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Banni, trahi puis colorisé : la folle aventure de "Tintin au pays des Soviets"

La première aventure du reporter à la houppe, publiée initialement en 1930, ressort ce mercredi 11 janvieren version colorisée. Un épisode de plus dans le feuilleton de cet album controversé... et longtemps introuvable.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
La couverture de l'édition en couleurs de "Tintin au pays des Soviets". (HERGE / EDITIONS MOULINSART / CASTERMAN)

Sur la couverture de la nouvelle version colorisée de Tintin au pays des Soviets, en librairies mercredi 11n janvier 2017, figure le moment fondateur de la série. Tintin emprunte une puissante voiture pour se lancer à la poursuite de méchants bolcheviques (tous les méchants sont bolcheviques dans cet album). Son véhicule prend de la vitesse, et ses cheveux jusque-là rabattus sur son front, une frange on ne peut plus banale, se dressent. La houppe est née, et avec elle le profil du reporter le plus célèbre de la bande dessinée. Un moment que le grand public n'a pu redécouvrir qu'en 1973, plus de quarante ans après la sortie initiale de l'album, à cause des vicissitudes de la grande histoire. Retour sur la saga de cet album maudit, qui compte désormais un nouvel épisode, celui de la colorisation.

La couverture de l'édition en couleurs de "Tintin au pays des Soviets". (HERGE / EDITIONS MOULINSART / CASTERMAN)

Dédicacé par Tintin et Milou

Tintin au pays des Soviets a d'abord été un incroyable succès de librairie. L'appel à souscription pour éditer l'album, après sa parution en feuilleton en Belgique dans Le Petit Vingtième en 1929-1930, avait connu un incroyable succès. Alléchés par la promesse que les 500 premiers albums seraient dédicacés par Tintin et Milou en personne, près de 2 600 bambins envoient les 18 francs belges requis. Une somme considérable pour l'époque : la Belgique venait de subir une violente dévaluation, divisant la valeur de la monnaie locale par sept. Pour la petite histoire, c'est Hergé qui signe pour Tintin et Germaine Kieckens, sa future épouse, qui paraphe au nom de Milou. Détail piquant : "Milou"est à l'origine le surnom de Marie-Louise van Cutsem, l'amour d'enfance d'Hergé. En trois mois, en cet automne 1930, le tirage de 10 000 exemplaires est épuisé. Les Soviets demeureront le plus gros succès du reporter à la houppe jusqu'à l'après-guerre. Et ce en étant uniquement commercialisé en Belgique.

Un album de la première édition de "Tintin au pays des Soviets" (1930), proposé lors d'une vente aux enchères chez Artcurial, en 2013.  (EFE / NEWSCOM / MAXPPP)

L'album, très critique envers le régime soviétique, met en scène des élections truquées et de fausses usines destinées à abuser des observateurs étrangers. Pourtant, il ne choque personne dans une Belgique où le Parti communiste ne compte qu'une poignée de parlementaires. Et quand l'Allemagne nazie s'empare de la Belgique, l'occupant y voit un moyen de propagande à peu de frais. Pierre Assouline, qui a eu accès à la correspondance d'Hergé pour une biographie, raconte qu'Hergé a été contacté par un éditeur allemand pour diffuser son album antibolchevique en 1943... une fois la rupture consommée entre Staline et Hitler.  Hergé a décliné la proposition.

Un album devenu embarrassant 

A la Libération, le créateur de Tintin est accusé de collaboration, et sa cote tombe au plus bas. Un détournement de ses albums intitulé Tintin au pays des nazis connaît un certain succès. Même s'il ne passe qu'une nuit en prison, même si on lui obtient un certificat de moralité, même s'il se défend de toute visée politique, le créateur de Tintin et son éditeur font profil bas. Logiquement, Tintin au pays des Soviets ne figure pas dans la liste des albums modernisés et colorisés après 1945, contrairement à Tintin au Congo ou Tintin en Amérique, eux aussi sortis en noir et blanc dans les années 1930. 

Ce n'est que dans les années 1960 qu'Hergé, lassé de devoir répondre à une dizaine de lettres chaque mois lui réclamant une réédition de l'album, commence à interroger son éditeur. Il milite pour une réédition des planches telles quelles, avec une préface explicative et un bandeau "garanti d'origine". Casterman s'ingénie à noyer le poisson, promettant "une enquête" sur la faisabilité du projet. Louis-Robert Casterman lui écrit, rapporte le livre de Benoît Peeters, Hergé fils de Tintin (éd. Flammarion, 2002) : "Il y a plus d'opinions hésitantes ou farouchement négatives que d'enthousiastes. Quoi qu'il en soit, vous pouvez être assuré que l'enquête se poursuit activement."

