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Entre réel et subjectif, la photographie et les films documentaires de Johan Van der Keuken au Jeu de Paume à Paris

Photographe et réalisateur génial, Johan Van der Keuken a toute sa vie réfléchi à l'art de saisir le réel. Ses œuvres à la fois finement subversives et d'une grande beauté sont à voir au Jeu de Paume jusqu’au 17 septembre 2023
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
Johan van der Keuken, Yvonne et Georgette, Achter glas 1956,
Collection Maison Européenne de la Photographie (© Noshka van der Lely)

Le Néerlandais Johan Van der Keuken a fait des milliers de photos et une soixantaine de films de tous formats où il a cherché à rendre compte du réel de façon expérimentale et subjective, n'interrompant jamais sa réflexion. Le Jeu de Paume à Paris rend hommage à ce grand maître de l'image fixe et animée avec une centaine de tirages d'époque et huit courts métrages de 1955 à 2000.

Le délicat visage d'une jeune fille le nez en l'air est illuminé dans l'obscurité où brillent des points de lumière, ses yeux scrutent le ciel. Un instant plus tard, son regard est tourné vers le bas. Un peu plus loin, Johan Van der Keuken (1938-2001) a photographié la même fille et sa sœur jumelle, proches et doucement mélancoliques. Ces images font partie d'un livre publié en 1957, Derrière la vitre. L'artiste a 19 ans et c'est déjà son deuxième ouvrage.

Au départ, le livre devait s'appeler Histoire d'une atmosphère, et il y règne une douce poésie. Déjà, le très jeune artiste néerlandais fait preuve d'une maîtrise remarquable du cadrage et de la lumière. Dans Nous avons 17 ans, publié deux ans plus tôt en 1955, il a livré aussi des photos de ses proches, ses amis de lycée, qu'il fait poser dans la lumière d'une fenêtre sur un mur blanc, ou entre clarté et pénombre, le regard rêveur et pensif.

Johan van der Keuken, Paris, 1956-58. Collection Maison Européenne de la Photographie (© Noshka van der Lely)

La mélancolie de Paris

Johan Van der Keuken, qui a été initié à 12 ans à la photographie par son grand-père, se passionne pour le médium mais il va faire aussi du cinéma, du documentaire expérimental. Toute sa vie, il filmera et continuera à faire des photos, mais dans deux démarches, deux gestes séparés. "Peut-être que je prends des photos parce que le temps va trop vite, et que je fais des films parce que je manque de temps… Il n'y a pas un temps mais des temps, des couches de temps", dira-t-il.

Entre 1956 et 1958 il est à Paris pour étudier à l'Idhec (devenu depuis la Femis). Ses photographies de la Ville lumière sont d'une grande beauté. Paris n'est pas une fête en ces années de fin de Guerre d'Algérie (le conflit est évoqué en passant, par des affiches) et il émane d'elles une douce mélancolie. Il capte les regards perdus et la solitude, solitude d'une figure dans un escalier du métro, solitude d'un couple qui danse dans la rue, solitude même dans la foule. Il saisit magnifiquement les lumières dans la nuit, celles des enseignes de cinéma et de métro, celles des cafés embués.

Il en tire un livre, Paris mortel, et réalise aussi, avec James Blue, son premier court métrage. Dans Paris à l'aube, un personnage un peu louche arpente le cœur de la ville et les bords de Seine tandis que le soleil se lève, au son du jazz de Derry Hall.

Johan van der Keuken, Montagnes dehors, montagnes dedans, Plan de la Tour, 1975. Collection Maison Européenne de la Photographie (© Noshka van der Lely)

Réalité et pensée

"Paris mortel est à mon sens sur la même ligne que les films que j'ai faits par la suite. Dans ces films, il y a aussi, en plus de cette grande attention portée à la forme, pratiquement toujours la même présence du contact immédiat avec les gens, la confrontation aux circonstances, l'interaction émotionnelle et souvent névralgique entre celui qui voit et celui qui est vu, souvent aussi la réticence à braquer l'appareil sur quelqu'un. Pour moi, à la fin des année 50 et au début des années 60, la photographie avait aussi cette dimension d'action, d'intervention, d'intense contact !", dira l'artiste.

Dans la troisième salle sont exposées des photographies des années 1970 et 1980 où l'aspect formel et son intérêt pour l'espace et la surface dominent : il joue avec le motif d'un carrelage, qui devient quasiment un motif cubiste sur lequel il pose une chaise, une table. A travers le cadre d'une fenêtre, les montagnes semblent se projeter sur le relief des draps du lit (Montagnes dehors, montagnes dedans, Plan-de-la-Tour, 1975). A Patmos (Grèce), il prend la lumière crue sur un champ et une aire de battage à des distances différentes.

Tout le cinéma de Johan Van der Keuken est une réflexion sur le réel. Documentaire, il est en même temps profondément subjectif et expérimental, sans oublier l'aspect politique. "Faire du cinéma, je crois, c'est essayer d'organiser le plus véridiquement, le plus directement, un processus de pensée à partir d'images extraites de la réalité visible; une pensée inséparable du fait qu'il s'agit d'images mouvantes avec du son", disait-il.

Johan van der Keuken, Passant, 1982. Collection Noshka Van der Lely, Amsterdam (© Noshka van der Lely)

Un chat pour surprendre les attentes

Quand, en 1968, il répond à une commande de court métrage de la télévision, une sorte de cadavre exquis policier, c'est son chat qu'il met en scène, en disant que "le film doit être un moyen d'amener le changement", qu'il faut "aller à l'encontre des attentes".

Van der Keuken peut répéter une scène en boucle, comme le jeune homme au panier de basket dans Un moment de silence (1960-63). Ou réutiliser des plans de ses films précédents. Le son et la musique sont toujours très importants dans son travail.

Il faut voir L'Enfant aveugle (1964), un film d'une grande sensualité sur la perception et les sens, tourné dans une école de jeunes non-voyants, qu'il suit dans leur apprentissage, leurs jeux. Il filme la joie d'une petite fille qui serre un pigeon dans ses bras, une impressionnante course à pied, leurs promenades dans le parc où ils se tiennent les uns aux autres. Il suit de près la marche d'un garçon dans la ville, avec sa canne blanche.

Rythme

Il ne faut pas rater non plus Temps Travail (2000), virtuose ballet de plans extrêmement courts où il montre les gestes du travail à travers le monde, d'une bourse asiatique à une chaîne de montage ou au façonnage d'un mur en terre en Afrique, en passant par le maquillage, la coiffure, les travaux des champs ici ou là, la couture, le tissage ou le filage de la laine. A un rythme effréné, il saisit les matières et la sensualité du geste.

Dans les années 1970, le cinéma de Van der Keuken s'est nettement engagé, il a voyagé partout dans le monde et s'est fait l'écho des tensions Nord-Sud. Il a réalisé des longs métrages qui ne sont pas présentés au Jeu de Paume en raison de leur format trop long pour une exposition. Celle-ci donne très envie de voir toute son oeuvre.

Johan Van der Keuken, le rythme des images
Au Jeu de Paume jusqu'au 17 septembre 2023
1 place de la Concorde, Paris 1er
Du mardi au dimanche 11h-19h, le mardi jusqu'à 21h
Tarifs : 12 € / 9 € / 7,50 €

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