La rigueur et l'humanisme de Lucien Hervé, photographe de Le Corbusier, au château de Tours
Saisie en plongée, une petite figure court sur une grande place. Des pavés remplissent la totalité du cadre qu'ils barrent en diagonale. L'ombre du coureur s'étire perpendiculairement sur une grande partie de l'image. Cette image de la série "PSQF" ("Paris sans quitter ma fenêtre") a été prise par Lucien Hervé depuis son balcon au 7e étage en 1947.
Dans la première salle, consacrée aux œuvres de jeunesse de Lucien Hervé (1910-2007), on plonge verticalement le long de la Tour Eiffel, avec des personnages minuscules comme des points à ses pieds, sur une photographie de 1944.
Imola Gebauer, qui travaille depuis près de vingt ans sur le fonds Lucien Hervé et assure le commissariat de l'exposition du château de Tours (organisée avec le Jeu de Paume), souligne la "cohérence" de ces premières images "avec l'œuvre entière, parce qu'elles montrent que les caractéristiques les plus importantes de ses photographies sont présentes dès le début : le très fort contraste de noir et blanc, l'ombre et la lumière, la géométrie".
La géométrie et la rigueur
La géométrie est un des maîtres mots du travail de Lucien Hervé : "Il recadrait pour mettre l'accent sur ce qui lui paraissait être l'essentiel, c'est-à-dire les lignes géométriques. Il cherchait toujours une scène construite", raconte Judith Elkan Hervé, sa veuve. Il cherchait "la géométrie et la rigueur" pour ne pas être "anecdotique".Né en Hongrie en 1910, Làszlo Elkan a étudié le piano : grand amateur de musique, il dira plus tard que, avec ses photos d'architecture, il interprète la création de l'architecte comme un musicien interprète une partition. Puis à Vienne, il commence des études d'économie politique et dessine. Il arrive à Paris en 1929. Fait prisonnier par les Allemands pendant la guerre, il s'évade et entre dans la Résistance où il a prend le nom de Lucien Hervé.
"Hervé est devenu photographe un peu malgré lui : il voulait être peintre et dit qu'il photographie comme un peintre", raconte Imola Gebauer : les proportions, les équilibres du noir et du blanc, les formes géométriques qu'on trouve dans ses photos font penser à une peinture abstraite.
Photographe de l'humain dans son universalité
Ce qu'on peut remarquer aussi dès ses premières photos, c'est l'humain. Car quand on pense à Lucien Hervé, même si l'on savait qu'il était un humaniste, on revoit des photographies d'architecture aux lignes très épurées, un peu austères. Or l'homme est souvent présent dans sa photographie, et même s'il n'apparait pas il est toujours sous-entendu : "Quand il a parlé de l'architecture sans homme, il voulait exprimer la présence de l'homme, l'esprit de celui qui a créé ces espaces", précise Imola Gebauer.Et cet aspect est très bien mis en valeur dans l'exposition du château de Tours, depuis les premières photographies de cyclistes qui courent sur le pavé parisien, à celles, plus tard, de l'ombre d'un ouvrier portant un seau sur le chantier de l'unité d'habitation de Marseille ou d'un enfant courant à Fatehpur-Sikri en Inde.
Quand il photographie l'humain, Lucien Hervé ne cherche pas à capter un instant de vie, il cherche l'universel.
Le Corbusier : "Vous avez l'âme d'un architecte"
Une salle est consacrée aux "rencontres". Un enfant indien au visage plongé dans l'ombre qui semble nous défier ("L'Accusateur", Delhi, 1955), fait face à des portraits de personnes qui ont compté pour lui, des portraits aux (re)cadrages très étudiés ("Quand je photographie un homme ou une architecture, mon point de vue reste le même", disait-il).Il y a le père Couturier, moine dominicain avec qui il a collaboré à la revue Art sacré, malgré son athéisme convaincu ("il était athée mais il avait une très grande spiritualité et un grand respect pour les religions, si elles étaient sincères", raconte Judith Hervé).
Et bien sûr Le Corbusier, qu'il a rencontré en 1949 et avec qui il a travaillé pendant quinze ans, une collaboration pour laquelle il est connu. C'est le père Couturier qui lui a conseillé de visiter le chantier de l'unité d'habitation de Marseille. Lucien Hervé envoie à l'architecte les contacts des 650 photos qu'il y a prises en une journée. Le Corbusier est impressionné. Il lui répond : "Venez me voir, vous avez l'âme d'un architecte", et lui demande d'être son photographe.
Dans l'architecture de Le Corbusier, Lucien Hervé "a retrouvé quelque chose qui était très proche de lui, une sorte de pureté. Le Corbusier cherchait par son architecture à peu près les mêmes valeurs que lui", remarque Imola Gebauer.
L'architecture populaire et religieuse
Lucien Hervé accompagne Le Corbusier en Inde sur le grand chantier de Chandigahr. En Inde, il découvre aussi l'architecture traditionnelle. L'exposition reproduit une frise que le photographe avait lui-même imaginée pour une exposition : sur ces images serrées d'observatoires de Jaipur et Delhi les arêtes des escaliers répondent aux courbes des édifices.Il dessine constamment avec l'ombre et la lumière, les détails d'une vue serrée sur la cathédrale Notre-Dame de Paris, ou bien les piliers de l'abbaye du Thoronet dans le Var. Ce monument l'a beaucoup marqué et il y a vu la même pureté que dans l'architecture moderne.
Il a aimé aussi l'architecture populaire, les maisons blanches des îles Baléares, où il trouvait la même simplicité. Marqué, comme toute une génération, par la Guerre d'Espagne, il avait "une affinité très forte" pour ce pays, raconte Judith Hervé. Il a installé ces constructions dans les paysages qui les entouraient, fait rare dans son œuvre.
La couleur, quand elle a une vraie importance
Tout le temps, le photographe recadre sur un détail, jouant avec les formes géométriques, les obliques, ou bien laissant admirer la seule matière brute d'un mur, pour créer une image qui frise l'abstraction. On découvre que Lucien Hervé a travaillé en couleur, depuis toujours, par exemple pour sa série "Murs, lambeaux d'affiche", entamée en 1950, où il a photographié des fragments d'affiches politiques. "Il a partout fait des photos couleur, sur toutes les architectures, pour Le Corbusier en Inde. Mails il pensait qu'il fallait montrer des photos en couleur uniquement quand la couleur a une vraie importance", raconte Judith Hervé. Et les couleurs avaient rarement de l'importance, pensait-il.Son goût pour la couleur, on la découvre dans ses dernières photographies, réalisées chez lui : atteint de sclérose en plaques à la fin de sa vie, il a eu du mal à se déplacer les dernières années et, à partir des années 1980, il a photographié des fragments de son appartement. Le plafond où il avait reproduits les lignes de Mondrian, les tiroirs de sa bibliothèque aux mêmes couleurs primaires, une serviette rose dans la salle de bain.
Lucien Hervé pensait que "la beauté court la rue" et toute sa vie, il s'est attaché à le montrer en faisant ressortir la géométrie des détails du quotidien ou de l'architecture. "L'œil de chacun peut devenir poète. J'ai mis là mon ambition, faire redécouvrir la beauté inhérente de toutes choses, la beauté possible de l'insignifiant", disait-il.
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