Mangas : 6 questions pour mieux comprendre les enjeux de l'intelligence artificielle dans la création
L'auteur d'un manga qui sortira jeudi au Japon avoue avoir "zéro" talent pour le dessin : son œuvre, la première du pays entièrement créée par une intelligence artificielle, soulève des inquiétudes pour l'emploi et les droits d'auteur dans cette lucrative industrie.
Comment une intelligence artificielle peut-elle créer un manga de toutes pièces ? Comment les auteurs s'emparent-ils de cet outil ? Quels sont les risques pour la création ? Qu'en est-il des droits d'auteurs ? Quel est le statut des œuvres générées par les programmes d'intelligence artificielle ?
1 Comment un auteur "sans talent" a-t-il réussi à créer un manga de 100 pages en 6 semaines ?
Tous les engins et créatures futuristes de ce manga de science-fiction intitulé "Cyberpunk : Peach John" sont l'œuvre du programme Midjourney, un outil d'IA apparu l'an dernier qui a épaté la planète, avec d'autres programmes similaires comme Stable Diffusion ou DALL-E 2.
Le programme Midjourney, développé aux Etats-Unis, a rencontré un succès mondial avec ses créations fantastiques, parfois absurdes voire effrayantes mais souvent étonnamment sophistiquées, invitant beaucoup d'artistes à s'interroger sur leur métier.
Pour créer son manga, Rootport a entré des mots-clés comme "cheveux roses", "garçon asiatique" et "blouson", et la machine a donné naissance en une minute environ aux images du héros de l'histoire, dont le visage est cependant assez différent d'une case à l'autre.
Il a ensuite assemblé les meilleurs résultats sur une page de bande dessinée pour réaliser le livre, entièrement en couleur contrairement aux mangas "classiques", et qui fait déjà beaucoup parler en ligne avant sa parution. Rootport - le pseudonyme de l'auteur - a ainsi réalisé ce manga d'une centaine de pages en six semaines seulement, là où un artiste confirmé aurait normalement mis un an, estime-t-il.
"C'était un cheminement amusant, un peu comme jouer au loto", raconte à l'AFP l'homme de 37 ans. Pour l'auteur, les générateurs d'images utilisant l'IA ont "ouvert la voie à des gens sans talent artistique" à condition qu'ils aient de bonnes histoires à raconter. Rootport raconte la satisfaction ressentie lorsque ses instructions textuelles, telles des "incantations" magiques, engendraient des images. Mais il ajoute que ce travail avec l'aide de l'IA "n'a probablement pas" été aussi satisfaisant que s'il avait dessiné lui-même.
Les auteurs "sans talent" ne sont pas les seuls à s'emparer de l'IA. Eiichiro Oda, auteur de la série phénomène One Piece, a récemment avoué qu'il avait eu recours à ChatGPT, le programme à succès qui génère des textes grâce à l'intelligence artificielle, pour imaginer l'intrigue du prochain épisode de sa série. "Bonjour. C'est l'auteur. Je n'arrive pas à trouver d'intrigue pour One Piece la semaine prochaine. Pourrais-tu en imaginer une? Une super bonne, s'il te plaît", a demandé l'auteur à ChatGPT, selon une vidéo publiée par son équipe sur Twitter.
2 Qu'est-ce que l'IA ne peut pas faire à la place de l'homme ?
"Je suis convaincue que les humains sont toujours meilleurs" pour imaginer des scénarios, également très importants dans les mangas, souligne Madoka Kobayashi, artiste de manga depuis plus de 30 ans, ajoutant qu'elle ne voit "pas vraiment l'IA comme une menace". "Je pense plutôt qu'elle peut être un excellent compagnon", estime-t-elle.
L'IA peut "m'aider à visualiser ce que j'ai en tête, et me suggérer des idées, que je tente ensuite d'améliorer", ajoute l'artiste. A la Tokyo Design Academy où elle enseigne, Madoka Kobayashi invite ses élèves à observer des figurines pour améliorer leur dessin de détails comme les muscles ou les plis des vêtements.
"Les images d'IA sont géniales, mais je suis plus attiré par les dessins d'humains, justement parce qu'ils sont désordonnés", dit Ginjiro Uchida, un étudiant de 18 ans. Les programmes informatiques ont du mal à dessiner des mains ou des visages aux proportions délibérément exagérées comme un vrai mangaka, et "les humains ont encore un plus grand sens de l'humour", pense-t-il.
3 Les créateurs peuvent-ils s'opposer au "droit de fouille" ?
Les IA provoquent des controverses juridiques. La start-up derrière Stable Diffusion a d'ailleurs été poursuivie pour avoir "nourri" son IA avec des documents protégés par des droits d'auteur.
Au Japon, des élus se sont inquiétés de la question, bien que selon les experts, les violations de droits d'auteur soient peu probables si les créations de l'IA proviennent de simples commandes textuelles.
Face aux intelligences artificielles qui moulinent leurs œuvres pour générer du contenu, les auteurs ripostent avec de premières plaintes. Leur bataille sera rude : en Europe comme en Amérique du Nord, le droit penche pour les IA mais pourrait évoluer, selon les juristes.
En janvier, aux Etats-Unis, trois artistes ont porté plainte contre Stable Diffusion, Midjourney et DeviantArt, et l'agence de photos Getty contre Stable Diffusion. Ils contestent le droit des IA à traiter des milliards de textes ou d'images, ce qui a permis leur "apprentissage".
