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"California dreamin'" : Pénélope Bagieu tout au crayon de papier et sans gomme

Avec "California Dreamin", Pénélope Bagieu signe un très beau roman graphique consacré à Cass Elliot, la chanteuse du groupe des années 60 The Mamas & the Papas, morte à 32 ans en 1974. Pénélope Bagieu nous dit tout sur ce projet auquel elle a consacré deux années de sa vie, et qui révèle, même s'il est entièrement en noir et blanc, de nouvelles couleurs à sa palette d'auteure de BD talentueuse.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Pénélope Bagieu devant les dessins de son dernier album "California dreamin'"  (Gallimard), exposés à la galerie Barbier & Mathon
 (Laurence Houot / Culturebox)

Dans l'espace blanc de la galerie Barbier & Mathon à Paris dans le 9e arrondissement, où sont exposés les dessins au crayon de son dernier album, c'est elle qui donne la couleur : belle chevelure rousse et bouche bien rouge. Pénélope Bagieu, déjà occupée avec une paire de journalistes parle avec enthousiasme de … BD : "Zaï zaï zaï, zaï, de Fabcaro, c'est à hurler de rire. C'est le truc le plus drôle que j'ai lu ces derniers temps".

Pénélope Bagieu est une passionnée, intarissable sur la BD et sur bien d'autres sujets encore…Mais aujourd'hui c'est pour son dernier album qu'on la rencontre : "California dreamin'" (Gallimard), un roman graphique composé en noir et blanc, qui raconte l'histoire d'une personnalité étonnante : Cass Elliot, chanteuse du groupe des années 60 The Mamas & the Papas, auteurs entre autres du tube qui a donné le titre à son album.

 
Ellen Cohen grandit à Baltimore. Son père tient une épicerie cacher, "ce qui n'était pas une si bonne idée vu qu'il n'y a pas d'autres juifs que nous à Baltimore". Avant de rencontrer son père, la mère d'Ellen était chanteuse dans un groupe de jazz. A la maison, on écoute de l'opéra, et on chante. Alors c'est décidé, quand elle sera grande, Ellen sera une star… L'album Pénélope Bagieu raconte le chemin que parcourt celle qui deviendra Cass Elliot, "Mama Cass", pour réaliser son rêve, de son enfance jusqu'à la sortie de "California dreamin", le tube du groupe The Mamas & the papas qui a lancé sa carrière.

Un trait jaillissant

Pour dessiner le portrait de cette attachante, drôle et excentrique personnalité, Pénélope Bagieu a choisi de donner la parole aux proches de la chanteuse, sa famille, ses amis, et aussi ceux qui ne l'aimaient pas. Le personnage se construit donc par couches successives, au fil des chapitres, chacun consacré à un témoignage, à un point de vue sur la femme et la chanteuse.
 
Sur la forme, la dessinatrice, habituée à la couleur, a cette fois fait le choix du noir et blanc : toute l'histoire est dessinée au crayon de papier, et sans gomme. Un trait jaillissant, donc, qui donne à l'album une magnifique vivacité, des personnages hyper expressifs, et des décors d'une profondeur étonnante, au point qu'on reconstruit mentalement les couleurs, si vives, de l'époque, et qu'on entend la musique s'envoler des pages.
 
Bref, un album très réussi, qui révèle une expression nouvelle de la dessinatrice de "Joséphine", à la fois plus "lâchée", plus mûre et plus profonde (mais toujours drôle). Pénélope Bagieu nous dit tout sur ce qui a motivé ce projet et comment elle l'a réalisé.


INTERVIEW

Pénélope Bagieu
 (Laurence Houot / Culturebox)
Comment vous est venue l'envie de raconter l'histoire de Cass Elliot ?
En fait je passe mon temps à croiser dans la vie ou dans mes lectures (biographies ou autres) des personnages dont je me dis tiens ça ferait une super histoire. Parmi ces milliers de personnages il y avait Cass Elliot, et j'en parlais tout le temps. En général quand je saoule tout le monde avec un truc, c'est un signe. C'est que c'est un bon sujet pour une histoire. Ensuite la question est : comment raconter cette histoire sans que ça m'ennuie, parce que c'est long à faire une BD. Il faut trouver un sujet avec lequel on ne va pas s'emmerder pendant deux ans !

