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Guerre d'Algérie, histoire dessinée d'une tragédie signée Stora et Vassant

Comment raconter avec justesse une guerre restée longtemps sans nom ? Avec leur "Histoire dessinée de la guerre d'Algérie" (Ed. Seuil), l'historien Benjamin Stora et le dessinateur Sébastien Vassant apportent une réponse à la fois efficace, originale et sensible qui respecte l'histoire dans sa complexité sans nier les souffrances engendrées de part et d'autre par ce conflit.
Article rédigé par Chrystel Chabert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Une BD historique pour comprendre l'engrenage d'une violence qui a fait des milliers de morts et laissé des plaies ouvertes des deux cÎtés de la Méditerranée.
 (Editions Seuil)

Parler de la guerre d'AlgĂ©rie est toujours un exercice compliquĂ©, tant ce conflit reste une plaie ouverte, portant en elle quantitĂ© d'amertume, de souffrances, de nostalgie et de dĂ©chirements. Chaque Ă©vocation rĂ©veille de vieux dĂ©mons, des rĂ©actions épidermiques, passionnĂ©es, oĂč l'on a du mal Ă  dĂ©mĂȘler le vrai du faux. Difficile alors pour celles et ceux qui n'ont pas connu cette pĂ©riode de percevoir avec clartĂ© les Ă©tapes, la chronologie des faits et les enjeux qui ont conduits la France et l'AlgĂ©rie Ă  devenir le thĂ©Ăątre d'une violence extrĂȘme. 

Permettre à un public "non-initié" de comprendre enfin l'engrenage des événements c'est donc la premiÚre qualité de cette "Histoire dessinée de la guerre d'Algérie" scénarisée, supervisée par Benjamin Stora et dessinée par Sébastien Vassant.

  (Editions Seuil)


Raconter et resituer

Le livre s'ouvre sur une date, celle du 1er novembre 1954 : 30 attentats sont commis quasi simultanément en Algérie. Cette nuit de violence baptisée la "Toussaint rouge" fait 7 victimes, révÚlant l'existence du FLN, Front de libération nationale, mais aussi le fossé entre la population musulmane d'Algérie et les Français. A cette premiÚre flambée de violences vont succÚder hélas beaucoup d'autres dont les massacres d'août 1955 dans le Constantinois.
Le 20 août 1955, les indépendantistes algériens du FLN organisent des manifestations violentes dans le Constantinois. A Philippeville et El-Alia, des émeutiers s'en prennent directement aux colons européens. Plusieurs dizaines d'hommes, de femmes, d'enfants et de nourrissons sont tués dans des conditions atroces. En représailles, les colons et les militaires massacrent à leur tour des musulmans pris au hasard dans la rue.
 (Editions Seuil)

5 chapitres pour raconter 7 ans de guerre

Pour clarifier le récit, la BD est divisée en 5 chapitres désignant chacun une phase de ces sept longues années de guerre : "la drÎle de guerre", "la guerre ouverte", "la guerre cruelle" puis "la guerre civile" et enfin "les guerres sans fin". Chaque partie permet de bien comprendre le déroulement de ce conflit et les forces en présence.

Si le récit respecte la chronologie, il est ponctué de retours en arriÚre, d'explications qui resituent les évÚnements dans le contexte de l'époque. On découvre ainsi les sources du nationalisme algérien et ses figures marquantes (dont Ferhat Abbas et Messali Hadj, deux hommes clés dont les noms vont compter dans l'histoire de l'Alégrie), mais aussi ce que désignait concrÚtement des termes comme "Algérie Française", "pouvoirs spéciaux", SAS (Section administratives spécialisées chargées de "pacifier" les campagnes) ou encore qui sont les Pieds-noirs ?
Le 13 mars 1956, l’AssemblĂ©e nationale vote les Pouvoirs spĂ©ciaux au gouvernement Guy Mollet.
L'article 5 dit ceci  : « Le gouvernement disposera en Algérie des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle, commandée par les circonstances en vue du rétablissement de l'ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire ».
 (Editions Seuil)

