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La poésie de Louis Stettner, photographe "ici et ailleurs", au Centre Pompidou

L'atmosphère de Paris après guerre, les manifestations contre le Vietnam à New York, les gens au travail ou dans le métro, c'est tout cela que l'Américain et francophile Louis Stettner a capté au cours de huit décennies de travail. Un regard fort et poétique que le Centre Pompidou présente dans une très belle exposition de sa galerie de photographies (jusqu'au 12 septembre 2016).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Louis Stettner, à gauche "Le roi et la reine de Coney Island", New York, série "Subway", 1946 - A droite, "Athens", Etat de New York, 2003 - Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, don de l'artiste en 2015
 (A droite et à gauche : © Centre Pompidou/Dist. RMN-GP © Louis Stettner)

A 93 ans, Louis Stettner photographie toujours, avec une lourde chambre 20 x 25, les arbres des Alpilles, un lieu qu'il trouve magique. Il a commencé à photographier dans les années 1930. Le photographe dit dans le catalogue de l'exposition faire "essentiellement" de la poésie. Une de ses premières images est celle de la cour de sa maison avec quelques arbres, déjà.
 
Entre les arbres de New York et ceux des Alpilles, sa poésie a été souvent urbaine et humaine : après la Deuxième Guerre mondiale il a photographié Paris, où il était venu pour quelques semaines et où il est resté beaucoup plus longtemps : ses coins de rue déserts au petit matin, son petit peuple, des blanchisseuses et des concierges aux lecteurs de l'Humanité, dans l'esprit revendiqué d'Eugène Atget. Il n'y a pourtant rien d'exotique ou de pittoresque dans la vision qu'a cet Américain de la capitale française.

Louis Stettner, "Square de Châtillon", Paris, 1949, Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, Achat en 2013
 (Centre Pompidou/Dist. RMN-GP ©Louis Stettner)


L'atmosphère de Paris à la fin des années 1940

"C'est très touchant, il y a une atmosphère, il y a quelque chose de l'air de Paris qui est capté dans ces images de la fin des années 1940", commente Clément Chéroux, conservateur en chef responsable de la photographie au Centre Pompidou et co-commissaire de l'exposition. Il fréquente Brassaï et Boubat. "Certaines de ses images, comme celle d'Aubervilliers, sont devenues presque des icônes de la photographie humaniste à la française. Et elles sont faites par un photographe américain", s'amuse-t-il.
 
Pour Clément Chéroux, un des aspects les plus remarquables de l'œuvre de Stettner ("en tout cas ce qui m'a le plus touché") c'est ce qu'il appelle une "qualité atmosphérique", une capacité à "saisir l'air ambiant", à "photographier la luminosité". Une capacité qu'on voit à l'œuvre dans des vues urbaines où un nuage de vapeur sort d'une bouche d'égout, où la neige tombe sur Wall Street, des passants flous et à peine visibles dans les flocons, avec un premier plan détrempé.
Louis Stettner, "Joueurs de cartes", de la série "Penn Station", New York, 1958, Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, don de l'artiste en 2015
 (Centre Pompidou/Dist. RMN-GP ©Louis Stettner )


Le métro de New York

Toute sa vie, Louis Stettner, qui vit aujourd'hui à Paris, a fait des allers et retours entre la France et les Etats-Unis, un nomadisme qui a sans doute nui à sa reconnaissance, même s'il jouit d'une certaine notoriété dans le milieu.
 
Juste après la guerre, il a photographié les gens dans le métro de New York, de très près, avec un Rolleiflex qui lui permet de les prendre sans qu'ils y fassent attention. D'ailleurs, s'ils s'en aperçoivent, il arrête parce que c'est "trop posé". Il saisit les postures relâchées, des expressions rêveuses ou angoissées, les positions des mains. "C'est une série qui montre son intérêt pour l'humain, son inscription dans la ville, mais il y a aussi quelque chose de très poétique dans cette sorte de voyage", remarque Julie Jones, l'autre commissaire de l'exposition.
 
Une section de l'exposition est consacrée plus spécifiquement aux positions des corps et aux gestes. Une très belle image montre un homme qui dort sur un banc, le corps abandonné en avant et en légère torsion, flou dans la nuit. Sur une autre, devenue une icône ("Brooklyn Promenade"), un homme se tient assis sur un banc, face aux gratte-ciels de Manhattan, les bras en croix et la tête abandonnée en arrière.
Louis Stettner, "Brooklyn Promenade", New York, 1954, Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, Don de Hervé et Etty Jauffret en 2015
 (Centre Pompidou/Dist. RMN-GP ©Louis Stettner )


Le photographe des corps relâchés

Car, pour Clément Chéroux,  l'autre "grande qualité photographique" de Louis Stettner, "c'est cette attention aux positions des corps et aux gestes. On la voit dans ces attitudes qui ne sont pas des choses évidentes, on n'est pas dans l'instant décisif à la Cartier-Bresson, dans des climax où la scène est saisie à son point maximum d'intensité. On est plutôt chez lui dans des moments de relâchement, des moments qu'on ne verrait pas forcément si on passait à côté de ces êtres."
 
