Tina Modotti, photographe du peuple mexicain et militante, au musée du Jeu de Paume
Photographe, militante, citoyenne du monde, elle a vécu en Italie, au Mexique, en Union soviétique, en Espagne. Femme au destin exceptionnel, Tina Modotti a longtemps été oubliée. Le Jeu de Paume présente la plus grande exposition en France de son œuvre réalisée pour l'essentiel au Mexique dans les années 1920, avec 240 tirages, pour la plupart d'époque, dont de nombreux inédits.
Tina Modotti (1896-1942) est née à Udine (Italie). À partir de 12 ans, elle est ouvrière dans une usine textile. À 16 ans, elle traverse l'Atlantique toute seule pour rejoindre son père émigré à San Francisco où elle travaille comme couturière, mannequin puis fait du théâtre et tourne dans des films muets. Elle écrit aussi des poèmes. "Cette jeune femme qui n'était presque pas allée à l'école a une appétence naturelle pour la culture", souligne Isabel Tejeda Martín, la commissaire de l'exposition.
Photographier l'humain
En 1921, à Los Angeles, elle rencontre le photographe Edward Weston dont elle devient le modèle et l'amante. Ses portraits nous montrent une femme au visage expressif et intense. En 1922, elle fait un premier séjour au Mexique, pays qui vit une grande effervescence politique et culturelle après la révolution de 1910. Elle convainc Weston d'y retourner avec elle. "Ça me parait important de le souligner, ce n'est pas elle qui part avec Weston mais Weston qui part avec elle", précise la commissaire. Jusque-là, Modotti était devant l'objectif, elle décide de passer de l'autre côté et demande à Weston de lui apprendre à faire des photographies. Ses images seront toujours marquées par le formalisme qu'il lui enseigne, mais dès le départ, attentive à l'humain et aux injustices sociales, elle développe un style personnel.
L'exposition confronte ses premières images à celles de Weston, sur les mêmes sujets. Quand il réalise des photos posées et mises en scène très formelles de Luz Jimènez, une amie traductrice de langues indigènes, elle la montre en gros plan, avec son bébé et s'intéresse à la relation entre la mère et l'enfant. "Dès 1924, Modotti a un regard très différent de ce que lui a enseigné son maître. C'est important de se souvenir qu'elle a travaillé quand elle était enfant, que c'était une femme de milieu modeste. Pour moi, quand elle passe de l'autre côté de l'appareil et qu'elle photographie les Mexicains, elle reste des deux côtés de l'objectif. C'est ce que j''ai appelé son 'regard incarné', un regard empathique", explique Isabel Tejeda Martín.
Tina Modotti commence avec un gros appareil Corona qu'elle troque en 1926 pour un Graflex, plus léger, qui lui permet de travailler facilement dans la rue où elle photographie le peuple mexicain, les paysans sans terre, les femmes portant des paniers ou des cruches sur la tête, la lessive à la rivière, des scènes de marché, des fêtes populaires.
Photographe des muralistes
Elle est aussi proche des milieux artistiques et intellectuels au moment où ce qu'on a appelé la Renaissance mexicaine, une période où on s'interroge sur ce que c'est qu'être mexicain. Elle est la photographe officielle des artistes muralistes, Diego Rivera, José Clemente Orozco, Jean Charlot. Elle fait connaître le mouvement dans le monde entier et c'est notamment grâce à ses images que le directeur du MoMA à New York, Alfred Barr, découvre le muralisme. Elle est aussi la photographe de Mexican Folkways, une revue dirigée par l'anthropologue américaine Frances Toor, qui parle de l'histoire des peuples indigènes.
Depuis longtemps proche de la gauche, Tina Modotti adhère en 1927 au parti communiste mexicain et met son art au service de la cause politique, produisant des images plus symboliques et allégoriques. En photographiant en plongée, le 1er mai, des paysans qui portent tous le même chapeau, "elle exprime l'unité des paysans, une force qui peut lutter unie", commente Isabel Tejeda Martín. Pour symboliser la révolution et le communisme, elle fait des natures mortes en associant une faucille, une cartouchière, un épi de maïs et une guitare ou un manche de guitare. Car "la musique a joué un rôle très important dans la révolution mexicaine, comme élément qui unit", souligne la commissaire.
De nombreuses publications, de Mexico à Berlin
Sa célèbre Femme au drapeau marche avec détermination vers la liberté. Tina Modotti photographie des travailleurs lisant El Machete, le journal du parti communiste, images qui célèbrent l'idée d'une diffusion de la pensée révolutionnaire grâce à l'écrit et évoquent la question de l'importance de l'instruction publique. Tina Modotti est d'ailleurs la photographe d'El Machete.
Revues et journaux "ont été le moyen de diffusion le plus important de l'œuvre de Modotti qui a beaucoup publié au Mexique, mais aussi aux États-Unis, en Union soviétique et énormément en Allemagne", explique Isabel Tejeda Martín. Elle n'a pas exposé sauf à la Biblothèque nationale de Mexico en 1929.
L'année suivante, accusée à tort d'avoir participé à un complot pour assassiner le président, elle est expulsée du Mexique. Elle passe quelques mois à Berlin mais elle est déprimée. Elle produit quelques photos ironiques, un couple bien nourri au zoo, des bonnes sœurs à côté d'une statue dénudée. Seule la maternité lui inspire de l'empathie.
Elle quitte Berlin pour Moscou où elle travaille pour le Secours rouge international, organisation de solidarité, qui l'envoie en Espagne où elle va être très active pendant toute la guerre civile, s'occupant de l'organisation des hôpitaux, de l'évacuation d'enfants, coordonnant un congrès antifasciste.
Jamais oubliée au Mexique
Quand elle fuit l'Espagne franquiste en 1939, après la défaite des Républicains, c'est une femme épuisée et détruite qui regagne sous un faux nom le Mexique où elle est toujours interdite de séjour. Elle y mourra en 1942, à 45 ans, d'une crise cardiaque.
On ignore si Tina Modotti a fait des photos en Union soviétique et en Espagne. "Certains disent qu'elle a jeté son appareil photo dans une rivière, d'autres qu'elle a passé toute la Guerre d'Espagne avec un appareil au cou", raconte Isabel Tejeda Martín. Elle a eu une vie romanesque et ses biographes l'ont beaucoup romancée. Par exemple, certains avancent qu'elle a été empoisonnée, ce que sa famille n'a jamais confirmé, expliquant qu'elle souffrait depuis longtemps de problèmes cardiaques.
On connaît aujourd'hui environ 400 tirages de la photographe, mais on continue à en découvrir. "Quand j'ai commencé à travailler sur Tina Modotti, au milieu des années 1990 en Italie, elle apparaissait très peu dans l'histoire de la photographie", souligne Isabel Tejeda Martín. "Quand elle était mentionnée, c'était comme modèle et compagne d'Edward Weston ou comme élève du photographe américain." Le maccarthysme et l'anticommunisme aux États-Unis et le fait qu'elle soit une femme peuvent expliquer cette exclusion.
Mais la commissaire de l'exposition rappelle que Tina Modotti n'a jamais été oubliée au Mexique où elle reste une référence absolue pour les photographes mexicains, d'Agustín Gimènez à Manuel Alvárez Bravo.
Exposition "Tina Modotti, l'œil de la révolution"
Musée du Jeu de Paume
1 place de la Concorde, 75001 Paris
Tous les jours sauf lundi, 11h-19h, le mardi jusqu'à 21h
Tarifs : 12 euros / 9 euos / 7,50 euros
Du 13 février au 12 mai 2024
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.