'histoire (vite fait ne vous inquietez pas). Le mot "Manga" signifie littéralement en japonais "dessins sans grande importance". On peut chercher les racines du manga dans la tradition japonaise des "emakimono", ces rouleaux peints de l'ère Nara (710-794) des histoires en images et en textes. À l'origine des textes bouddhistes, puis au fil du temps toutes sortes d'histoires de guerres, de romances, de légendes. Mais pour Xavier Guilbert, co-commaissaire de l'exposition Tezuka à Angoulême, c'est un peu tiré par les cheveux. Certains évoquent pour parler de la naissance du manga, d'Hokusai, car il fut dit-on le premier à utiliser le terme de "Manga", mais ce qu'il désignait par ce mot était en fait simplement ses carnets de croquis, rien à voir avec la bande dessinée, donc.C'est au début du XXe siècle, en fait, pendant l'ère Meiji, période où le Japon s'ouvre à l'Occident, que se développe vraiment la BD japonaise. "Au départ, c'est un import occidental", explique Xavier Guilbert "Dans le magazine Tokyo Puck, fondé par Kitasawa Rakuten (considéré comme le premier auteur de manga), on retrouvait des histoires de super-héros américains dont les auteurs japonais imaginaient la suite".
Puis naissent les magazines pour la jeunesse comme Shônen Club en 1914 pour les garçons, Shôjo Club pour les filles, quelques années plus tard. Les premiers mangas sont ainsi publiés dans la presse avant de sortir en livre. Le modèle économique du manga est né. Mais ces publications satiriques sont pour la plupart interdites dans les années 20, et la bande dessinée devient un outil de propagande à destination de la jeunesse, comme "Norakuro de Tagawa Suihô" qui narre les aventures d’un chien au sein de l’armée impériale. Elle est publiée dans le Shônen Club à partir de 1931.
Le manga reprend du poil de la bête après la 2e guerre mondiale. Des revues se multiplient et surtout Osamu Tezuka publie son premier manga "La nouvelle île au trésor". Il a 19 ans et il va révolutionner le genre.
OSAMU TEZUKA
Qui est Osamu Tezuka ?Osamu Tezuka est né à Osaka en mars 1928. (C'est ce qui explique aussi cette grande rétrospective à Angoulême, on fête cette année le 90e anniversaire de sa naissance). Son père l'emmène très souvent au cinéma, voir toutes sortes de films, américains entre autres, et sa mère au théâtre, voir les spectacles de la troupe Takarazuka, exclusivement composée de femmes qui interprètent les rôles des deux sexes. Très tôt, il se met à dessiner.
"Ce qui est frappant, au-delà de l'ampleur de son œuvre, c'est cette conviction, très précoce, que le manga était un médium qui pouvait changer le monde", souligne Xavier Guilbert. Lorsqu'il est adolescent, Tezuka connait la guerre avec des épisodes difficiles. Il y gagne une âme pacifiste qui s'exprimera tout au long de sa vie dans son œuvre.
Ses premiers albums, qu'il commence à dessiner à l'université à la fin de ses études de médecine, sont imprégnés d'idées de fin du monde, d'apocalypse "avec des personnages mis à l'écart de la société parce que différents", souligne Xavier Guilbert. Tezuka ne deviendra jamais médecin mais publie en 1947 à l'âge de 19 ans son premier manga, "La nouvelle île au trésor", qui va révolutionner le genre.
Quelle est la place d'Osamu Tezuka dans l'histoire du manga ?
Tezuka a tout simplement inventé le manga moderne. "Jusque-là, le manga était très statique. Cela ressemblait à des pièces de théâtre, avec des personnages en pied, représentés de manière frontale", explique Xavier Guilbert, "Tezuka a insufflé dans les pages les techniques narratives du cinéma, avec une diversité d'angles, de valeur de plan, et ensuite à partir de cette base, il a développé son propre langage, avec une occupation de la page qui soutient l'intensité dramatique et exprime les émotions. Il a aussi beaucoup travaillé sur la lisibilité pour ses lecteurs, en mettant en scène ses personnages comme des acteurs au cinéma, chacun jouant un rôle. Il consacrait même parfois des pages entières de ses albums pour les présenter au lecteur. Chacun avait un rôle bien défini, ainsi il pouvait jouer sur les antagonismes. L'Oncle moustache, était un personnage positif, par exemple."
