ENTRETIEN. Moto Hagio : "Cela me pèse trop d'écrire" des mangas inégalitaires entre homme et femme

Moto Hagio, autrice fondamentale dans l’histoire du manga, et notamment du manga pour fille (shōjo), était présente au Festival de BD d'Angoulême où nous l'avons rencontrée. Elle explique ses choix, ses passions et ses combats.
Article rédigé par Laetitia de Germon
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Moto Hagio (© Laetitia de Germon)

Moto Hagio est une autrice culte dont il serait dommage de ne pas lire les œuvres. Âgée de 74 ans, elle a commencé sa carrière à 18 ans en dessinant des shōjo (manga destiné à un public féminin). "Cela fait 54 ans que je dessine des mangas et je continue", déclare-t-elle. "Je suis une grande amatrice de SF et on en retrouve beaucoup dans mes œuvres. J'aime beaucoup travailler l'imaginaire. J'ai beaucoup dessiné, en m'attaquant à des thèmes très différents, parfois un peu sombre", poursuit-elle.

Dès le début des années 70, elle s'est intéressée à des sujets très actuels comme la question des genres et la place des femmes dans la société. Le titre de l’exposition Au-delà des genres, qui lui est consacrée jusqu'au 17 mars à Angoulême, fait référence à son genre littéraire qui embrasse à la fois le roman victorien avec Le Clan des Poe, la science-fiction la plus avant-gardiste avec certains de ces récits et des choses plus terre à terre.

Le Clan des Poe (© Moto Hagio / Akata)

franceinfo : À l’époque où vous publiez "Le Cœur de Thomas", le sujet d'amitié très forte entre jeunes garçons n'était pas souvent abordé. Pourquoi cela vous intéressait autant ?

Moto Hagio : Je n'y avais pas pensé à l'époque mais dans l'environnement culturel dans lequel nous baignons il y a souvent des amitiés entre garçons et ma première lecture choc en manga a été Princesse Saphir, d'Osamu Tezuka qui est aussi une amitié entre garçons. Il est possible que mes histoires, qui parlent de jeunes garçons à la sortie de l'enfance, mettent en scène des relations qui sont proches de l'amour, mais à l'époque je n'ai pas eu l'impression de faire quelque chose de différent.

Les mentalités ont évolué depuis la sortie du "Cœur de Thomas". À l’époque vous avez choisi de le dessiner avec des personnages masculins pour plus de liberté. Pourriez-vous le faire avec des personnages féminins aujourd'hui ?

On me demande souvent pourquoi je dessine des histoires entre jeunes garçons. La raison c'est parce que comme ça, je peux dessiner des relations égalitaires. Dans le monde entier, il y a des relations d'infériorité dans les couples homme-femme et au Japon en particulier. Il y a aussi le fait que sociétalement parlant on a intégré le fait que les femmes doivent prendre soin de leur mari. J'ai beaucoup de mal à dessiner ces situations parce que cela me pèse. Je préfère dessiner des relations amoureuses où il n'y a pas de relation de pouvoir entre les deux parties. Pour moi, la façon la plus simple de faire ça, c'est en utilisant deux garçons. Aujourd'hui, ce serait aussi possible avec deux femmes.

Pourriez-vous refaire "Le Cœur de Thomas" avec deux femmes ?

Le personnage d'Eric, qui est l'un des personnages principaux de l'histoire, est un garçon très actif qui n'en fait qu'à sa tête, mais comme c'est un garçon personne ne dit rien. Si c'était une fille, on lui dirait de se calmer. En ayant ça en tête, cela me pèse trop d'écrire ce genre d'histoire. Donc, je ne pourrais pas faire une version féminine du Cœur de Thomas.

Pensez-vous que l'équilibre homme-femme a beaucoup évolué ?

Actuellement, les femmes commencent à dénoncer le fait qu'on les cantonne dans une position qui ne leur plaît pas. La plupart des hommes au Japon ne réalisent pas que c'est quelque chose de blessant. Au Japon, lors d'un mariage vous devez choisir entre le nom de l'homme et celui de la femme pour le nom du foyer. Dans 95% des cas c'est le nom de l'homme qui est choisi. Au Parlement, il y a eu de nombreuses propositions de lois pour que les deux époux puissent garder leurs deux noms, mais elles ont toutes été refusées. Il y a donc un mélange entre des choses qui changent et des choses qui ne bougent pas.

Le manga permet-il d'aborder ces sujets délicats plus facilement que la télévision ou les médias grand public ?

De nombreuses autrices se sont emparées de ce sujet autour des inégalités, notamment le fait de perdre son indépendance en se mariant et de sentir une énorme pression, voire une énorme oppression lorsqu'une femme veut lancer sa propre société. Il y a beaucoup d'autrices qui s'attaquent à ces sujets d'avenir et j'aimerais qu'il y en ait de plus en plus.

Exposition Moto Hagio à Angoulême (© Laetitia de Germon)

Est-il plus simple pour vous de traiter de ces sujets à travers la science-fiction ?

Je pense que les deux sont possibles, mais pour moi c'est plus facile de dessiner des récits de science-fiction. Dans ce cadre-là, on peut imaginer le futur dans des mondes différents, des pays différents, des villes différentes, et à 50 ans dans le futur. Je trouve ça très intéressant de pouvoir se projeter dans le futur parce que cela me permet de voir les problématiques résolues et celles qui ne le sont pas. Vous avez une œuvre de SF que je trouve fascinante, c'est La Servante écarlate. Cela décrit un monde où la situation des femmes est encore pire qu'aujourd'hui et je trouve que c'est une approche très intéressante parce que c'est une dystopie.