Un récit vivant et trÚs documenté

SĂ©bastien Vassant a rĂ©alisĂ© un gros travail sur les archives, intĂ©grant au rĂ©cit des documents historiques (affiches d'Ă©poque, extraits de journaux, lettres de soldats...) en les dessinant. Il a également inclus des tĂ©moignages, sortes d'interviews dessinĂ©es qui - comme dans un documentaire filmĂ© - permettent d'avoir le point de vue de plusieurs personnages : soldat appelĂ©, officier, habitante de Melouza, colonel de l'ALN (armĂ©e de libĂ©ration nationale), algĂ©riens et français anonymes ou personnages plus connus, comme Jean-Paul Ribes (journaliste et Ă©crivain militant pour l'indĂ©pendance algĂ©rienne) et mĂȘme Benjamin Stora lui-mĂȘme, qui raconte le dĂ©part de Constantine avec ses parents le 16 juin 1962. 
  (Editions Seuil )
L'un des passages les plus forts est peut ĂȘtre celui oĂč le rĂ©cit juxtapose les images d'une sortie de soldats français sur le terrain, avec son lot de violences. Le texte qui les accompagne est en fait une lettre oĂč un jeune appelĂ© raconte ce qu'il vit, en Ă©dulcorant la vĂ©ritĂ© et en s'attachant Ă  des "dĂ©tails" comme le besoin de chaussettes bien épaisses. Ce rĂ©cit se termine par le tĂ©moignage d'un soldat appelĂ©, devenu un homme ĂągĂ© qui Ă©voque le "vernis fragile de la civilisation" face à une violence qui rĂ©veille la part la plus sombre des hommes...
  (Editions Seuil)
Ce procédé enrichit le récit historique, le rend vivant sans assomer le lecteur avec une avalanche de dates et de noms. Il permet aussi d'accentuer "l'effet de réel" et d'apporter en quelque sorte une caution historique à l'ouvrage. Sentiment accentué par le fait de savoir que Benjamin Stora a supervisé ce travail, non seulement avec la parfaite connaissance qu'il a de cette histoire mais aussi avec le recul et l'humanité nécessaire pour ne pas sombrer dans une vision manichéenne de cette tragédie.

Distance et ressenti

Le choix d'aborder la guerre d'Algérie via le dessin semble alors d'autant plus judicieux :  contrairement aux images filmées qui nous happent et ne nous laissent pas toujours le temps de prendre du recul, le dessin permet à la fois de garder une distance, salutaire sur un tel sujet, tout en permettant au lecteur de mieux s'imprégner des détails, des mots, des situations. Au final, on perçoit davantage de choses car le dessin laisse une plus grande place à notre propre ressenti.

C'est aussi la force du trait de SĂ©bastien Vassant : sans chercher Ă  ĂȘtre parfait, il donne Ă  voir et Ă  ressentir des ambiances, des sentiments et des situations parfois (souvent) complexes.
  (Editions Seuil )

Rendre lisible des situations complexes

Complexe, ce conflit le fut Ă  tous les niveaux. Le travail de Benjamin Stora et SĂ©bastien Vassant est efficace car il arrive Ă  saisir cette complexitĂ© et Ă  la rendre lisible. Ce qui frappe, c'est l'imbrication des destins et les profondes divisions que ce conflit a mis au jour Ă  la fois entre les colons europĂ©ens et la population algĂ©rienne musulmane, mais Ă©galement au sein mĂȘme des mouvements politiques, qu'ils soient partisans ou adversaires acharnĂ©s de l'indĂ©pendance.


Une violence sans fin qui n'Ă©pargne personne

On dĂ©couvre ainsi les luttes fratricides entre le FLN  et le MNA (Mouvement nationaliste algĂ©rien) de Messali Hadj qui firent des centaines de morts. Et que dire des tensions au sein des Gaullistes et de la violence sans fin de l'OAS ? CrĂ©Ă©e en 1961 Ă  Madrid, l'Organisation de l'armĂ©e secrĂšte dĂ©fendait la prĂ©sence française en AlgĂ©rie "par tous les moyens" et voulait empĂȘcher toute nĂ©gociation avec le FLN. Un jusque boutisme qui a plongĂ© la France mĂ©tropolitaine dans la peur.