Qu'est-ce qui vous intéressait chez Mama Cass ?
D'abord c'est une voix. Quand on écoute les chansons du groupe The Mamas & the Papas attentivement, c'est elle qu'on entend le plus. Pareil pour l'image. Quand on regarde des vidéos du groupe, c'est elle que l'on voit. Et puis c'est un personnage intrigant, assez peu connu, sur qui on ne sait pas grand-chose. Ca laisse beaucoup de liberté, de blancs à remplir. On peut construire le personnage en l'imaginant. Je ne suis pas une fan des biographies en BD, si c'est pour faire du copier coller de la réalité ça ne m'intéresse pas. Là tout était à faire. J'ai récupéré deux trois éléments réels et sérieux sur Wikipédia. (Wikipédia c'est le bon niveau de profondeur quand on ne veut pas trop en savoir, ça donne juste quelques pistes et ensuite on peut imaginer). J'ai aussi pioché dans les autres bios. Et ce qui est fou avec Mama Cass c'est qu'on la retrouve partout. Elle était la copine de tout le monde. J'ai vu des photos de sa baraque sur la côte ouest, un espèce de truc décadent. Toutes les stars du rock étaient là. On voit Jimmy Hendrix sur les photos. Donc voilà j'ai pioché quelques éléments comme et ensuite j'ai brodé. J'aime bien broder.

Comment avez-vous construit le personnage?
Il y a plein de choses intéressantes dans sa vie. Son enfance avec le Daily de son père qui ne marche pas très bien, son départ à New York, le Vaudeville à l'intérieur du groupe (c'était la pire combinaison qu'on pouvait imaginer), la drogue (un personnage un peu à la Amy Winehouse), Elle a eu un enfant et n'a jamais dit qui était le père, puis elle est devenue baronne, et ensuite il y a eu sa fin tragique... Bref il y avait tout ce qu'il fallait pour raconter une bonne histoire sans en rajouter. Et on pouvait faire une bonne histoire avec n'importe quel moment de sa vie.
 
Mais "California dremin'" s'arrête au moment où elle devient Mama Cass, pourquoi?
La question que je me suis posée avant tout c'est qu'est-ce que j'ai envie de raconter là-dedans ? Moi ce que j'avais envie de raconter, c'était l'avant Mama Cass, le chemin, comment elle est arrivée jusque là, comment elle a passé son temps à faire exactement tout ce qu'on lui demandait d'arrêter de faire, ou d'être, alors que c'est ce qui ensuite a construit son personnage : sa voix, son physique. Avec les gens ensuite qui disent "C'est super, elle assume ce qu'elle est". Je trouve ça choquant de dire des trucs pareils, et je pense que Mama Cass ne voulait pas qu'on l'aime pour ça mais malgré ça. Donc c'est vraiment ça qui m'intéressait, le chemin, qui n'est en fait qu'une énorme embûche, mais dans lequel elle garde toujours son enthousiasme et ce masque guilleret, alors que je pense qu'elle était détruite de l'intérieur (ce qu'elle n'était peut-être pas d'ailleurs dans la réalité mais la mienne de Mama Cass elle est comme ça en tous cas). Et c'est aussi quelqu'un dont tout le monde disait que c'était la personne la plus drôle qu'ils avaient rencontrée, donc j'en ai fait un personnage drôle, et agaçante aussi, avec ce besoin permanent d'exister. Elle était belle, très sexy, et elle n'avait pas envie de changer, et c'est comme ça que j'avais envie de la dessiner.

Dans votre album, vous ne donnez pas la parole à Mama Cass, pourquoi ?
Je ne voulais pas lui donner la parole à elle. D'abord pour montrer le décalage entre l'image qu'elle voulait donner d'elle et ce qu'elle était vraiment. Je préférais donner la parole à ceux qui l'aimaient, aux gens qui l'ont faite, et aussi à ceux qui ne l'aimaient pas. Je ne voulais pas sa voix off pour dire si oui ou non ce que disent les autres est vrai. Je voulais faire parler les autres jusqu'au bout et que l'on se fasse une idée sans son intervention. Cette manière de raconter l'histoire permet aussi de faire des sauts dans le temps, sans perdre le lecteur bien sûr. Mais ma chance c'est que ce sont des époques qu'on identifie facilement, avec les coiffures et les décors, les pubs (d'ailleurs ça m'a amusé de faire un peu de documentaire avec tout ça). Et puis je voulais aussi qu'elle reste une énigme, qu'on la découvre par petites touches. Je préférais allumer des petites bougies plutôt que la lumière en grand !