En Europe, une directive européenne de 2019, transposée dans 22 Etats dont la France, autorise ce "droit de fouille" (data mining), y compris sur des contenus sous droit d'auteur, s'ils sont publiquement accessibles. Sauf si le titulaire des droits s'y est opposé expressément.
"Cette exception au droit d'auteur, conçue sur mesure pour permettre l'essor de ces technologies, est passée relativement inaperçue", commente maître Charles Bouffier, du cabinet Racine. "A des fins de recherche, l'exception est absolue, sans opposition possible. Mais à des fins commerciales, les titulaires de droits peuvent refuser et l'indiquer dans les conditions générales du site, par exemple", souligne-t-il.
La difficulté sera de s'assurer que leur opposition est respectée. "Comment savoir si une œuvre a été utilisée dans la phase d'apprentissage?", interroge maître Pierre Pérot, du cabinet August Debouzy.
Le droit américain autorise lui aussi le data mining pour un usage équitable ("fair use"), consacré lors d'un procès anti-Google pour la numérisation de livres gagné par le géant américain.
4 Quel est le statut juridique des œuvres générées par l'IA ?
Pour les contenus générés, le statut juridique est épineux. S'agit-il de contrefaçons, surtout si l'utilisateur de l'IA a requis une production "à la manière" d'un auteur ou imitant un logo?
Le droit français et européen, comme le droit américain, ne reconnaît la contrefaçon qu'en cas de copie d'une œuvre précise. "Ni un genre, ni un style, ni une idée ne sont protégeables par le droit d'auteur", remarque maître Eric Barbry, du cabinet Racine. En revanche, si on reconnaît clairement la source dans l'image générée, la question se pose.
En Europe, une notion pourrait protéger des artistes copiés par des IA: celle de "parasitisme", qui sanctionne le "pillage" des efforts d'autrui. Cette jurisprudence française ouvre droit à dédommagement si un manque à gagner est prouvé.
Récemment, des grandes maisons de luxe ont ainsi gagné contre des fabricants de mode qui copiaient leur "univers", relève maître Marc Mossé, d'August Debouzy.
5 L'utilisateur de l'IA peut-il être considéré comme un auteur ?
Enfin se pose la question de l'utilisation commerciale de ces contenus. A qui appartiennent-ils ? Peuvent-ils être vendus et bénéficier d'un droit d'auteur?
Tout d'abord, les juristes estiment qu'une IA n'est ni propriétaire, ni auteur, ni responsable. "Les IA indiquent dans leurs conditions générales que l'utilisateur, et lui seul, est responsable de l'usage qu'il va faire du contenu", souligne maître Pérot. "Rien n'interdit donc de le commercialiser".
Faut-il préciser qu'il provient d'une IA ? Ce pourrait être le cas au titre de l'information des consommateurs. La future directive européenne sur les IA (IA Act) pourrait aussi prévoir une obligation de transparence.
Reste le sujet du droit d'auteur. Le droit français et européen précise qu'une œuvre ne peut en bénéficier que si elle est originale et exprime la personnalité de l'auteur. "Cela induit que l'auteur est une personne physique", selon maître Bouffier. "Ce sera compliqué pour les utilisateurs d'IA de se présenter comme auteur à part entière", confirme maître Barbry. Aucun tribunal en Europe n'a encore tranché mais aux Etats-Unis l'Office du copyright vient de refuser le droit d'auteur à une BD générée par IA.
Maître Pérot cite le cas de Théâtre d'opéra spatial, une image générée par une IA qui a remporté un concours en septembre. Son producteur a passé 80 heures à peaufiner ses instructions et retouché le résultat. "On peut considérer là que l'utilisateur a eu un rôle majeur et qu'il y a place pour le droit d'auteur", note l'avocat, citant "un travail de supervision, de choix, d'analyse, de sélection".
Les productions par IA suivraient ainsi le chemin de la photographie, considérée comme un produit d'outil et non une œuvre jusqu'à un arrêt de la Cour de justice de l'UE de 2011 qui a reconnu aux photographes des "choix créatifs".
6 L'IA représente-t-elle un danger pour l'emploi des créateurs ?
D'autres craignent que cette technologie nuise à l'emploi des jeunes mangakas, et plus largement des artistes. La plate-forme de streaming Netflix a été critiquée en janvier pour avoir diffusé un dessin animé japonais avec des décors générés par une IA.
"La possibilité que les assistants des mangakas soient remplacés" un jour par une machine "n'est pas nulle", estime Satoshi Kurihara, professeur à l'université Keio de Tokyo, qui en 2020 a publié avec son équipe un manga assisté par IA.
Presque tous les dessins de cette production dans le style du pionnier de ce genre graphique, Osamu Tezuka, avaient été réalisés par des humains. Mais depuis, l'IA est devenue "de première qualité" et va certainement influencer l'industrie du manga, pense-t-il.
Trois grands éditeurs japonais interrogés n'ont pas souhaité exprimer leur vision de l'impact futur de l'IA sur l'industrie du manga. Rootport doute que les mangas créés à 100% par une IA deviendront incontournables, mais "ne pense pas non plus que les mangas réalisés sans aucune IA domineront pour toujours".
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