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"Guernica" au Musée Picasso de Paris : histoire d'un chef-d'œuvre et d'un symbole

Vous ne verrez plus "Guernica" à Paris. Bien que créé dans la capitale française, le célébrissime tableau de Picasso, conservé au Musée Reina Sofia de Madrid ne voyage plus. Mais le Musée national Picasso revient, cinquante ans plus tard, sur l'histoire et la postérité d'une œuvre qui est devenue un chef-d'œuvre de l'art moderne et un symbole politique (jusqu'au 29 juillet).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
A gauche, les ruines de la ville basque de Gernika après le bombardement de 1937 - A droite, photo de Dora Maar : Picasso accroupi travaillant à Guernica, Paris, 1937, Musée national Picasso-Paris
 (A gauche © photo AP / SIPA - A droite © RMN-­‐Grand Palais / Franck Raux ©Sucession Picasso 2018)

"Guernica", qui est devenu un symbole de paix et de lutte contre la barbarie après avoir représenté le combat du peuple espagnol contre le franquisme, est le grand absent de l'exposition "Guernica". Mais une reproduction légèrement agrandie accueille le public dans le hall du Musée national Picasso de Paris.
 
"Guernica" est en même temps un chef-d'œuvre de l'art moderne et un symbole politique, la synthèse d'années de recherches plastiques de Picasso (quand il le peint en 1937, il a 56 ans) et l'expression de sa révolte devant l'horreur du bombardement de la ville basque de Gernika, le 26 avril 1937, par les aviations de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste, soutiens des franquistes.
 
C'est grâce à des prêts d'études et de "post-scriptums" du musée madrilène Reina Sofia et des documents qu'il conserve lui-même que le Musée national Picasso de Paris raconte, en son absence, la genèse et le destin de cette toile en noir et blanc de 3,49 mètres sur 7,76. Seule une partie du châssis originel, qui a dû être remplacé, témoignera de la réalité de l'œuvre.

Pablo Picasso, "Corrida : la mort du torero", 19 septembre 1933, Musée national Picasso-Paris
 (RMN­‐Grand Palais / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2018)

Le chaos de la guerre

Dans un coin, un taureau, qui symbolise sans doute le peuple espagnol, regarde la scène chaotique où les figures s'enchevêtrent, dans un huis clos angoissant. Au premier plan, un soldat à terre, bouche ouverte, tient encore un glaive brisé à la main. Un milicien basque ou bien un symbole plus général des victimes de toutes les batailles ? Un cheval éventré hurle sa douleur.
 
A gauche, une femme hurle aussi, renversée en arrière, son enfant mort dans les bras. Un oiseau discret (la colombe de la paix ?) jette aussi un cri vers le ciel. A droite, une autre figure féminine lève les bras au ciel, sous les flammes de sa maison, tandis qu'une troisième lève les yeux vers une ampoule. Celle-ci jette sur la scène une lumière pleine de piquants, symbolisant le feu des bombardements. Une dernière tient à la main une lampe : l'espoir, la vérité ?
 
La première salle de l'exposition décortique le tableau, analysant ainsi chaque figure.
 
Des affiches des républicains et des brigades internationales témoignent du contexte de la guerre civile espagnole, opposant depuis juillet 1936 les troupes nationalistes du général Francisco Franco et le gouvernement républicain.

Le décryptage de Nicolas Chateauneuf

Une commande pour l'Exposition internationale de Paris

Des œuvres de Picasso du début des années 1930 viennent souligner la continuité iconographique de "Guernica" avec ces dessins de Minotaure, une petite huile sur bois de 1933, "Corrida, la mort du taureau", où le corps du taureau et celui du cheval s'enchevêtrent, le torero écrasé entre les deux. Ou encore une petite "Crucifixion" de 1930 où des figures, bouches grandes ouvertes, crient leur douleur.
 
Fin 1936 ou début 1937, la République espagnole a commandé à Picasso une œuvre de grandes dimensions pour son pavillon à l'Exposition internationale des arts et techniques qui doit se tenir à Paris à partir du mois de mai 1937. L'artiste ne semble pas très inspiré et, si l'on en croit les premières esquisses qu'il dessine, c'est un sujet plutôt intime qu'il a en tête, même si un poing levé peut laisser penser qu'il hésite avec une œuvre plus engagée.
 
C'est le bombardement de Gernika qui déclenche tout : Picasso en prend connaissance deux jours après le drame, dans L'Humanité du 28 avril, qui titre : "Milles bombes incendiaires lancées par les avions d'Hitler et de Mussolini réduisent en cendres la ville de Guernica". Gabriel Péri évoque dans les colonnes du quotidien communiste les victimes civiles brûlées vives par les incendies déclenchés par les bombes.
 