Pour le lecteur qui n'a pas connu cette pĂ©riode, c'est la dĂ©couverte que cette guerre a fait des morts au delĂ  de l'AlgĂ©rie, frappant au coeur mĂȘme de Paris. Durant le mois de janvier 1962, "on dĂ©nombre 800 attentats et plus de 500 victimes, morts ou blessĂ©s" rappelle les auteurs. Une violence que certains, AlgĂ©riens comme Français, ne cautionnĂšrent pas. Mais dont ils furent les victimes comme ce fut le cas en fĂ©vrier 1962...
Le 8 février 1962 à Paris, 20 000 personnes manifestent contre les attentats de l'OAS et pour la paix en Algérie. Ce défilé pacifique est brutalement réprimé : les forces de l'ordre chargent les manifestants aux abords de la station de métro Charonne (11e). Ces violences policiÚres feront neuf morts et plus de 250 blessés.
 (Editions Seuil)

Un album de famille aux photos jaunies

On soulignera aussi l'ambiance qui se dĂ©gage de cette "Histoire dessinĂ©e...", liĂ©e en grande partie au choix des couleurs (rĂ©alisĂ©es en grande partie par Anne-Sophie Dumeige) : tons sĂ©pias, ocres et bruns un peu Ă©teints. Ils restituent ce qu'on imagine ĂȘtre les couleurs originelles de l'AlgĂ©rie, chaudes et lumineuses, mais ternies par le temps qui passe, comme celles de ces albums de famille qu'on feuillette avec une nostalgie souvent pleine de tristesse et parfois d'amertume.
  (Editions Seuil - SĂ©bastien Vassant - Benjamin Stora)
On referme ces 250 pages avec le sentiment d'avoir une vision plus complÚte de cette page de l'histoire de France mais aussi avec l'envie d'en savoir davantage. Cette BD historique est donc un parfait point d'entrée pour inciter le lecteur à s'emparer du sujet et à l'approfondir. On ne saurait trop le conseiller aux professeurs qui veulent parler de ce conflit à leurs élÚves.

L'autre sentiment qui émerge à l'issue de cette lecture, c'est celui d'un immense gĂąchis, d'oĂč peu de figures "positives" Ă©mergent (Ferhat Abbas qui fut l'artisan contrariĂ© d'une paix entre deux peuples et deux cultures). Un gĂąchis qui a non seulement tuĂ© des milliers de personnes mais qui a aussi dĂ©posĂ© dans les Ăąmes les graines d'une colĂšre, d'un ressentiment dont on rĂ©colte aujourd'hui la violence. C'est peut-ĂȘtre le lot de toutes les guerres et pourtant celle qui a opposĂ© la France et l'AlgĂ©rie semble "exemplaire" Ă  ce sujet.
  (Editions Seuil)
C'est Germaine Tillion - ancienne rĂ©sistante et ethnologue qui avait crĂ©Ă© des centres sociaux pour pallier la dĂ©tresse des AlgĂ©riens - qui Ă©claire peut-ĂȘtre le mieux le caractĂšre particulier de cette guerre d'AlgĂ©rie. Ses mots sont en ouverture de l'ouvrage comme un prĂ©ambule nĂ©cessaire Ă  la comprĂ©hension des Ă©vĂ©nements :

La guerre est toujours une intimitĂ© : deux flots ennemis qui s'affrontent et mĂȘlent leurs vagues...Mais dans le cas de la France et de l'AlgĂ©rie, une intimitĂ© quotidienne a prĂ©existĂ© Ă  la guerre, et a ensuite coexistĂ© avec elle. La plus grande fureur, emmĂȘlĂ©e avec la plus grande intimitĂ©, tel a Ă©tĂ© pendant sept ans le destin de tous les habitants de l'AlgĂ©rie. Quelque soit leur origine.

Germaine Tillion
"Histoire dessinée de la guerre d'Algérie"
de Benjamin Stora et SĂ©bastien Vassant
Editions Seuil
190 pages
24 €

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