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L'Afrique du Sud de David Goldblatt au Centre Pompidou

De la cité minière de son enfance à l'université de l'ère post-apartheid, ce sont 70 ans de l'histoire de la société sud-africaine qui ont défilé derrière l'objectif de David Goldblatt. Le Centre Pompidou présente la première rétrospective en France du grand photographe sud-africain, qui n'a jamais cessé de s'interroger et de remettre en question les évidences (jusqu'au 13 mai 2018).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
David Goldblatt, à gauche "Jeunes hommes montrant le dompas, pièce d'identité que tout Africain âgé de plus de 16 ans devait porter sur lui. White City, Jabavu, Soweto, Johannesburg, novembre 1972" -  A droite, "Réunion des voortrekkers dans le quartier de Whitfield, Boksburg, juin 1980", Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town
 (David Goldblatt et © David Goldblatt)

Pour Bernard Blistène, David Goldblatt est "un des plus grands photographes de la seconde moitié du XXe siècle". "Il y a longtemps déjà, j'avais été frappé par la puissance de son regard et par la beauté de son œuvre", dit le directeur du Musée national d'art moderne.
 
Un visage, une cabane posée sur un paysage désolé, il est vrai que les images de David Goldblatt sont souvent belles. Ce n'est pourtant pas la beauté qu'il recherche. Il ne se définit pas comme un artiste. Il dit même, un rien provocateur : "L'art ne m'intéresse pas."

David Goldblatt, "Samedi après-midi dans le quartier de Sunward Park, Boksburg, avril 1979" - Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town
 (David Goldblatt)

Un réaliste qui traite du monde qui l'entoure

David Goldblatt se définit comme "un réaliste, qui traite du monde qui l'entoure". Et ça fait longtemps déjà qu'il s'occupe du monde qui l'entoure, l'Afrique du Sud, sur lequel il jette un œil en perpétuelle interrogation et réflexion. Né en 1930 à Randfontein, dans une région de mines d'or près de Johannesburg, il photographie depuis plus de 70 ans un pays à l'histoire mouvementée, sans complaisance et sans préjugés. L'apartheid, l'ère post-apartheid qui en garde des traces, les différents groupes sociaux et "raciaux" qui constituent le pays et leur environnement. Si on a souvent pu voir à Paris des séries ou des bouts de séries de David Goldblatt, c'est une immense carrière et toute l'œuvre d'un grand photographe qu'on peut embrasser d'un regard au Centre Pompidou.
 
"Pour moi, la photographie est un outil magique parce qu'elle rapporte clairement la réalité et en même temps pas la réalité. C'est cette tension qui me stimule", dit le photographe.
David Goldblatt "Abri d'une machine d'extraction, puits Farrar, mines Angelo Germinston", 1965, Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town
 (David Goldblatt)

Le territoire et les hommes

David Goldblatt est issu d'une famille de juifs lituaniens et lettons, son père tient un commerce de vêtements à Randfontein. Adolescent déjà, il photographie les gens autour de lui. On peut découvrir au début de l'exposition ces portraits faits par le jeune homme, des blancs, des noirs, des gens dans la rue, des ouvriers ou des membres de sa famille. Très tôt il souhaite devenir photographe mais il doit reprendre le commerce de son père quand celui-ci tombe malade et c'est en 1963 seulement, à plus de trente ans, qu'il peut se consacrer entièrement à la photographie.
 
L'exposition du Centre Pompidou s'ouvre avec une carte de l'Afrique du Sud et une image tirée de la série "Particulars" (une série un peu à part dans son œuvre, de détails de corps), un gros plan sur les bras croisés d'une fille en mini-jupe, une cigarette à la main, posés sur ses genoux. "Le territoire (représenté par la carte, ndlr) et les personnes font le corps du travail de David Goldblatt. C'est avec ces deux éléments en tête qu'il faut comprendre l'exposition, qui se passe en Afrique du Sud, qui parle de sa géographie, de son économie, des gens qui habitent ce pays", souligne Karolina Ziebinska-Lewandowska, conservatrice pour la photographie au Musée national d'art moderne et commissaire de l'exposition.
David Goldblatt, "Le fils du fermier avec sa bonne d'enfants, ferme de Heimweeberg, environs de Nietverdiend, Marico Bushweld, province du Nord-Ouest", 1964, Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town
 (David Goldblatt)

Une réalité complexe

La rétrospective présente les séries "historiques" de David Goldblatt, notamment celle sur la ville minière où il a grandi, Randfontein, au milieu des années 1960 : le cadre (un tas de pelles, un chevalement…) et des portraits. "Déjà, on voit ce qui peut être considéré comme le langage caractéristique de David Goldblatt, même s'il ne veut pas qu'on l'identifie à un style : il se pose devant les choses, les personnes, il les regarde frontalement, il veut avoir un échange", souligne Karolina Ziebinska-Lewandowska. "Et ce qui frappe déjà dans cette série, c'est que c'est un univers très divisé. Mais il photographie de la même manière le directeur de la plus grande compagnie minière et les travailleurs, noirs, blancs."
 
