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Les années romaines de Caravage au musée Jacquemart-André à Paris

Dix toiles du Caravage sont réunies au musée Jacquemart-André, entourées d'œuvres de son époque. Ça peut sembler peu mais il s'agit de la première exposition du Caravage à Paris depuis 1965. Et ne serait-ce que pour voir ces quelques chefs-d'œuvre de ses années romaines, où il a développé le principe du clair-obscur, il ne faut pas la rater (jusqu'au 28 janvier 2019).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Michelangelo Merisi dit Caravage : à gauche "Le jeune saint Jean-Baptiste au bélier", 1602, Musei Capitolini, Pincacoteca Capitolina, Rome, Archvio Fotografico dei Musei Capitolini - à droite "Saint Jérôme écrivant", vers 1605, Galleria Borghese, Rome
 (A gauche © Roma, Sovrintendenza Capitolina ai Beni Culturali - A droite © Ministero dei Beni e delle Attività Culturali e del Turismo - Galleria Borghese)

D'un réalisme cru, le "Judith décapitant Holopherne" de Caravage nous accueille dans l'exposition du musée Jacquemart-André. Une jeune femme d'une grande beauté, l'air à peine perturbé, tranche la gorge d'un homme, la bouche grande ouverte, qui s'accroche à son lit dans un dernier geste de défense. À côté, une vieille servante toute ridée regarde la scène saisie de près, l'œil épouvanté. La toile avait été commandée vers 1600 à Caravage par le banquier génois Ottavio Costa, un de ses grands mécènes, qui l'avait accrochée dans son palais derrière un rideau qu'il écartait pour provoquer la stupeur chez ses visiteurs.

Michelangelo Merisi, dit Caravage "Judith décapitant Holopherne", 1598, Gallerie Nazionali di Art Antica di Roma. Palazzo Barberini, Rome
 (Gallerie Nazionali di Arte Antica di Roma. Palazzo Barberini Foto di Mauro Coen )

Une Judith réaliste

Jusque-là, dans la peinture italienne, la figure de Judith était une icône de la justice, quelqu'un qui avait triomphé de l'ennemi du peuple, explique Francesca Cappelletti, la commissaire de l'exposition. Ici, l'accent est mis sur la beauté de la jeune femme, sur son pouvoir de séduction, souligne-t-elle.
 
Le tableau est entouré d'autres œuvres de ses contemporains : plus tard, Carlo Saraceni et Orazio Gentileschi, qui étaient des amis de Caravage, offrent des interprétations différentes de cet épisode de la Bible, très à la mode à l'époque.
 
Le Musée Jacquemart-André a réussi à réunir dix tableaux de Caravage, de sa seule période romaine, grâce à des prêts exceptionnels. Dix, ça peut sembler peu mais dix chefs-d'œuvre, c'est beaucoup. Et c'est un exploit si on considère qu'on ne connait au peintre qu'une petite soixantaine d'œuvres, que les musées qui les possèdent rechignent à s'en séparer. Sept des toiles exposées n'avaient jamais été montrées à Paris.
 
Ces œuvres sont entourées de toiles d'autres artistes qui travaillent à Rome en même temps que lui, pour le resituer dans son époque. "L'idée, c'était de montrer les contemporains plutôt que le caravagisme et ses suiveurs. On a utilisé le prisme de la rivalité et de l'amitié sur des thèmes, des inspirations poétiques qui ont eu un grand succès à Rome grâce à la présence de Caravage", explique la commissaire.
Michelangelo Merisi, dit Caravage, "Le Joueur de luth", 1595-1596, Musée national de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg
 (The State Hermitage Museum / photo by Pavel Demidov )

Musique profane

Né à Milan en 1571, Michelangelo Merisi dit Caravage travaille quatre ans dans l'atelier d'un peintre de renom, Simone Peterzano (on ne connaît aucune de ses œuvres lombardes) et arrive à Rome au début des années 1590.
 
Il va travailler dans plusieurs ateliers, dont celui de Giuseppe Cesari, dit le Cavalier d'Arpin, où il est chargé de peindre les fleurs et les fruits dans de grandes compositions. Une tâche pour laquelle il fait preuve de talent, comme le montre son "Joueur de luth", un tableau du musée de l'Ermitage tout récemment restauré et montré pour la première fois en dehors de Saint-Pétersbourg, dans toute sa lumière et ses couleurs éclatantes. Une des inventions de Caravage, ce sont ces scènes de musique profane : un jeune homme, le regard perdu, joue du luth, une partition étalée devant lui, à côté d'un bouquet et de quelques fruits et légumes. La partition a été identifiée comme un madrigal. Le thème du musicien chantant un chagrin d'amour est repris par Bartolomeo Cavarozzi, qui excelle aussi dans la corbeille de fruits débordant de raisin.
Bartolomeo Manfredi, "Saint Jean-Baptiste tenant un mouton", Musée du Louvre, Paris
 ( RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda)

Des modèles vivants

Autre caractéristique de l'art de Caravage : il peint d'après un modèle vivant. "On avait toujours fait des études à partir de modèles vivants, mais on pensait qu'il fallait s'inspirer de l'antique, de la sculpture, de la grande peinture de la Renaissance. Pour Caravage, la peinture d'après modèle vivant, c'est la vraie manière de peindre", souligne Francesca Cappelletti. Son "Jeune saint Jean-Baptiste au bélier" de la Pinacothèque capitoline à Rome, nu joyeux, est vivant au point que la chair semble palpiter devant nos yeux. À tel point que "certains contemporains ont pensé qu'il s'agissait de peinture profane", raconte la commissaire.
 
