Malick Sidibé, le photographe de la Swinging Bamako, à la Fondation Cartier
Au centre de l'image, un jeune homme et une jeune femme dansent, leurs têtes penchées l'une vers l'autre. La communion entre eux et avec la musique semble parfaite. Dans un mélange de concentration et de décontraction, sourire aux lèvres, ils lèvent délicatement un pied. Ceux de la fille sont nus sur le ciment et sa robe se soulève légèrement avec le mouvement.
Reportage France 3 Paris Île-de-France : P. Sorgues / O. Badin / T. Rousselet / G. Fontenit
Malick Sidibé disait qu'il "adorait" cette photo, "Nuit de Noël", qu'il avait prise le 25 février 1963, veille du ramadan, au Happy Boys Club de Bamako, où un frère apprend à sa sœur à danser. Depuis elle a fait le tour du monde et le magazine Time l'a classée parmi les "100 photos les plus influentes de l'histoire".
Le photographe des nuits de la jeunesse
Malick Sidibé a été, après l'indépendance du Mali, dans les années 1960-1970, le photographe des nuits de la jeunesse de Bamako, pouvant enchaîner plusieurs fêtes avant de rentrer développer et tirer ses photos jusqu'à l'aube. Il réalisait aussi de nombreux portraits dans son studio, où il y avait toujours foule. Quand le public a commencé à préférer la photo couleur, dans les années 1980, son activité a baissé et il s'est mis à réparer des appareils photo.Dans le livre-catalogue qui accompagne l'exposition de la Fondation Cartier ("Malick Sidibé, Mali Twist", éditions Xavier Barral), André Magnin, spécialiste de l'art africain et commissaire général de l'exposition, raconte comment il a rencontré presque par hasard Malick Sidibé : il débarquait à Bamako avec les copies de trois portraits par un photographe "inconnu" découverts à New York et dont il cherchait l'auteur. Un chauffeur de taxi qui ne comprenait pas le français l'a emmené directement chez Malick Sidibé, qui a reconnu instantanément les photos et l'a conduit chez Seydou Keïta (1921-2001). C'était le 7 mars 1992 et, "à peine arrivé à Bamako, je rencontrais Malick Sidibé, reporter de la jeunesse le plus courtisé des années 1960, et Seydou Keïta, l'illustre portraitiste d'avant l'indépendance", se réjouit André Magnin.
Du studio de Gégé la Pellicule au studio Malick
Les deux photographes étaient les vedettes, deux ans plus tard, des premières Rencontres de la photographie de Bamako et étaient exposés pour la première fois à Paris respectivement en 1995 et en 1994 à la Fondation Cartier. Seydou Keïta a triomphé au Grand Palais en 2016. La Fondation Cartier consacre aujourd'hui à Malick Sidibé sa plus grande rétrospective, avec plus de 250 photographies.Une chronologie de la vie du photographe nous accueille dans l'exposition, avec des photos de lui jeune, dans le Studio Photo Service de Gérard Guillat, puis de son propre studio, le studio Malick, plein d'appareils photos.
Malick Sidibé est né en 1935 à Soloba, un village au sud de Bamako. Seul de sa famille à aller à l'école, il est remarqué pour ses dons pour le dessin et étudie à l'Ecole des artisans soudanais à Bamako. C'est par hasard qu'il vient à la photo : en 1955 Gérard Guillat, dit "Gégé la Pellicule" l'embauche pour décorer son magasin-studio de photo et le garde comme apprenti. Il achète en 1956 son premier Kodak Brownie Flash, avec lequel il fait des portraits, avant d'ouvrir son propre studio dans le quartier de Bagadadji.
Le seul reporter des surprises-parties
Les années 1960-1970, ce sont les années après l'indépendance, un vent de liberté souffle sur la jeunesse de Bamako. Elle découvre la musique et les danses venues des Etats-Unis, de Cuba et d'Afrique et adopte en l’adaptant la mode occidentale, avec ses pattes d'éléphant et ses chemises cintrées.Dans des entretiens réalisés par André Magnin et rapportés dans l'ouvrage de l'exposition, Malick Sidibé racontait qu'il était "le seul jeune reporter de Bamako à faire des photos dans les "surpat'', les surprises-parties", organisées chez les parents, dans des grandes cours ou dans des endroits à l'écart. Les jeunes se regroupent par clubs, prenant le nom de leurs idoles, il y a les "Beatles", les "Chats Sauvages", les "Suprêmes", les "Beach Boys" et aussi les "Djentlemanes", les "Charmeurs déchaînés" ou les "Marioles".
