Dave Heath, le photographe de la solitude, pour la première fois à Paris, au Bal
Dave Heath (1931-2016) est un "oublié" de l'histoire de la photographie. Et pourtant, il a publié "un livre très important, qui a inspiré de nombreux photographes", nous dit Diane Dufour, la codirectrice du Bal, qui lui consacre sa première exposition importante en Europe.
"Quand j'ai commencé la photographie, j'ai remarqué son livre sur les étagères de nombreux photographes", raconte le galeriste new-yorkais Howard Greenberg, qui le représente. "Il était connu et respecté parmi les photographes mais inconnu du public. Il n'est toujours pas un photographe célèbre mais tout doucement, ça avance." Présent dans les collections nord-américaines, Dave Heath a été exposé surtout aux Etats-Unis et au Canada, où il a enseigné la photographe et passé la fin de sa vie.
La photographie pour se raccrocher à la vie
Né à Philadelphie en 1931, Dave Heath est abandonné à 4 ans par ses parents et passe son enfance d'orphelinat en famille d'accueil. A 15 ans, il voit un reportage dans Life, consacré à un jeune orphelin comme lui, qui le décide à se lancer dans la photographie. Ce reportage est "à la fois une vision de ce qui lui est promis et une façon d'y échapper", raconte Diane Dufour. Comme si la photographie lui sauvait la vie.Il étudie l'art à Philadelphie et à Chicago et commence à photographier à la fin des années 1940, travaillant comme assistant de photographes commerciaux pour gagner sa vie. Dans un entretien réalisé en 1988 et reproduit dans le livre publié à l'occasion de l'exposition ("Dialogues With Solitudes", coédité par Le Bal et Steidl), il raconte comment il a travaillé comme serveur la nuit, profitant de ses journées pour prendre des photos et les développer dans un club photo.
Incorporé dans l'armée en 1952, il part en Corée en 1953 comme mitrailleur et y photographie ses compagnons, loin du front, dans leurs moments de repos. Des images très sombres où il les saisit dans leurs pensées, dans leurs rêves, se tenant la tête dans les mains, fumant une cigarette, le regard au loin.
Un "absorbement" qui suspend le temps
C'est à ce moment-là qu'il arrive à capter ce qu'il appelle un "absorbement, une concentration plus intérieure qui suspend le temps" et qui constituera le cœur de son travail. "Il y a une immobilité étrange dans les visages des soldats, tout est suspendu", dit-il.Les tirages sont magnifiques : ils sont tous de la main de Dave Heath lui-même, qui avait pris des cours avec Eugene Smith et était reconnu comme un des meilleurs tireurs de son époque. Il pratiquait le "bleaching" qui consistait à tirer très noir et à blanchir certaines zones avec un produit chimique.
Le grand livre de Dave Heath, c'est "A Dialogue With Solitude", une espèce de poème photographique conçu en 1961 et publié en 1965, dont la maquette originale est présentée au rez-de-chaussée du Bal. Des pages où "se dégage un rythme dans les blancs. Il est très libre dans le positionnement des images", fait remarquer Diane Dufour. Il divise l'ouvrage en une dizaine de "temps" thématiques introduits par des citations littéraires : la violence, l'amour, la vieillesse, l'enfance…
A l'époque, le livre n'intéresse pas les éditeurs, c'est un imprimeur qui le réalise, pour faire sa propre publicité. "La publication de ce livre relève de l'anomalie", disait Dave Heath. Tiré à peu d'exemplaires, il a été réédité une fois, et il est aujourd'hui épuisé.
Dominé par le sentiment de solitude
Dave Heath, c'est le photographe de la solitude. Marqué par son histoire, il cherche dans la foule les regards perdus, les individus isolés dans la multitude. Il se disait lui-même dominé par le sentiment de solitude. "Ce qui l'intéresse, c'est de photographier l'autre dans ses pensées intérieures, ses tourments", souligne Diane Dufour : "Il essaie d'aller derrière la surface." Et il projette sa propre solitude sur celle qu'il repère dans des individus perdus dans la foule. "'A Dialogue With Solitude' est un autoportrait, le résultat d'une quête, celle de figures anonymes dans lesquelles je me suis reconnu", disait-il.Les sentiments captés par l'objectif de Dave Heath vont de la légère mélancolie au désespoir, comme celui que semble exprimer un jeune garçon noir qui tient sa tête dans la main. Les couples, même enlacés, ne se regardent pas. Deux filles regardent dans des directions opposées. Les jeux des enfants sont toujours cruels et ceux-ci finissent seuls. Une maquette pour un projet intitulé "A Sparrow Fallen" (Un moineau tombé), montre des images déchirantes d'un petit garçon noir qui pleure, visiblement brutalisé par ses compagnons.
Dave Heath a beaucoup photographié à New York, puis à travers les Etats-Unis grâce à deux bourses Guggenheim successives. Il se rendait souvent à Washington Square où il pouvait se fondre dans la foule et s'approcher sans se faire voir. Les photographies en gros plan, volées dans la foule, donnent une impression de proximité sans qu'il y ait de communication entre le photographe et ses personnages. On se promène dans le sous-sol du Bal parmi ces images comme dans une foule.
Des images suspendues et pourtant inscrites dans leur temps
Les figures des images de Dave Heath semblent extraites de tout contexte de lieu ou même de temps. Et pourtant elles s'inscrivent dans une époque, celle des années 1960, du combat pour les droits civiques, du combat des femmes, de la guerre du Vietnam. Dave Heath a fréquenté les poètes de la Beat Generation à Greenwich Village. C'est comme si l'inquiétude qui se dégage des visages était celle d'une société qui vacille.Pour resituer le travail de Dave Heath dans le contexte de l'époque, Le Bal a choisi de le faire dialoguer avec trois films emblématiques du cinéma indépendant américain, projetés in extenso dans l'exposition. Dans "Salesman" d'Albert et David Maysles et Charlotte Mitchell Zwerin (1968), on suit les pérégrinations de quatre vendeurs de bibles au porte à porte, qui dessinent le portrait d'une Amérique désenchantée. Dans "Portrait of Jason" de Shirley Clarke (1966), un prostitué drogué noir interprète le personnage qu'il s'est inventé, dans une chambre d'hôtel. Dans "The Savage Eye" (1960), une femme divorcée débarque à Los Angeles pour refaire sa vie et sombre dans la solitude, des séquences documentaires sur la ville alternant avec son dialogue intérieur.
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