Le peintre détourne les iconographies consacrées : le traditionnel mouton de saint Jean-Baptiste devient un bélier, qu'il embrasse. Caravage inspire les autres peintres, comme Bartolomeo Manfredi, un de ses disciples, qui reprend la proximité entre l'animal et le saint, le mouton posant sa patte sur le bras du jeune garçon.
 
"On a voulu évoquer l'idée qu'il y avait bien d'autres peintres, des peintres très importants à Rome, à l'époque de Caravage", dit Francesca Cappelletti. Pour en témoigner, une "Adoration des bergers" d'Annibal Carrache, "le plus grand peintre bolonais", venu à Rome pour travailler pour des commanditaires aussi importants que la famille Farnese. Il était aussi le peintre favori de Pietro Aldobrandini, neveu du pape. "Sa peinture très élégante, très sophistiquée" restait dans la tradition de la Renaissance. "Il en faisait quelque chose d'actuel sans trahir les grands maîtres", souligne la commissaire.
Michelangelo Merisi, dit Caravage, "Saint François en méditation", vers 1606, Museo Civico Ala Ponzone, Crémone
 ( Museo Civico "Ala Ponzone" - Cremona, Italy)

En méditation

À côté sont évoqués les "ennemis" de Caravage, avec une esquisse de la "Résurrection du Christ" qui a valu à Giovanni Baglione les sarcasmes. Baglione imite le style de Caravage et entre en rivalité, travaillant pour les mêmes commanditaires.
 
Un poème se moquant de l'art de Baglione est attribué à Caravage qui est traîné en justice par la victime. Celui-ci nie en être l'auteur mais soutient que la peinture de Baglione est "empruntée".
 
La rivalité et la haine entre les deux peintres est illustrée par une autre œuvre de Baglione, "L'Amour sacré terrassant l'amour profane", où certains ont cru reconnaître Caravage sous les traits du diable.
 
Une salle consacrée à des "images de la méditation" est un concentré de chefs-d'œuvre. Le "Saint François en méditation" de Crémone, œuvre monochrome et intense, côtoie le "Saint Jérôme écrivant", à la composition virtuose, l'horizontale du bras du saint allongé sur les livres coupant la verticale des pieds de la table, un crâne étant posé pour équilibrer la figure du saint, le tout en trois couleurs, blanc, rouge, brun, sous un grand vide obscur. On est en 1605, à la fin du séjour romain de Caravage, et loin du charmant "Joueur de luth" de 1595. Tous les détails superflus ont disparu, et le principe du clair-obscur qui va être la marque du Caravage se met en place.
Michelangelo Merisi, dit Caravage, "Ecce Homo", Musei di Strada Nuova - Palazzo Bianco, Gênes
 (Musei di Strada Nuova, Genova )

Ecce Homo

Une histoire raconte que, à la même époque, un commanditaire romain important, Massimo Massimi, avait commandé un tableau à trois artistes sur le thème de l'"Ecce Homo", les mettant en concurrence. Histoire vraie ou légende, peu importe. C'est le tableau de Ludovico Cardi, dit Cigoli, peintre florentin très apprécié à Rome, qui aurait gagné le concours. Il est exposé ici à côté d'un "Ecce Homo" de Caravage.
 
Le premier est "vraiment un grand tableau", selon Francesca Cappelletti, qui met en avant l'idée que, à l'époque, "Caravage était vraiment un peintre parmi les autres peintres". Pourtant, aujourd'hui, le tableau de Caravage paraît bien plus puissant, avec la lumière dirigée sur un jeune Christ dénudé et résigné, absorbé dans ses pensées, tandis qu'un soldat lui couvre les épaules et que Ponce Pilate en habit noir contemporain le présente à la foule.
Michelangelo Merisi, dit Caravage, "Le Souper à Emmaüs", 1605-1606, Pinacoteca di Brera, Milano
 ( Pinacoteca di Brera )

"Le souper à Emmaüs", triomphe du clair-obscur

Dernier chef-d'œuvre connu de la période romaine, "Le souper à Emmaüs" a été peint lors de la fuite de Caravage : l'artiste vient de tuer un homme et il est condamné à la mort par décapitation. Personnage sulfureux, il fera de nombreux séjours en prison pendant sa vie pour des bagarres et des beuveries.
 
Aidé par de fidèles mécènes, il s'est réfugié dans un village au sud de Rome où il peint cette toile. Le tableau est envoyé à Rome et acheté par Ottavio Costa, déjà propriétaire de la "Judith".
 
Les bruns dominent la scène intense où seuls les visages et la table sont éclairés, les deux pèlerins et les aubergistes concentrent leur attention sur le Christ, un grand vide noir dominant au-dessus d'une diagonale à gauche.
 
"On est dans la peinture sombre de Caravage, c'est le début du style de sa maturité, le style des années napolitaines où le clair-obscur va devenir vraiment le principe de tous ses tableaux", souligne la commissaire. Il mourra quatre ans plus tard, seulement, à l'âge de 38 ans, après de nombreuses autres frasques.

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