Au Bal, Stéphane Duroy traque les drames de l'Histoire, d'Europe en Amérique
Au rez-de-chaussée du Bal, c'est l'Europe de Stéphane Duroy qu'on peut voir. Une Europe grise et qu'on devine froide sous une fine couche de neige, généralement en noir et blanc avec quelques images en couleur tout aussi grises, parfois relevées de rouge ou de bleu.
L'accrochage est très réussi, sobre, aéré, il y a peu d'images mais elles sont essentielles, aucun bavardage : des tirages classiques de formats très différents s'égrènent autour de la salle, une série de petites images côtoie des photos de taille moyenne ou un grand format. Il évoque quarante ans de pérégrinations à travers l'Europe, d'ouest en est, sur les traces de l'Histoire, à la recherche de ce qui a pu provoquer les tragédies et les guerres.
Détresse en Angleterre
D'abord, depuis 1977, Stéphane Duroy s'intéresse au Royaume-Uni et à sa classe ouvrière frappée par le thatchérisme. Dans les années 1980, un commerce abandonné à Londres, des gueules abîmées dans un pub, un alignement de tristes maisons ouvrières à Belfast, une femme dans une lumière blafarde à Glasgow disent la détresse et la perplexité d'un monde en pleine mutation.En écho, un paysage industriel abandonné en 1995, un coin de pièce décrépit d'une maison abandonnée en Bretagne en 2010, un homme renversé sur un banc à Berlin en 2013, un type allongé de tout son long sur le trottoir à côté d'un cercueil à Chios (Grèce), semblent nous dire que ça ne va pas mieux depuis et que toute l'Europe est frappée.
Sur le mur opposé de la salle, l'est de l'Europe. En même temps mais un peu plus tard, à partir de 1979, Stéphane Duroy est allé très régulièrement (il parle lui-même de parcours obsessionnel) à Berlin-Ouest. Pour lui, la ville s'est imposée "comme le lien de cause à effet, le lieu où furent décidées les grandes orientations qui ont généré la tragédie européenne". Il a voulu "comprendre l'Allemagne, celle qui donna naissance au nazisme, ce phénomène, unique dans l'Histoire, généré par un peuple si parfaitement civilisé".
Du mur de Berlin à Verdun
Stéphane Duroy était à Berlin au moment de la chute du mur. Il a fait une photo formidable de ce béton qui s'écroule dans l'obscurité, tirée en grand format. Ensuite, au début des années 1990, il s'est rendu derrière le rideau de fer, il a vu les baraquements d'Auschwitz, l'hiver toujours, une voiture isolée sur une route déserte en Slovaquie, avec des barres grises dans le fond. Dans toute cette grisaille, le théâtre de Lodz, tout rouge, est comme une tache de sang.Et enfin, au milieu de tout ça, le paysage désolé de Douaumont sous la neige, et la boucle est bouclée. "Ce ne fut qu'en 1997, à Verdun, dans le paysage encore meurtri par l'acharnement des batailles de 1914-1918 que je compris la cohérence de cette longue histoire", écrit Stéphane Duroy dans l'exposition.
"Aujourd'hui, recrudescente, la détresse humaine demeure – quel que soit son visage : solitude, exclusion, chômage, racisme, antisémitisme… - une menace réelle pour la collectivité quand un nombre infime d'individus accède au savoir, lassant la majorité dans l'ignorance et le mépris", écrivait-il à Berlin en décembre 2010, pour un de ses livres, "Geisterbild" (2012).
Les Etats-Unis, conséquence des tragédies de l'Europe
Après les tirages classiques du rez-de-chaussée, changement radical d'ambiance au sous-sol du Bal, où Stéphane Duroy fait exploser les cadres de la photographie, dans une "tentative d'épuisement du livre". Le livre dont il s'agit, c'est un ouvrage sur l'Amérique, "Unknown", paru en 2007.Car, à partir de 1984, dans le prolongement de sa réflexion, il a voyagé de l'autre côté de l'Atlantique : les Etats-Unis étaient la conséquence des tragédies de l'Europe, terre d'exil pour les Européens qui les ont fuies. Il avait besoin d'aller voir là-bas. Il s'est concentré sur New-York, porte d'entrée pour les immigrants, et Butte, qui a eu son âge d'or avant d'être désertée, victime de la crise minière, une petite ville du Montana qu'il voit comme l'"achèvement de la lente migration".
Les images du livre naviguent donc entre Coney Island sous la pluie, Chinatown et le Lower East Side de Manhattan, les maisons en bois et caravanes de Butte et la population modeste qui les habite.
Epuiser le livre
Stéphane Duroy a agrandi certaines des images du livre pour les coller au mur jusqu'au plafond, en papier peint. Dans un grand paysage désolé en couleur, il a incrusté de petits tirages noir et blanc décrivant une triste réalité sociale. D'autres images se chevauchent. Un bras coupé pose une pièce sur un comptoir. Au fond, un drapeau américain en mauvais état pendouille.Au centre de la salle, dans trois vitrines horizontales, une multitude d'exemplaires ouverts ou fermés de "Unknown" sont posés sur des feuilles de journaux. Car, au moment de la publication de l'ouvrage, Stéphane Duroy en avait récupéré une centaine qui lui servent depuis de matière première. Sur les pages imprimées, il a peint, il a mis de la couleur sur des images noir et blanc.
Il a collé des fragments de journaux, comme le titre du New York Times du 15 juillet 2016 sur l'attaque de Nice, posé sur un paysage paisible en couleur. D'autres titres évoquent la présidentielle américaine. Car des drames de l'Europe on peut aboutir aux folies de l'Amérique.
"Unknown", l'exilé inconnu ?
Sur deux photos de maisons modestes en bois, comme des symboles de l'Amérique précaire il a écrit en noir SUB PRIME ou HOBO HOUSE (maison vagabonde) tandis qu'au mur, encadrant une caravane dans l'hiver, sont inscrits les mots NO RETURN.
"Unknown", le titre du livre, c'est ce qui est écrit sur une petite pierre tombale nichée dans les herbes du Montana. Comme si nous pouvions nous retrouver dans cet exilé inconnu.
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