Osamu Tezuka a aussi accompagné l'expansion industrielle du manga. "Quand il a commencé, c'était l'après-guerre et les Américains rationnaient le papier. Les Japonais ont créé un réseau de librairies de prêt, que l'on appelait les "Kashibonya". On pouvait y emprunter des mangas qui étaient des petits volumes imprimés sur des papiers de mauvaise qualité", explique Xavier Guilbert. C'est comme ça que Tezuka a commencé. Puis se sont développés les magazines au début des années 50 et les mangas y sont publiés en feuilletons avant de devenir des livres.
Que racontent les mangas d'Osamu Tezuka ?
Tezuka est le père du "Story manga", un genre qui s'adresse aux enfants et auquel Tezuka contribue à grande échelle. Dans les années 50 il publie de grandes œuvres comme "Astro boy", "Le roi Léo", "Princesse Saphir". Toutes les oeuvres de Tezuka sont imprégnées d'humanisme. On y trouve souvent des personnages isolés du fait de leur différence, confrontés à l'hostilité du monde, mais qui en s'associant avec d'autres, trouvent leur place et peuvent changer le monde. "C'est quelque chose qui va rester dans le manga, et qui à mon avis est une des clés du succès des mangas partout dans le monde, cette idée que les héros sont positifs, mais pas surpuissants comme les super héros américains, et donc des modèles atteignables", souligne Xavier Guilbert.
Dans les années 60, se développe un autre courant manga, que l'on appelle le "Gekiga", un genre qui s'adresse davantage aux adultes. "A ce moment-là Tezuka est un peu mis sur la touche. Il va donc suivre le mouvement et se réinventer complètement ", explique Xavier Guilbert. "Tezuka s'y met à partir des années 70, développant des univers plus sombres, où il aborde des questions comme la guerre, l'homosexualité, tout en intégrant des éléments du folklore japonais, comme le cinéma de samouraïs par exemple", explique Xavier Guilbert. "Il s'attaque aussi aux figures de l'histoire, comme Bouddha, ou Hitler dans "Les trois Adolf", par exemple.
Que peut-on voir dans l'exposition Tezuka à Angoulême ?
L'exposition Tezuka à Angoulême est un événement. D'abord c'est la première rétrospective de ce grand mangaka en France. On peut y découvrir 200 planches originales, dont certaines ne sont jamais sorties du Japon. "Ce sont des pièces fragiles, rares, certains originaux datent de 1948. Et c'est vraiment exceptionnel d'avoir pu les faire venir ici. Tazuka production, qui gère le fond, a vraiment joué le jeu", insiste Xavier Guilbert. Et l'on fait une plongée complète dans cette oeuvre colossale, avec une visite chronologique, qui revient sur tout le parcours du mangaka.
Si on veut lire Tezuka, par quoi commencer?
"C'est une question très compliquée", remarque Xavier Guilbert. "D'abord parce que nombre de ses œuvres ne sont malheureusement pas traduites en français. Mais si je dois n'en citer qu'une je dirais "Ayako", un album qu'il a publié dans les années 70. D'abord parce que c'est une chronique familiale, qui s'inscrit dans la réalité sociale de cette époque, et parce qu'il me semble que là il a atteint la plénitude de son art. On y trouve toute la palette de son expression, des planches réalistes, d'autres très stylisées ou d'autres où l'on peut reconnaître le Tezuka des débuts. C'est magnifique. Et ça tombe bien parce que l'album va être réédité en France au mois d'avril chez Delcourt", conclut le commissaire de l'exposition en montrant les planches originales.
On peut évidemment trouver son bonheur en plongeant dans d'autres albums de l'œuvre gigantesque de Tezuka. Tout au long de ses 50 ans de carrière, il a produit 150 000 pages dessinées. Ses œuvres complètes, publiées au Japon dans les années 90, comptent 400 volumes. Surnommé "No Kamisama" ("Dieu du Manga"), il a influencé toutes les générations de mangakas qui l'ont suivi, comme Naoki Urasawa, dont l'œuvre est aussi présentée dans une exposition à Angoulême.
Osamu Tezuka à Angoulême
Exposition Osamu Tezuka Manga no Kamisama au musée d'Angoulême
NAOKI URASAWA
Qui est Naoki Urasawa ?Naoki Urasawa est né en 1960 et a grandi en lisant les albums de Tezuka. Il commence à dessiner très tôt et passe des heures à recopier des mangas de ses mentors. "Si on regarde les mangas qu'il a fait quand il avait 14-15 ans, c'est déjà un travail de professionnel", explique Stéphane Beaujean, le président du Festival d'Angoulême et commissaire de l'exposition, qui nous guide dans la visite avec le mangaka.