Peut-on aller encore plus loin en science-fiction ?

Je suis convaincue que de jeunes autrices et de jeunes auteurs vont proposer des scénarios encore jamais vus. En manga, dans ce que j'ai lu récemment, l'une des œuvres de SF qui m'a beaucoup plu c'est L'Attaque des Titans (d'Hajime Isayama). Les qualités dramatiques de la narration sont incroyables, elles permettent de montrer tous les problèmes actuels en les projetant dans un futur proche et en utilisant les géants.

Dans les années 70, on croyait au futur et à cette époque les auteurs écrivaient de la SF en pensant que la conquête spatiale ou la science allaient aider l'humanité à trouver le bonheur. Maintenant, le réchauffement climatique pose beaucoup de problèmes partout sur terre et je pense que les auteurs et les autrices qui ont grandi dans un tel environnement vont avoir des choses très intéressantes à dire.

Vous avez expliqué avoir eu une relation très difficile avec vos parents et notamment votre mère. À quel point cela a-t-il eu des conséquences sur vos choix de vie ?

J'ai une relation conflictuelle avec mes parents depuis mon plus jeune âge. J'avais une mère très, très sévère, à tel point que dès la 3e année de primaire je réfléchissais à la meilleure façon de m'échapper, de fuguer. Donc, ma principale préoccupation était de me comporter de façon à ne pas la mettre en colère. Mais comme je ne l'ai jamais vraiment écoutée, je me faisais réprimander très souvent.

C'est la façon dont elle m'a oppressée qui m'a donné cette envie très forte de liberté. Donc, c'est l'environnement dans lequel j'ai grandi qui m'a poussée vers la création. Je n'ai pas pu baisser les bras. Si cela n'avait pas été ma mère, je ne l'aurais jamais fréquenté, mais on ne choisit pas sa famille.

Il y a une sorte de mélancolie permanente dans vos œuvres. Comment expliquez-vous cela ?

Je comprends et je pense que c'est parce que le bonheur n'est pas éternel. Dans les histoires, on peut permettre aux personnages de trouver le bonheur et d'avoir une fin heureuse, mais moi j'ai passé ma vie à essayer de savoir pourquoi les humains ont du mal à communiquer entre eux, à se comprendre. Je pense que c'est ça qui donne ce côté mélancolique à mes histoires.

Les costumes sont très importants pour Moto Hagio (© Laetitia de Germon)

Vous apportez un soin particulier aux costumes et aux décors. D'où vous vient ce souci du détail ?

À 18 ans, je me suis inscrite dans une école de design. J'y suis restée deux ans. Je souhaitais apprendre à faire des croquis, à dessiner les vêtements, mais l'école était spécialisée dans la couture et la fabrication. J'avais des cours consacrés à l'histoire des vêtements occidentaux. Avec ma classe, nous sommes allés voir Le Tour du monde en 80 jours et Bonny and Clyde et à cette époque mon professeur nous a expliqué pourquoi les robes avaient cette forme-là et pourquoi dans Bonny & Clyde les cols étaient différents. C'était très intéressant et c'est ce qui a déclenché mon intérêt pour les vêtements parce qu'ils étaient liés à l'histoire et qu'en fonction des époques ils changeaient. Même si c'est un simple pantalon et une simple veste, il y a une histoire derrière et elle est différente selon les pays.

Je trouve ça passionnant de voir qu'il y a un fond culturel, historique, politique même, derrière la façon dont on s'habille. Avec l'arrivée des trains vapeurs, et des voitures, les vêtements féminins se sont simplifiés, les robes ont eu des lignes beaucoup plus nettes. J'adore les films de Sherlock Holmes car les robes sont très amples, alors que dans Hercule Poirot, les vêtements sont plus faciles à porter, et permettent de mieux se mouvoir. La mode pour les hommes, elle, a tendance à moins changer.
Je trouve ça fascinant quand une nouvelle mode arrive, par exemple quand Coco Chanel a fait ses premiers costumes et que les minijupes sont arrivées. Je trouve ça très intéressant de voir que tout d'un coup la mode peut changer les mœurs.

Faites-vous des recherches avant de choisir les costumes de vos personnages ?

Une fois que j'ai décidé des personnages que j'allais mettre dans mon histoire, je me demande ce que je vais leur faire porter. C'est très important et je fais des recherches en fonction de l'époque. Si c'est un récit de science-fiction, je pense à la société dans laquelle les personnages évoluent. Si c'est dans l'espace, ils auront tendance à être en combinaison.

Avez-vous changé votre façon de dessiner avec les années ?

Je ne l'ai pas fait consciemment, mais oui, mon dessin a changé. En fonction, des histoires je réfléchis au trait qui correspond le mieux. Donc parfois, il est plus clair ou plus précis. J'ai adapté Les Enfants terribles, de Jean Cocteau. Les personnages vivent dans un appartement à Paris et l'environnement est intime, délicat, et j'ai modifié mon trait pour garder un côté translucide, transparent, évanescent.

Pendant toute ma carrière j'ai dessiné à la main, sur du papier, mais à cause de problèmes de tendinite à la main, cela fait 4-5 ans que je dessine sur tablette, mais j'apprends encore car les nuances que l'on peut donner au trait sont beaucoup plus restreintes qu'avec du papier.

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