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Dorothea Lange et les Etats-Unis des années 1930 au Jeu de Paume : nocturnes exceptionnelles

Le Jeu de Paume présente un monument de la photographie documentaire, Dorothea Lange : ses images de la grande dépression des années 1930 à travers les Etats-Unis, et, pour la première fois en France, son travail dans les camps d'internement des Américains d'origine japonaise pendant la guerre (jusqu'au 27 janvier 2019, avec des nocturnes expetionnelles du 18 au 27 jusqu'à 21 heures)
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
A gauche, photo de Paul S. Taylor, "Dorothea Lange au Texas sur les Plaines" vers 1935 - A droite, Dorothea Lange, "Near Eutah, Alabama", 1936
 (A gauche et à droite © The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California, City of Oakland. Gift of Paul S. Taylor)

L'exposition du Jeu de Paume se concentre sur la période période 1933-1942, une époque de bouleversements aux Etats-Unis, après le krach boursier de 1929 et une série de sécheresses et d'inondations qui ont jeté sur les routes des milliers d'agriculteurs paupérisés. Dorothea Lange va documenter leurs migrations, leurs conditions de vie ou le développement fantastique des chantiers navals en Californie.
 
Dorothea Lange est née en 1895 à Hoboken dans le New Jersey et grandit à New York. Elle s'installe en 1918 à San Francisco comme photographe de portrait. En 1932, alors qu'elle a déjà 37 ans, elle commence à sortir de son studio. Depuis sa fenêtre elle a été touchée par la misère et la détresse des chômeurs et elle descend dans la rue. Témoins de cette période, la célèbre photo à la soupe populaire, "White Angel Breadline" (1933) ou des images de chômeurs qui dorment par terre dans la rue.
 
Ses photos sont remarquées, notamment par Paul Schuster Taylor, économiste spécialiste des conflits agricoles, qui commence à travailler avec elle pour illustrer ses articles. Elle l'accompagne pour rendre compte des migrations du Middle West paupérisé vers la Californie rurale.

Reportage : N. Lemarignier / J-M. Lequertier / D. Hamdad

Sur les routes des Etats-Unis pour la FSA

A partir de 1935, Dorothea Lange travaille, pendant six ans, pour des agences gouvernementales, dans le cadre du New Deal qui, après le krach boursier, entend réorganiser l'économie et lance un programme de grands travaux. La Farm Security Administration (FSA), née dans ce cadre, visait à un réaménagement rural et développait des programmes pour favoriser l'emploi. Sa division de l'information employait neuf photographes et a créé une archive gigantesque de plus de 130.000 négatifs. Dorothea Lange elle-même en a produit plus de 4000 pour la FSA à partir de 1937, dont un tiers sont présentés dans l'exposition sous forme de microfiches sur de grandes tables lumineuses.
 
Dorothea Lange a sillonné les Etats-Unis en voiture, d'est en ouest et du nord au sud. Elle a parcouru 22 Etats, avec un enthousiasme que décrit son assistant Ron Partridge dans un film projeté au Jeu de Paume. Elle lui demandait de rouler doucement, pour ne rien rater. Elle s'arrêtait dès qu'elle voyait des hébergements de fortune, tentes, cabanes et elle allait à la rencontre des migrants. Dans ce film, elle raconte comment elle abordait les gens : elle se présentait, expliquait ce qu'elle faisait, racontait combien elle avait d'enfants. De cette façon, "je n'avais jamais l'impression de m'imposer", dit-elle.
Dorothea Lange, "Toward Los Angeles, California", 1937
 (The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California)

L'importance des légendes

La photographe accorde autant d'importance au texte qu'à l'image, aux légendes qui accompagnent ses photos. Elle recueille ce que lui racontent les gens et s'empresse, avec enthousiasme, de le consigner, pour ne pas trahir leurs témoignages. Ceux d'hommes et de femmes qui disent toute la détresse et l'impuissance des déplacés qui n'ont plus "d'endroit où aller". De petits paysans blancs et aussi des noirs, comme cette "ancienne esclave à la longue mémoire", dans l'Alabama. "Je ne vole jamais une photo", disait-elle, affirmant souhaiter travailler en collaboration avec ses sujets.
 