Pourquoi le noir et blanc?
De toutes façons, cette histoire je ne l'ai jamais visualisée en couleurs. Et faire du noir et blanc sur 300 pages, c'était un défi aussi pour ne pas m'ennuyer. Je ne voulais pas de la couleur pour servir de béquille ou pour pallier les faiblesses du dessin ou de la narration. La couleur c'est très pratique. Ça permet de dire plein de choses. Par exemple là, pour dessiner la jungle fleurie des Iles Vierges sans la couleur, c'était un défi. Mais j'ai découvert des choses vraiment intéressantes avec le crayon. Il vibre tellement que ça offre une palette très large de gris, donc j'ai tout dessiné avec 3 crayons : un HB,un B et un 4 B pour les noirs plus profonds. Et pas de gomme. La gomme c'est aussi une béquille et quand on gomme ça se voit, et c'est moche. Et puis c'est bien de se dire : j'y vais et tant pis si ce n'est pas parfait. C'est peut-être pas parfait mais on gagne en spontanéité. Il n'y pas de repentir. On sait que si on n'est pas content il faudra refaire toute la planche !
 
Là je n'ai rien repris derrière à l'ordinateur. Quand je revois mes planches, là (elle se tourne vers les dessins originaux de l'album, exposés autour de nous), je reconnais les petites taches (pas des taches de café quand même, mais des traces de mes doigts par exemple… Il n'y a rien d'aussi figé dans la vie qu'un livre, mais je me suis dit voilà ce sera comme ça, je ne vais pas tout contrôler. Et en fait quand on a fait le deuil du contrôle, c'est génial ! (grand sourire) Sur l'ordi, chaque geste est contrôlé. On a "pomme z". On peut tricher, recommencer jusqu'à ce que tout soit parfait, mais on perd quelque chose. L'ordi c'est bien quand on veut faire un truc parfait, mais quand on veut raconter une histoire, il ne faut pas s'emmerder avec la perfection du dessin, ni la véracité des faits.

Vous avez signé la charte des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, pourquoi ?
Oui je ne suis pas la seule (sourire) je pense que toutes les femmes qui font de la BD en France l'ont signée ! Cherchez bien vous n'en trouverez pas une qui ne l'a pas signée ! Et je trouve ça malheureux qu'aujourd'hui encore il faille en arriver là ! Tout est parti d'un soubresaut épidermique (comme c'est bien dit!) à la suite d'une énième classification, encore une exposition sur la "BD de filles" ! Il faudrait que "femme" ne soit plus un dénominateur commun. Faire un genre "BD de fille", avec des sous genres, c'est débile. C'est comme si on parlait de BD de Noir pour les Noirs ! L'idée de ce collectif est de faire remarquer les mauvaises habitudes.
 
Vous-même vous êtes souvent présentée comme auteur de BD "girly", qu'en pensez vous?
Me qualifier de "fille" déjà, c'est flatteur mais je ne suis plus "une fille", et mes lecteurs ne sont pas des "filles". On dit toujours qu'on est toujours son premier album. Mais j'assume. Ce que fais aujourd'hui n'est pas différent de ce que je faisais au début. Je vieillis. J'évolue, et je trouve ça dingue d'être obligé de se justifier de ça !

Et le prochain projet de Pénélope Bagieu ?
Je travaille sur un album dont le scénario est signé par Timothée de Fombelle, un auteur jeunesse. C'est son premier scénario pour la BD. L'histoire se passe à New York dans les années 30, et ce sera en couleurs, parce que c'est bon là, le noir et blanc… En ce moment on travaille sur le texte pour l'adapter à la BD, parce qu'écrire pour la BD c'est particulier. Il y a des choses qui sont dites par les images, on peut être silencieux en mots… Et c'est pour ça que la BD, c'est mieux que tout pour raconter des histoires !
 
California Dreamin' Pénélope Bagieu (Gallimard - 280 pages - 24 euros)

Exposition Pénélope Bagieu California dreamin'
Jusqu'au 11 octobre
Galerie Barbier & Mathon Paris 9e

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