Picasso et Rodin : deux géants de l'art dans une double exposition magistrale à Paris
A soixante ans d'écart, Auguste Rodin et Pablo Picasso, artistes extraordinairement prolifiques, en expérimentation constante, ont ouvert la voie à l'art moderne. Les deux musées parisiens qui leur sont consacrés ont cherché ce qui rapprochait ces deux géants qui ne se sont sans doute jamais rencontrés. Une des expositions à voir absolument à la réouverture.
Le 19 mai, il faut se précipiter au Musée national Picasso et au Musée Rodin, pour leur double exposition, une des plus belles de la saison, qui peut enfin ouvrir ses portes (jusqu'au 2 janvier 2022).
Auguste Rodin et Pablo Picasso ne se sont peut-être jamais rencontrés. De deux générations différentes, ils ont tous les deux ouvert la voie de la modernité. Les deux musées parisiens qui leur sont consacrés, le Musée national Picasso et le Musée Rodin ont voulu montrer les convergences entre ces deux monstres de l'art et ils ont trouvé une quantité de points de rencontre. Le résultat de leurs recherches est à voir dans une exposition magistrale de 500 œuvres qui se déploie sur les deux lieux.
L'objet de la double exposition du musée Picasso et du musée Rodin "est un dialogue esthétique" entre les deux artistes, "on fait un rapprochement mais il n'y a pas véritablement de rencontre entre Rodin et Picasso", explique Véronique Mattiussi, cheffe du service de la recherche et responsable scientifique du fonds historique du Musée Rodin et co-commissaire de l'exposition. Les deux hommes ont des réseaux d'amis communs, ils pourraient s'être croisés mais rien ne le prouve.
Rapprocher deux artistes hors normes
Quand Pablo Picasso (1881-1973), tout jeune artiste, arrive à Paris en 1900, Auguste Rodin (1840-1917) est au sommet de sa carrière. On sait qu'avant déjà, à Barcelone, le jeune artiste regarde son aîné : il a découpé une photo du Penseur dans une revue et l'accroche au mur de son atelier, comme l'atteste une photographie exposée au Musée Picasso. A Paris, il a sans doute visité l'exposition du pavillon de l'Alma. En marge de l'exposition universelle, Rodin, a lui-même mis en scène sa première rétrospective grandiose, également évoquée au Musée Picasso par des photographies d'époque et des sculptures. Dans un carnet, Picasso a dessiné un profil de Rodin et la silhouette du Balzac.
L'idée était "de rapprocher deux artistes hors normes qui bouleversent les codes de représentation de leur époque, qui vont inventer un nouveau style", explique Véronique Mattiussi. "Ils partagent énormément de choses, une addiction au travail, une œuvre prolifique, une capacité à se renouveler. Ils vont renouveler l'histoire de l'art de leur époque." A des périodes différentes, ils vivent des époques bouleversées. Rodin par l'industrialisation, un monde qui s'accélère dans tous les domaines. Picasso par les deux grandes guerres. Et face à ces bouleversements, "ils adoptent un comportement commun : ils entendent inventer une nouvelle façon de regarder le réel, chahuter les convenances."
Une exposition distribuée sur deux musées
Différents thèmes de la même grande exposition sont distribués sur les deux musées. Elle s'ouvre au Musée Rodin sur la crise de la représentation, avec des œuvres "rodiniennes" de Picasso au début du siècle, qui expriment solitude, mélancolie, désespoir, "un écho direct au traitement expressif de Rodin", souligne la commissaire. Des têtes des deux artistes se répondent. "Rodin s'affranchit des codes de la représentation naturaliste de son temps en inventant une nouvelle manière qui passe par le traitement de la matière, des surfaces, pour traduire l'expression et l'émotion." Ce qui l'intéresse, c'est la psychologie de l'homme, qu'il rend "par un traitement très expressionniste de la matière". Et, chez les deux artistes, il y une volonté "de ne pas renoncer à la figuration tout en refusant une reproduction fidèle de la réalité".
Les deux artistes collectionnent des objets de la nature, des branches, des pierres, des coquillages. Tous deux ont fait des moulages de feuilles. Ils intègrent parfois ces éléments dans leurs créations. Rodin assemble une branche de houx et une figure féminine. Dans une toute petite composition, Picasso fait cohabiter des branches, une feuille, un papillon.