"Malick Sidibé était le photographe de ma génération, celui qui sut le mieux rendre compte de l'euphorie des indépendances africaines et du blues du post-colonialisme à Bamako", raconte le professeur de littérature et de cinéma malien Manthia Diawara dans le catalogue : "Notre confiance en nous était telle que nous voulions que tout le monde nous voie et nous admire." Malick Sidibé l'a bien compris quand il a titré sa photo d'un danseur baptisée "Regardez-moi".
Bamako en phase avec le mouvement mondial de la jeunesse
"L'art photographique de Malick Sidibé était fondé sur la culture des jeunes de Bamako des années 1960, elle-même en phase avec le mouvement mondial de la jeunesse, marqué par la rébellion et la libération sexuelle" et "la jeunesse du monde entier était reliée par la musique, les pochettes de disques et les titres des chansons à succès", dit encore Manthia Diawara.C'est cette atmosphère particulière que le photographe a si bien saisie, l'enthousiasme, le mouvement des pieds des danseurs qui font dire à l'écrivain qu'en les regardant il entend James Brown chanter "Hey, hey, I feel alright ! One time !", les poses, comme celle de ce "Yéyé en position", lunettes de soleil sur le nez, pattes d'eph qui trainent par terre, cigarette à la main et buste penché vers l'arrière.
Sur des images aux titres pleins d'humour ("Je suis fou de disques"…), les jeunes prennent des poses en brandissant des vinyles de James Brown ou Jimi Hendrix.
Ce n'était pas difficile de faire des photos, il suffisait d'un bon coup de flash à la bonne distance, raconte Malick Sidibé dans un documentaire de Cosima Spender projeté dans l'exposition ("Dolce Vita Africana", 2008), où on le retrouve à Bamako, quarante ans plus tard, avec sa nombreuse famille et avec ses vieux amis du club "Las Vegas".
D’une fête à l’autre à bicyclette
Tel qu’on le voit dans un autoportrait de 1975, Malick Sidibé n’avait pas du tout le look de ses clients. Il ne dansait pas : il était trop timide, disait-il. Mais il aimait l’ambiance de ces fêtes.Le photographe travaillait dans son studio jusqu'à 22h-23h, puis il partait dans les soirées où les jeunes se l'arrachaient, se rendant de l'une à l'autre à bicyclette et signalant son arrivée par un coup de flash. Il était dehors, comme ça, jusqu'à 5 heures du matin. Après, le dimanche, tout le monde se retrouvait à "La Chaussée", au bord du fleuve Niger, où garçons et filles continuaient à s’amuser dans une proximité inimaginable aujourd’hui.
L'exposition de la Fondation Cartier présente des tirages réalisés à Paris, signés et titrés par l'artiste et des tirages très récents réalisés pour l'occasion, en grand format. A côté des soirées, il y a ses portraits de studio, en buste ou en pied, petite famille sur une moto, copains avec mobylettes, groupes d'adolescents. Malick Sidibé photographie aussi bien les jeunes à la mode aux pantalons et chemises bariolées que trois jeunes bergers peuls l’air timide avec un beau radio-cassette, sans doute leur seule richesse.
Un décor de studio
Un jeune au sourire sympathique nous salue, portant la main à sa casquette, une jeune femme assise, pose avec son tout petit garçon l’air sérieux. Le sourire de la fille, comme celui du précédent, traduisent la confiance que le photographe établissait avec ses clients et son don pour les faire poser avec naturel (il voulait les rassurer et les embellir, disait-il).L’exposition rassemble aussi un certain nombre de tirages d’époque inédits réalisés par Malick Sidibé lui-même dans son labo, tels qu’il les vendait à ses clients. Et une salle est réservée aux tirages en très petit format collés sur des chemises cartonnées de toutes les couleurs qu’il affichait devant son studio le lendemain des fêtes pour qu’on choisisse des tirages à lui commander. Avec quelques "prieries", ces lettres d’invitation qu’il recevait pour les soirées.
L’ambiance musicale de l’époque est restituée par une playlist de 70 titres et on peut se tirer le portrait dans un décor qui rappelle le studio de Malick Sidibé.
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