Homme de dos sur la route, avec son baluchon, tentes de fortune ou cabanes précaires hébergeant des familles nombreuses, pieds nus dans la terre, ses compositions sont particulièrement soignées et au-delà de leur valeur documentaire, leur beauté plastique ne peut pas nous échapper. Leur force semble être au service du message documentaire. Il n'y pas de misérabilisme : Dorothea Lange photographie souvent en contreplongée, ce qui rend à ses sujets grandeur et dignité. Ses cinq fermiers texans en ligne, campés sur leurs pieds, bras croisés ou mains dans les poches ("Former Texas farmers displaced by power farming", mai 1937) sont formidables.
Dorothea Lange, "Migrant Mother, Nipomo, California", 1936
 (The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California, City of Oakland. Gift of Paul S. Taylor)

Le paradoxe de la "Migrant Mother"

L'image la plus célèbre de Dorothea Lange, la "Migrant Mother" (mère migrante), pose paradoxalement la question de la limite de sa démarche. L'image connue est la dernière de sept prises de vue. La photographe a vu cette femme sous une tente, l'air tragique, ses enfants blottis contre elle, près du camp de ramasseurs de petits pois de Nipomo en Californie. Elle s'est sentie "attirée comme un aimant", racontera-t-elle. Elle l'a prise, d'abord en plan large, puis elle s'est approchée. On découvre dans l'exposition cinq des cadrages.
 
Florence Thompson (on a connu son identité bien plus tard, quand elle a été retrouvée par des journalistes) est devenue le symbole de la pauvreté aux Etats-Unis dans les années 1930. Roy Stryker, le directeur de la FSA, a vu dans la "Migrant Mother" l'image absolue de la grande dépression, une image qui a été largement diffusée dans la presse.
 
Elle a été contestée, quand Florence Thompson, à la fin des années 1970, a raconté son histoire. Cette femme est devenue malgré elle le symbole de la pauvreté blanche déplacée alors qu'elle était d'origine cherokee, ne travaillait pas là et s'y trouvait par hasard, suite à une panne de voiture. Et la photo ne lui a rien rapporté, s'est-elle plainte.
Dorothea Lange, "Japanese Children with Tags, Hayward, California", 8 mai 1942
 (The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California)

La détresse des Américains d'origine japonaise internés en 1942

Les photographies des camps d'internement des Américains d'origine japonaise, sont la grande découverte de l'exposition. En 1942, après Pearl Harbour, le gouvernement américain décide de faire interner dans des camps les ressortissants d'origine japonaise résidant sur la côte Pacifique.
 
Ce sont des familles entières, enfants, parents, grands-parents, 110.000 personnes au total, qui sont expulsées de leurs logements, de leurs commerces et transportées dans une dizaine de camps installés dans des zones désertiques au climat rude.
 
L'armée américaine, souhaitant montrer qu'on ne les maltraite pas, passe une commande à Dorothea Lange qui couvre toutes les étapes de cet internement dans trois régions de Californie. Dans une dizaine de tirages et un long diaporama qu'il faut prendre le temps de regarder, on voit les commerces fermés et perdus. Ironie de l'histoire, l'un d'entre eux s'appelle "I Am An American" (je suis Américain).

Des photos jamais montrées en France 

Certes, ces hommes, ces femmes et ces enfants ne sont pas maltraités physiquement, et la photographe n'a pas le droit de montrer les militaires qui les encadrent, mais la violence psychologique est grande et perceptible. On voit la détresse d'une vieille dame sur le départ avec ses sacs, la dignité d'un vieux monsieur assis sur une chaise, des enfants portant des étiquettes, des tas de bagages entassés avant le voyage. Devant des baraquements, des internés bénévoles font l'école aux enfants, assis dans le sable. Les personnes internées sont utilisées pour fabriquer des filets de camouflage pour l'armée.
 
Cette mission auprès de gens qui sont enfermés en raison de leurs seules origines a mis Dorothea Lange mal à l'aise. Ses photos montrent un respect et une empathie qui n'a pas plu à l'armée. Elles n'avaient pas été publiées jusqu'en 2006 et jamais montrées en France.

Une exposition à ne pas rater, pour voir, revoir et découvrir de nouveaux aspects de l'oeuvre d'une grande photographe, la première à avoir eu une exposition personnelle au Museum of Modern Art de New York en 1966.

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