Dans les années 1960, David Goldblatt s'est aussi intéressé aux Afrikaners qui vivaient dans sa ville natale. Ce sont les Afrikaners qui étaient à l'origine de l'apartheid, la politique ségrégationniste en vigueur depuis 1948, que le photographe réprouvait. Ils étaient pour la plupart racistes, dit-il. Mais le photographe, qui les servait dans le magasin de son père, s'est aperçu très tôt que la réalité était plus complexe que ça. Il décrit des gens en même temps austères, racistes, ne montrant pas leurs émotions et faisant en même temps preuve d'une "rare générosité". Il fait le portrait d'un vieil homme buriné à l'air dur, ancien combattant de la Seconde Guerre des Boers, d'un petit garçon blond tendrement appuyé contre sa nounou noire, d'un commando à cheval de sympathisants du National Party et d'un retraité avec la fille d'un domestique, de deux enfants, un blanc devant et un noir derrière, assis sur une carriole bricolée.
David Goldblatt, "Vendeuse, Orlando West, Soweto, Johannesburg", 1972 - Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town
 (David Goldblatt)

L'importance des mots

Chaque série est accompagnée d'un petit film réalisé pour l'exposition, où David Goldblatt raconte ses photographies et le contexte dans lequel elles ont été prises. Car les mots, les légendes, sont aussi importants pour lui que les images elles-mêmes. Pour Karolina Ziebinska-Lewandowska, c'est une "expérience incroyable" de l'entendre parler de ses photographies et il s'agissait de la faire partager.
 
Et effectivement, il faut prendre le temps de l'écouter raconter comment il a passé six mois, en 1972, à travailler dans l'immense township de Soweto où les seuls blancs à se rendre étaient les policiers ou les médecins, comment un jeune lui a servi de guide, comment il était entouré de gamins quand il arrivait et qu'il lui a fallu poser son appareil sur un pied et attendre qu'on l'oublie un peu. Pour chaque photo, il y a une vraie rencontre, explique-t-il. Un échange de regards, les yeux dans les yeux. Il est entré dans les maisons, de vraies maisons pour lui –"Soweto n'était pas un bidonville", où il fait le portrait d'une fille sur son lit, d'une femme qui allaite son enfant.
David Goldblatt, "21h00, voyage de retour : car Marabastad-Waterval. Pour la plupart des passagers, le cycle recommencera demain entre 2 et 3 heures du matin", 1984 - Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town
 (David Goldblatt)

Le bus à 2 heures du matin

Une grande photo en couleur plus récente vient accompagner chacune de ces séries "historiques" en noir et blanc, soulignant les changements qui se sont produits dans la société sud-africaine et souvent aussi la persistance des problèmes. Une vue d'un centre commercial ultra-moderne de Soweto introduit la section sur Johannesburg : le Maponya Mall, une ironie de l'histoire, porte le nom d'un commerçant de Soweto, Richard Maponya, qui a réussi à faire fortune malgré les lois de l'apartheid qui visaient à empêcher les Noirs de s'installer et de monter certains commerces dans les townships. La résidence ne devait être que provisoire, ils étaient là pour travailler.
 
Extrêmement forte, une série de 1984 sur les transports suit des travailleurs noirs dans leur déplacement entre KwaNdabele, un bantoustan où ils étaient obligés d'habiter, et Pretoria où ils travaillaient. L'attente du bus dans la nuit, à 2h40 et les deux heures et demie de trajet dans un bus pas chauffé, sur une route cahoteuse. On baille, on essaie de dormir, quand on est assis car il n'y a pas assez de place pour tout le monde. A 5h40, le voyage n'est pas terminé, il faut encore attendre un bus local pour arriver au travail. En face, une grande photo couleur de 2012 prise sur la même route au petit matin montre le défilé des cars et nous dit que si l'apartheid a été aboli, "on n'en connaît pas la fin", selon les mots du photographe.
David Goldblatt, "Passerelle enjambant la voie ferrée, Leeu Gamka, province du Cap-Est, 30 août 2016 Passerelle enjambant la voie ferrée Le Cap-Johannesburg, avec double escalier séparé pour «blancs » et « non blancs », conformément à la loi no 49 sur les équipements publics séparés (Reservation of Separate Amenities Act) de 1953. Aujourd’hui, l’apartheid n’existe plus. Les panneaux indiquant
	les files séparées ont été retirés vers 1992, mais le pont demeure, au service d’une population d’environ 1 500 personnes." Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town
 (David Goldblatt)

Des structures qui disent les valeurs d'une société

Pour David Goldblatt, "chaque construction, cabane, gratte-ciel, route, township, quartier enclos (…) n'existe qu'en conséquence de certains choix et d'autres décisions qui en conditionnent l'existence. (…) Les structures disent les nécessités, les préférences, les impératifs et les valeurs de ceux qui les ont construites et les utilisent". Depuis 1983, il a inlassablement photographié les édifices publics, religieux qui expriment la domination blanche qui s'est installée dans le pays à partir de 1660. Le premier signe en serait les vestiges d'une haie épaisse plantée il y a 350 ans pour empêcher les indigènes de pénétrer dans le camp des européens.
 
Une passerelle au-dessus d'une voie ferrée, photographiée en août 2016 dans la province du Cap pourrait paraître anodine. Construite dans une localité de de 1500 âmes seulement, elle est pourtant divisée en deux par une barrière, conformément à la législation de l'apartheid qui imposait une séparation des équipements publics entre les blancs et les noirs. Les panneaux ont disparu avec l'apartheid mais la passerelle est restée, avec ses deux passages.
 
Récemment encore, cet homme de 87 ans au regard bleu intense, a photographié les étudiants en révolte contre la hausse des frais de scolarité. Il comprend leur cause mais réprouve énergiquement la violence, symbolisée par un amphithéâtre carbonisé à Johannesburg. "Je continue à photographier des structures quand je vois des choses qui sont pertinentes par rapport à mon travail passé", dit David Goldblatt. 

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