August Sander photographe des juifs et des nazis au Mémorial de la Shoah
August Sander (1876-1964) serait sans doute devenu mineur comme son père si sa rencontre avec un photographe sur un terril de Herdorf où il avait commencé à travailler adolescent n'avait pas changé le cours de sa vie. Il s'installe en 1910 à Cologne où il ouvre son propre studio. Parallèlement à son travail commercial, il a un projet personnel, qu'il baptise "Les Hommes du XXe siècle", pour lequel il fait des portraits de gens de tous métiers et toutes catégories sociales à travers l'Allemagne. Un projet colossal et magnifique qui lui fait tirer le portrait de familles de paysans, d'ouvriers, d'industriels, d'artistes, de chômeurs….
Si August Sander n'est pas militant, il est pacifiste et socialiste. Il est proche des "artistes progressistes", un groupe de peintres, sculpteurs, graveurs et photographes de gauche qui défendent une expression "objective". Des artistes dont les œuvres figurent dans l'exposition d'"art dégénéré" organisée par les nazis en 1937.
Un premier ouvrage censuré par les nazis en 1936
Sander à publié en 1929 un premier livre, "Antlitz der Zeit" (Visage d'une époque), un recueil de 60 portraits, interdit en 1936 par les nazis, qui détruisent ses plaques photographiques.Malgré ses déboires, à la fin des années 1930, il continue à photographier les Allemands dans son studio, parmi lesquels de nombreux juifs de Cologne, qui ont besoin de photos d'identité pour refaire leurs papiers auxquels on ajoute désormais le "J", ou de faire un passeport pour quitter le pays, surtout après la Nuit de cristal, en 1938, qui sera suivie par des déportations massives. Dans son studio défilent aussi des SS, SA et jeunes hitlériens en uniforme.
C'est autour de ces portraits de "persécutés" (le terme est de Sander lui-même) et de "persécuteurs" que le Mémorial de la Shoah organise une exposition qui nous permet aussi de voir ou revoir ses images plus connues de la société allemande sous la République de Weimar.
Des tirages contact posthumes
Des tirages contact de portraits de juifs de Cologne, dignes, bien habillés, au sourire retenu, dont August Sander a perçu l'inquiétude, sont accrochés de façon serrée, sur deux lignes.A côté, il y a les photos de prison (des contacts aussi) d'Erich Sander, son fils : des portraits de ses compagnons de captivité et des autoportraits. Erich Sander, philosophe et communiste, a été arrêté en 1934 et passera dix ans en prison avant de mourir d'une appendicite mal soignée. Il travaille comme photographe pour l'administration pénitentiaire mais réussit aussi à recevoir clandestinement un appareil photo personnel, évoqué dans une lettre à ses parents, et à faire sortir des négatifs.
Les contacts exposés ont été faits après la mort d'August Sander et ont donné lieu à des recherches qui ont permis d'identifier quelques-unes de ces personnes et de remonter le fil de leur histoire. Certaines ont péri dans les camps mais d'autres ont pu s'exiler et survivre. Ces images font partie de celles qui n'ont pas été retenues par August Sander pour sa grande œuvre, "Les hommes du XXe siècle".
Juifs et nationaux-socialistes face à face
C'est dans la salle à côté, une salle circulaire, que sont exposés des tirages plus grands des images qu'August Sander a retenues pour publier dans son ouvrage.Dix "nationaux-socialistes" (le terme est de lui aussi) en uniforme, dont un très jeune militant hitlérien, et douze "persécutés" juifs se font face. Ce qui trouble le plus, c'est la dimension humaine des personnages, la même des deux côtés de la salle. Si ce n'était les uniformes, on aurait du mal à les distinguer.L'objectif d'August Sander n'a pas du tout caricaturé ni durci les SA et SS qui viennent se faire tirer le portrait dans son studio. Son travail est comme une déclaration à l'encontre des théories des nazis, qui voulaient différencier les juifs des bons aryens. Il s'agit d'Allemands parmi d'autres, semble-t-il nous dire.
Durement affecté par le décès de son fils (une photo nous le montre assis à son bureau, sous plusieurs portraits d'Erich, dont son masque mortuaire), Sander intégrera aussi une douzaine de ses photographies de "prisonniers politiques", faites en détention, dont les portraits d'un résistant français au sourire doux, Marcel Ancelin, saisi les épaules nues ce qui ajoute à l'impression de fragilité.
Les traces de la vie dans un visage
S'il a eu tendance, pendant la guerre, à photographier des fleurs et des paysages, August Sander s'est aussi intéressé aux étrangers soumis au travail obligatoire en Allemagne, dont quelques portraits sont aussi exposés ici.Après la guerre, il se remet à son grand projet de faire "un tableau de (son) temps", qui ne sera publié qu'après sa mort. L'exposition nous montre des extraits de cette fresque de plusieurs centaines de portraits divisée en 7 chapitres et 45 porfolios de 6 à 12 photos. Il a représenté 600 professions à la campagne et à la ville. Il y a les célèbres trois jeunes paysans en habit du dimanche, ou le manœuvre qui porte des briques, une mère ouvrière réjouie qui tient son bébé à bout de bras, trois "révolutionnaires", des industriels et des commerçants opulents, un lycéen dandy, une femme de ménage avec son balai ou un gros pâtissier tournant une grande cuiller dans une marmite. Ils sont tous au même niveau, aucun jugement, aucune stigmatisation ni idéalisation.
"A travers l'expression d'un visage, nous pouvons immédiatement déterminer quel travail il (l'individu) accomplit ou n'accomplit pas, dans ses traits nous lisons s'il éprouve du chagrin ou de la joie, car la vie y laisse immanquablement ses traces. Un poème dit : 'Dans chaque visage d'homme, son histoire est écrite de la façon la plus claire. L'un sait la lire, l'autre non'", disait August Sander dans une conférence en 1931. Manifestement, il savait la lire.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.