Son intérêt pour la posture ou le geste, on la retrouve dans ses représentations de travailleurs, comme cette ouvrière de l'imprimerie qui semble danser. Car Louis Stettner est un homme de gauche qui se définit comme marxiste et conscient de "l'appartenance de classe", qui dit avoir "toujours eu de l'affection pour les travailleurs" qui "nous nourrissent et nous font vivre". Il a voyagé en URSS et s'est engagé dans la Photo League, organisation de photographes de gauche aux Etats-Unis.
Louis Stettner, "Tony", de la série "Pepe et Tony, Pêcheurs espagnols", Ibiza, Espagne, 1956, Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris. Don de l'artiste en 2015
 (Centre Pompidou/Dist. RMN-GP © Louis Stettner )

La sensualité de Pepe et Tony, pêcheurs à Ibiza

En 1956, Louis Stettner passe plusieurs semaines à Ibiza, où il photographie deux pêcheurs et projette de consacrer un livre à Pepe et Tony. L'exposition présente cinq tirages magnifiques de cette série, où on voit en gros plan les corps des pêcheurs tendus dans l'effort, la sensualité des muscles au soleil, le geste d'une main isolée qui tient la barre en bois, une autre qui tire un fil. "Ce qui marque la singularité de Stettner dans ces images-là, c'est la proximité qu'il a avec les corps. On voit qu'il n'est pas du tout dans une démarche froidement documentaire, de par sa proximité physique, il est dans la barque avec les pêcheurs", remarque Julie Jones.
 
La curiosité de l'exposition, c'est la maquette que Louis Stettner a réalisée pour ce livre, avec ses images et ses propres textes. Une maquette rejetée par un éditeur et qui dormait depuis dans un carton. Quand il a décidé récemment de donner une centaine de tirages au Musée national d'art moderne (il souhaitait que le Centre Pompidou soit le lieu de représentation de son œuvre), il y a ajouté cette maquette, une œuvre totalement inédite.
 
"C'est un objet historique étonnant et très rare", souligne Clément Chéroux : "Aujourd'hui, les photographes connaissent l'importance du livre dans l'histoire de la photographe et conservent leurs maquettes, mais dans les années 1950 il n'y en a pas beaucoup." Plusieurs doubles pages sont exposées, à côté d'un fac-similé réalisé par l'éditeur Xavier Barral, qu'on peut feuilleter.
Louis Stettner, "Catskill", Etat de New York, 2001, Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris. Don de l'artiste en 2015
 (Centre Pompidou/Dist. RMN-GP © Louis Stettner)


211 tirages de Stettner au Centre Pompidou

En 1959, Louis Stettner fait une série –inédite car c'était une commande d'un magazine- une jeune beatnik américaine, Nancy, qu'il a suivie pendant plusieurs jours.
 
Aux Etats-Unis aussi, Louis Stettner a photographié la rue, se rapprochant de la street photography comme il avait été proche de l'humanisme à la française. Il photographie les manifestations dans les années 1970 : on voit ici, en gros plan, des protestataires poing levé et bouche en forme de cri. Puis, dans les années 1980-2000, c'est l'ambiance des petites villes américaines qu'il saisit, dans des images l'inscrivant complètement dans le paysage de la photographie américaine des trente dernières années.
 
Entre acquisitions et dons de l'artiste, le Centre Pompidou a aujourd'hui dans ses collections 211 tirages, "certainement la plus belle collection muséale consacrée à l'œuvre de Louis Stettner", se réjouit Clément Chéroux. Cette collection, dans laquelle ont été choisies la centaine d'oeuvres de l'exposition, représente l'ensemble de ses séries, qui comprennent encore des nus ou des objets.
 
Cette petite présentation (gratuite) est l'occasion d'avoir une vue d'ensemble sur une oeuvre photographique sensible, poétique, sensuelle et forte (de chaque image on se dit qu'elle est géniale). L'oeuvre d'un artiste qui n'a cessé et continue de créer, et pas seulement des images puisqu'il a écrit romans, pièces et poésie, qu'il peint, dessine et sculpte.
Louis Stettner, "Aubervilliers", France, 1947, Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, achat en 2013
 (Centre Pompidou/Dist. RMN-GP © Louis Stettner )

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