Après, tout va très vite : trois jours plus tard, le projet pour l'exposition internationale commence à prendre forme, "Guernica" est en route : Picasso enchaîne les études préparatoires. Le 1er mai une colombe sort des entrailles d'un cheval hurlant, une femme brandit une lampe. Le 2 mai, il dessine une étude de tête de cheval, le 8 mai une étude d'une mère avec son enfant mort. Il exécute ensuite la toile en un temps record, entre le 10 mai et le 4 juin, dans son atelier de la rue des Grands-Augustins.
Dora Maar, Huile sur toile "Guernica" en cours d'exécution, état VII, atelier des Grands-Augustins, Pari, en mai-juin 1937, Paris, 1937, Musée national Picasso-Paris, don Succession Picasso, 1992
 (RMN­‐Grand Palais / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2018 )

Dora Maar photographie la progression de l'oeuvre

On peut assister aux états successifs de l'œuvre grâce aux photos de Dora Maar, la compagne de Picasso, artiste surréaliste d'origine croate et militante antifasciste, qu'il a rencontrée un an plus tôt. Elle a été chargée de ce travail par l'éditeur Christian Zervos pour un numéro spécial de la revue Cahiers d'art.
 
Et "Guernica" est exposé à partir du 24 mai au pavillon de la République espagnole de l'Exposition internationale, évoqué par une maquette et des photos par François Kollar de l'œuvre in situ. Joan Miró vend une affiche "Aidez l'Espagne" pour soutenir les républicains, des cartes postales reproduisant "Guernica" sont éditées.
 
La guerre continue, comme nous le rappelle une femme pleurant son mari allongé au sol, saisie par le photographe Agustí Centelles après le bombardement de Lleida en Catalogne, le 2 novembre 1937. Il  visait une école et a fait 300 morts dont 48 enfants. Picasso peint alors toute une série de "femmes qui pleurent", aux traits de Dora Maar, tête renversée et bouche ouverte en signe de douleur, un mouchoir sur les yeux ou entre les dents.
 
En avril 1939, les franquistes gagnent la guerre et des milliers de républicains fuient le pays. De nombreux documents, retrouvés dans les archives privées de Picasso, attestent de l'engagement de l'artiste qui fait un don au comité d'accueil des intellectuels espagnols, qui est sollicité pour offrir une œuvre à la République espagnole ou pour aider à faire sortir un ami de Miró d'un camp.
Pablo Picasso, "Portrait de Dora Maar", Paris 1937, Musée national Picasso-Paris
 (RMN-­Grand Palais / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2018)

Picasso : "La peinture est un instrument de guerre"

Une fois exposé à l'Exposition internationale, "Guernica" ne revient pas dans l'atelier de Picasso, le tableau lui échappe en quelque sorte. L'œuvre devient un outil de propagande servant à lever des fonds pour les républicains espagnols et un symbole de la lutte contre la dictature. Elle voyage en Angleterre, aux Etats-Unis et, quand la Seconde Guerre mondiale est déclenchée, elle est confiée par Picasso au MoMA (Museum of Modern Art) de New York. Dans les années 1950, elle est exposée à Milan en 1953, à Paris au Musée des Arts décoratifs en 1955, à Stockholm en 1956, comme nous le montrent des photos où on voit la toile déroulée puis accrochée dans les musées du monde.
 
Madrid réclame que "Guernica", devenu une œuvre culte, "rentre" en Espagne (elle n'y a jamais été puisqu'elle a été peinte à Paris). Picasso, très attaché à son tableau, refuse catégoriquement qu'il y soit transféré. Les convictions politiques de celui qui disait que "la peinture n'est pas faite pour décorer les appartements", que "c'est un instrument de guerre offensive et défensive contre l'ennemi", ne se sont pas démenties.
Installation de "Guernica" au Casón del Buen Retiro (musée du Prado) à Madrid le 16 octobre 1981
 (EFE /Newscom / MaxPPP)

Guernica à Madrid en 1981

 "Je ne veux pas que le tableau 'Guernica' ainsi que tous les travaux préparatoires entrent et séjournent en Espagne aussi longtemps que Franco sera vivant (…) 'Guernica', c'est ma vie. 'Guernica', c'est ce qui compte le plus à mes yeux", dit-il en 1969, selon des propos rapportés par Roland Dumas, sollicité en tant qu'avocat pour le règlement de cette affaire.
 
L'œuvre n'ira en Espagne qu'une fois "la République restaurée", déclare-t-il au Monde. Picasso meurt en 1973, Franco en 1975 et c'est une monarchie constitutionnelle qui est instaurée. Mais avec le retour de la démocratie, "Guernica" est transféré à Madrid en 1981. Elle est exposée d'abord au Cason del Buen Retiro du Musée du Prado, puis à partir de 1992 au Museo Reina Sofia d'où elle ne bouge plus.
 
Pour attester de la place particulière de "Guernica" dans l'histoire de l'art, le parcours de l'exposition est ponctué d'œuvres contemporaines réalisées en hommage au chef-d'œuvre de Picasso, en reprenant son message politique.

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