Quelle est la place d'Urasawa dans l'histoire du manga ?
Urasawa s'inscrit dans la lignée la tradition du manga. L'influence de Tezuka est telle qu'il a été jusqu'à imaginer un développement de l'une des plus emblématiques séries "Astro boy", avec son album "Pluto". "Il a repris un épisode de la série, et il l'a réinterprétée en l'adaptant aux problématiques de la société contemporaine", explique Stéphane Beaujean. Il a donc digéré et intégré la tradition manga tout en développant son propre univers, son propre langage, avec une dimension littéraire forte.
"Il y a les auteurs que j'ai lu quand j'étais enfant, d'abord Osamu Tezuka et Sampei Shirato. Ensuite quand j'étais jeune adulte j'ai découvert Mituteru Yokohama et Katsuhiro Otomo. Ce sont mes maîtres. Et d'un autre côté, il y a les jeunes générations. Et moi, je suis au milieu. Du coup je me sens la responsabilité de relier les anciens et les jeunes générations. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai fait cette émission sur le manga, dans laquelle j'essaie de présenter à la fois les anciens et les jeunes générations", explique Naoki Urasawa.
Que racontent les mangas de Naoki Urasawa ?
"Les personnages sont très travaillés, y compris les personnages secondaires, qu'il dessine d'un trait mais dont "on cerne les personnalités en quelques cases", souligne Stéphane Beaujean. "Si on regarde ses story-boards, on peut remarquer aussi que c'est un auteur qui attache une très grande importance au découpage. Parfois, il fait plusieurs propositions pour une même séquence. Il est très innovant dans ce domaine", explique le commissaire de l'exposition. L'un des secrets sans doute pour installer des ambiances oppressantes, un suspense digne du cinéma d'Hitchcock.
Urasawa plante aussi ses histoires dans la réalité du monde, dans son actualité. "Le fait que les histoires soient publiées dans des magazines fait qu'elles reflètent ce qui se passe dans la vie réelle en temps réel et qu'il n'y a quasiment pas de décalage", explique Naoki Urasawa, qui raconte comment un jour il a dessiné une attaque sur la ville de Tokyo. "Juste au moment où je venais de terminer cette image, j'ai vu les avions foncer sur les tours à New York. Ensuite cela a changé les choses. Je ne pouvais plus dessiner cette scène de Tokyo dévastée. Alors j'ai changé les plans, et j'ai dessiné seulement la ville désertée", explique-t-il.
Cet auteur se singularise aussi par le choix des lieux où se déroulent ses histoires, souvent en Europe, comme dans "Monster", où l'intrigue se passe en Allemagne. "Dans mes mangas, je ne veux pas seulement décrire le Japon mais le monde. Même si pour moi, montrer le Japon, c'est aussi montrer le monde", explique Urasawa.
Que peut-on voir dans l'exposition Naoki Urasawa à Angoulême ?
L'exposition présentée à Angoulême est une large rétrospective de l'œuvre de Urasawa. "On commence par les œuvres les plus récentes et on remonte jusqu'à ses débuts avec ses premiers dessins d'enfant", explique Stéphane Beaujean. "Et on présente des chapitres complets de ses albums pour bien montrer la dimension littéraire de cet auteur de mangas", ajoute-il.
Des originaux, des story-boards, des images en grand format. Cette exposition est une véritable immersion dans l'univers singulier d'Urasawa, qui donne des clés sur la création du mangaka. Passionant.
Si on veut lire Naoki Urasawa, par quoi commencer?
"Et bien je suggère de faire comme cette exposition. De commencer par le plus récent, et de remonter dans le temps jusqu'aux origines", répond en souriant Naoki Urasawa. Donc pour les albums traduits en France on pourra commencer par le dernier, "Billy Bat" (Pika), puis "Pluto" (Kana), et poursuivre avec "20th Century Boys", puis "Monster" (Kana).
Naoki Urasawa à Angoulême
- Exposition - Du 25 janvier au 28 janvier 2018 - Espace Franquin
- Master Class samedi 27 janvier au Théâtre d'Angoulême
- Rencontre internationale dimanche 28 janvier - Espace Franquin
HIRO MASHIMA
Qui est Hiro Mashima ?Hiro Mashima est né en 1977 à Nagano. Il est l'auteur de la série "Fairy Tail"(Pika en France), vendue à 60 millions d'exemplaires dans le monde. 63 volumes publiés entre 2006 et 2016.