L'atelier laboratoire
Tous deux sont des collectionneurs insatiables. Ils possèdent des pièces d'arts primitifs dont quelques-unes sont montrées au Musée Rodin. De l'art gréco-romain, des idoles cycladiques, de l'art étrusque ou cycladique pour Rodin. De l'art africain et ibérique pour Picasso. "Ce goût pour l'art primitif correspond" chez les deux "à un goût de plus en plus prononcé pour la simplification des formes, la pureté des lignes", explique Véronique Mattiussi.
Leur collection, sorte de "musée imaginaire", est évoquée aussi au musée Picasso. Si Rodin collectionne compulsivement les antiques, Picasso s'entoure d'oeuvres acquises au gré des amitiés et des occasions : un Portrait de jeune fille d'André Derain, une Femme nue de Renoir, La Songeuse de Marie Laurencin...
"Un atelier de peintre doit être un laboratoire", disait Picasso. Chez les deux, l'atelier est un répertoire de formes, un lieu d'expérimentation : collections de pieds, de bras, de mains chez Rodin qui lui servent à des assemblages. "Eléments de guitare" dessinés, découpés, farandoles de papier plié et déchiré chez Picasso.
Assemblages et variations
Rodin pose des figures féminines en plâtre dans des vases antiques de sa collection. Des œuvres expérimentales et intimes qui sont restées confidentielles. L'assemblage d'objets et ou d'éléments sculptés, de dessins préexistants sont une des pratiques des deux artistes, une démarche artisanale assumée. Rodin combine des figures en plâtre, Picasso intègre une cuillère dans son Verre d'absinthe sculpté.
Pour les deux, "une œuvre n'est jamais un but en soi, mais une sorte d'arrêt sur image d'un processus toujours recommencé", expliquent dans le catalogue les deux autres commissaires de l'exposition, Catherine Chevillot, ex-directrice du Musée Rodin et nouvelle présidente de la Cité de l'architecture, et Virginie Perdrisot-Cassan, responsable des sculptures, des céramiques et du mobilier Giacometti au Musée Picasso. Tous deux pratiquent la série. "On ne peut vraiment suivre l'acte créateur qu'à travers la série de toutes les variations", dit Picasso, cité par Brassaï en 1964.
Si Picasso n'a pas emprunté à Rodin, il a été fasciné comme lui par Balzac dont la figure monumentale et presque monstrueuse imaginée par Rodin nous accueille dans la première salle du Musée Picasso. L'artiste espagnol a illustré des romans de la Comédie humaine en 1952.
L'érotisme, un thème majeur
L'appréhension de l'espace et le rapport entre l'oeuvre et son environnement, entre l'oeuvre et le regardeur sont des éléments importants pour Rodin comme pour Picasso. Socles qui font véritablement partie de l'oeuvre pour Rodin, Homme au mouton de Picasso conçu pour être posé à même le sol pour être au contact du public, sculptures en tôle pliée de Picasso qui se transforment en fonction de l'angle de vue.
Et puis il y a l'érotisme, le corps féminin et le couple, un thème majeur "que les deux artistes vont en permanence revisiter, qui appartient à toutes les phases de leur création et sur tous les supports", souligne Véronique Mattiussi. Il fait l'objet d'une grande section au Musée Rodin. Pour ces deux "ogres", l'amour et la sexualité font partie de l'élan vital, sont indissociables de la création. Chez Rodin, des sculptures assez classiques comme Le Baiser côtoient des jeux de construction tout à fait inattendus, voire contre nature. Car "peu importe la vraisemblance, c'est le sujet plastique qui les intéresse".
Chez Rodin, on a "une sorte d'éloge du désir, une exploration de la jubilation", chez Picasso "un geste de plus en plus rageur, une interprétation très exacerbée de la sexualité", avec notamment les figures de minotaure, souligne la commissaire. Chez Picasso, l'amour se transforme en combat. "Alors que chez Rodin l'affrontement est beaucoup plus exceptionnel et toujours très poétique. Chez Rodin les protagonistes restent toujours les captifs d'un seul et même drame. Il y a une sorte d'union dans le malheur."
Cette double exposition de deux monstres de l'art est sans conteste la première à voir après la réouverture tant attendue des musées.
Picasso Rodin
Musée national Picasso
5, rue de Thorigny, 75003 Paris
Réservation obligatoire
Musée Rodin
77, rue de Varenne, 75007 Paris
Jusqu'au 2 janvier 2022
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