"Rouge. Art et utopie" : le Grand Palais au pays des Soviets
"En 1917, la révolution d'Octobre provoque un bouleversement de l'ordre social dont les répercussions sur la création artistique s'avèrent déterminantes." C'est sur ces mots que débute l'exposition "Rouge. Art et utopie au pays des Soviets", qui célèbre les 40 ans de l'exposition Paris-Moscou du Centre Pompidou. L’exposition, orchestrée par Nicolas Liucci-Goutnikov et Natalia Milovzora, propose une immersion dans l'art russe et ses multiples redéfinitions entre la prise de pouvoir par les bolcheviques, en 1917, et la mort de Joseph Staline, en 1953. Un parcours d'une belle qualité qui replace les œuvres dans leur contexte historique et explicite les volontés politiques qui ont guidé les artistes.
"Les rues sont nos pinceaux, les places sont nos palettes"
Le parcours chronologique nous plonge d’abord au lendemain de la révolution d'Octobre 1917 et le renversement de l’empire tsariste par les bolcheviques. On commence avec les avant-gardes qui se sont ralliées au communisme. Ces "artistes de gauche" souhaitent rompre avec l'art bourgeois et participer à la propagande de masse. On découvre les pochoirs et affiches ROSTA, des dessins racontant une courte histoire et servant de support à la propagande révolutionnaire ; ainsi que l'"agitprop", dispositifs d’agitation et de propagande prenant la forme de trains sillonnant le front et de théâtres ambulants. "Les rues sont nos pinceaux, les places sont nos palettes", écrivait Vladimir Maïakovski dans un poème de 1918, invitant les artistes à promouvoir les valeurs de la révolution.Le ton est donné. L'exposition se veut pluridisciplinaire. De l'architecture, en passant par le cinéma et le théâtre, plusieurs champs artistiques accompagnent les peintures. On peut par exemple voir sous forme de maquette la Tour Tatline, un projet de monument qui n'a jamais été réalisé.
Artiste ingénieur
À mesure que le pouvoir bolchevique s’affirme, une redéfinition de l’art s'impose. Un "art de la production" est alors promu par les constructivistes qui abandonnent la peinture pour des formes artistiques ayant un impact sur la vie comme le design, le cinéma et le théâtre. L'artiste devient le producteur d'objets utilitaires, une sorte d'"artiste ingénieur". Les projets urbanistiques présentés sont les plus marquants : un utopique projet de "cité volante" signé Georgii Krutikov ainsi que le club ouvrier d’Alexandre Rodtchenko, reconstitué dans le Grand Palais.Mais en URSS, le vent tourne vite. Les artistes qui dominent la vie artistique au lendemain de la révolution sont, dès 1920, désavoués par le régime au profit d'artistes traditionnalistes, rassemblés autour de l'Association des Artistes de la Russie Révolutionnaire (AKhRR). Ces derniers défendent le réalisme, et s'emparent des sujets socialistes comme l'ouvrier ou l'instituteur de campagne. Une forme d'art soutenu par le gouvernement, en manque d'images aisément compréhensibles par le peuple.
"Réalisme socialiste", retour à la folie des grandeurs
Passé les escaliers du Grand Palais et deux salles de cinéma, on arrive au 2e étage, consacré à l’avènement du "réalisme socialiste", déclaré art officiel en 1934 par l'homme politique Andreï Jdanov. Une sorte de retour à la folie des grandeurs. Exit l’art fonctionnel, le mot d’ordre est l’optimisme. Les peintures doivent représenter l'espoir d'un avenir radieux, exalter l'"homo sovieticus", sportif et travailleur. "Donbass, la pause déjeuner" d'Alexandre Deineïka (1935), avec ses silhouettes musclées de baigneurs est un bel exemple. Les architectes participent à la construction d'une ville idéale à la hauteur du rêve socialiste : on renoue avec des projets prestigieux, richement ornementés, comme le monumental Palais des Soviets, finalement jamais réalisé.Plus inattendus, quelques dessins de communistes américains ayant appartenu au "John Reed Club", un groupe d'artistes new-yorkais, présentés parmi d'autres oeuvres d'artistes étrangers. Dès 1920, certains d'entre eux s'installent en URSS, fuyant la crise économique et le fascisme.
À la fin des années 1930, le "réalisme socialiste" entreprend une nouvelle mue, prenant la forme de tableaux académiques et historiques mythifiant les grandes figures d'État comme Lénine et Joseph Staline. L'effacement des "traîtres" de ces peintures montre la volonté du régime de réécrire l'histoire. Dans "Staline et les membres du Politburo parmi les enfants du Parc Gorki" (1939) de Vassili Svarog, en regardant attentivement, on devine encore une silhouette parmi la foule entourant le chef d'État. C'est celle d'un haut dignitaire désavoué, effacé du tableau.
Contradictions
L’exposition n’occulte pas les pressions exercées sur les artistes, privés de toute liberté artistique par le pouvoir, ainsi que les réalités plus sombres de l'histoire de l'URSS. "Le tribunal du peuple", de Salomon Nikritine (1934) montre des visages angoissés à l'époque des Grandes Purges, une période de répression politique massive.Certains dispositifs font sourire, comme un jeu d'échecs ayant appartenu à un haut dignitaire composé de pièces rouges, représentant les bolcheviques, et de pièces blanches, représentant les partisans du tsar déchu... mais sans échiquier. Nicolas Liucci-Goutnikov, le commissaire de l'exposition, explique : "Les blancs ne sont pas censés pouvoir gagner."
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