"Un vieux rêve"

Hergé, créateur de Tintin, le 25 novembre 1972 à Bruxelles (Belgique). (BELGA / AFP)

En 1969, Hergé obtient de Casterman un nouveau tirage de l'album, limité à 500 exemplaires numérotés. La couverture est toilée, grise, et Tintin n'y figure même pas.  A l'automne, le colis – qui pèse 350 kilos – arrive aux Studios Hergé. "Un vieux rêve s'accomplit : un rêve à moi, et celui de nombre de mes amis", écrit Hergé à son éditeur en réponse, cité dans la biographie que lui a consacré Philippe Goddin, Lignes de vie (éd. Moulinsart, 2007). Ces exemplaires sont introuvables dans le commerce : ils sont destinés à être distribués par l'auteur pour ses relations publiques.

L'exemplaire n°1 va à sa femme, le second au roi des Belges, le président Pompidou figurant aussi en haut de la liste. René Goscinny en recevra un avec un mot du père de Tintin, mais non signé, peut-être parce qu'Hergé avait pris ombrage que le scénariste d'Astérix et Lucky Luke signe "R.G." ses premières planches du cowboy solitaire. Le journaliste Henri Desclez, le premier au Soir à écrire le nom d'Hergé dans les colonnes du journal après trente ans d'omerta, conséquence de la participation du dessinateur au Soir collaborationniste, en recevra également un. 

Le fantôme de Mai-68

Ce qui ne règle pas le problème de la diffusion commerciale. L'auteur de Tintin envisage depuis longtemps d'aller voir ailleurs. Il ne manque pas de propositions : il a rencontré les gens de chez Dupuis (l'éditeur de Spirou) quand d'autres maisons d'éditions suisses et néerlandaises lui font les yeux doux. L'auteur enrage de voir qu'il existe 20 albums en France et en Belgique et 22 en Turquie. L'éditeur local a carrément monté deux albums en piochant des cases dans chaque aventure... dont les Soviets.

Casterman est toujours très réticent, les représentants de l'éditeur redoutant de devoir défendre ce pamphlet anticommuniste juste après Mai-68. Pour apaiser son auteur vedette, l'éditeur tournaisien finit par rééditer l'album en 1973, dans un gros volume au milieu des œuvres de jeunesse d'Hergé (comme Totor, C.P. des Hannetons ou la première version de Tintin au Congo). Non sans avoir ouvert le parapluie dans la préface : "Hergé dépeint une Russie qui aujourd'hui nous apparaît caricaturale. Aussi caricaturale que nous semblent à présent son Congo de Tintin au Congo et son Amérique de Tintin en Amérique." Pour la petite histoire, les originaux, longtemps perdus, ont été retrouvés par Numa Sadoul, auteur d'un livre d'entretiens avec le maître, dans... le placard à balais des toilettes des Studios Hergé. Signe que l'auteur ne tenait pas l'album en très haute estime.

Au bonheur des faussaires

N'empêche. Les versions pirates ne se limitent pas à la Turquie, mais explosent en Europe. "Tout a été fait pour faciliter le travail des faussaires ! Au lieu de sortir rapidement un fac-similé sur le marché, Hergé préféra des compilations plus ou moins lourdes ou des éditions 'spéciales' à tirage limité", estiment Patrick Perrotte et Luc Van Gong qui gèrent le site naufrageur.com, bible du tintinophile alternatif.

On trouve même trace d'une version clandestine dédicacée par Hergé (p. 65 du catalogue de cette vente Artcurial de 2014), "avec toute mon amitié, qui me pousse à dédicacer une édition pirate, un comble". Les Soviets connaissent ainsi une douzaine de versions, inventoriées par naufrageur.com. L'une d'elles, célèbre, vaudra à son éditeur, un libraire néerlandais, l'exil. Certaines seront même colorisées... des décennies avant l'initiative de Moulinsart et Casterman, comme ce Tintin au pays des Soviets de 1992, d'excellente facture, avec une superbe couverture inédite d'un des meilleurs pasticheurs d'Hergé, Harry Edwood. 

Il faut attendre 1981 pour que Casterman décide de ressortir à grande échelle l'ouvrage seul. Le premier tirage à 5 000 exemplaires est épuisé en quelques jours. Il s'en vendra 85 000 sur l'année et près d'un million depuis. L'accueil de la critique est plus timide : un journaliste décrit l'album comme "un peu choquant" sur Antenne 2. Dans l'Hexagone, des ministres communistes viennent d'entrer au gouvernement...

Quelques années plus tard, quand la société Ellipse (filiale de Canal+) obtient les droits de la série pour une adaptation en dessin animé, le mur de Berlin est tombé, mais l'album sent toujours le soufre. Les Soviets comme Tintin au Congo sont mis sous le boisseau car jugé politiquement incorrects. On attend aussi toujours une édition russe ou une édition chinoise. Dans ce dernier pays, l'éditeur n'a pas hésité à modifier Tintin au Tibet en Tintin au Tibet chinois, avant d'être sommé par la veuve d'Hergé, amie personnelle du dalaï-lama, de stopper la politisation de Tintin. Les 10 000 exemplaires tout de même sortis des presses sont devenus collector. Mais ceci est une autre histoire...

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