Quelle est la place de Hiro Mashima dans l'histoire du manga ?
Les albums de Mashima s'inscrivent dans le mouvement "nekketsu" ("sang bouillant"), qui s'adresse aux jeunes adolescents. Le jeune mangaka dit être inspiré par les mangas d'Akira Toriyama ("Dragon Ball") et par Yudetamago ("Muscleman"). "Je suis aussi très inspiré par d'autres œuvres comme des films ou des jeux vidéos. C'est difficile de se situer dans le manga dans son ensemble. Mais ce que je peux dire, c'est que j'admire beaucoup Osamu Tezuka et Naoki Urasawa et que je suis très honoré d'être exposé à Angoulême en même temps qu'eux"...
Bonnet sur la tête, il découvre en même temps que la presse l'exposition qui lui est consacrée à Angoulême et se prête au jeu en cabotinant, prenant la pose pour les photographes. "Je suis étonné de voir autant de journalistes s'intéresser à mon travail et cela me fait toujours plaisir de voir qu'avec juste un crayon et du papier on peut toucher des gens qui sont à l'autre bout de la terre", s'amuse Hiro Mashima. Il montre ses dessins originaux et confie être passé au numérique pour réaliser ses planches. "Mais je fais toujours les crayonnés à la main", précise-t-il.
Que racontent les mangas de Hiro Mashima ?
"Fairy Tail" est l'histoire du jeune magicien Natsu, fils adoptif du dragon Ignir. Ce dernier a disparu et Natsu en a gardé tristesse et colère. Il appartient à une guilde de magiciens qui vivent dans le royaume de Fiore. Natsu est toujours accompagné par Happy, son chat volant, et bientôt par Lucy, jeune magicienne au caractère bien trempé. Ils affrontent des méchants, prennent la défense des opprimés. Dans cette guilde on trouve aussi le maître, un lutin à moustache nommé Makarov, mais aussi Grey, un énergumène avec une fâcheuse tendance à se mettre tout nu à tout bout de champ… "On me dit souvent que les femmes dans mes histoires ont beaucoup de caractère. C'est sûrement vrai, mais c'est simplement parce que dans la vie, je suis entouré de femmes qui en ont, du caractère", sourit le mangaka.
"Pour écrire et dessiner, j'essaie de penser à ce qui me plaisait et me fascinait quand j'avais entre 13 et 18 ans, et je suppose que ce sont à peu près les mêmes choses que celles qui font réagir mes lecteurs aujourd'hui". "Fairy Tail" ne manque pas d'humour et Naoki Mashima confie que les scènes drôles, où il y a de l'humour, sont celles qu'il prend le plus de plaisir à dessiner.
Que peut-on voir dans l'exposition "Fairy Tail" ?
L'exposition "Fairy Tail" est une belle mise en scène de l'univers de la série. On entre sous une arche avec la sensation de pénètrer dans le royaume de Fiore.
Des planches originales, des images en grand formats, des personnages grandeur nature, des mini-ateliers de l'auteur… Bref, une exposition à la fois ludique et très instructive sur la construction de l'un des mangas les plus vendus dans le monde.
Si on veut lire Hiro Mashima, par quoi commencer ?
"Si je devais encourager les gens à lire du manga, je leur dirais : essayez-en un. S'il ne vous convient pas, laissez tomber, essayez-en un autre, jusqu"à ce que vous trouviez un manga qui vous plaît et avec lequel vous pourrez frimer quand vous serez avec vos amis. Je suis persuadé qu'il existe au moins un manga pour chacun dans ce monde, alors je les encouragerais dans cette quête du manga ! Et bien sûr, je leur dirais de commencer par "Fairy Tail", conclut-il en éclatant de rire.
HIRO MASHIMA a Angoulême
- Exposition "Fairy Tail" - Quartier Jeunesse - Chais Magelis, du 25 au 28 janvier 2018
- Master class Hiro Mashima - Théatre d’Angoulême - Vendredi 26 janvier, 14h – 16h
- Rencontre internationale : Hiro Mashima et Reno Lemaire - Samedi 27 janvier, 17h – 18h30 à l’Espace Franquin
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.