"Giorgio de Chirico, la peinture métaphysique" : les œuvres radicales et essentielles de l'artiste italien au musée de l'Orangerie
Le musée de l'Orangerie revient sur les années les plus radicales de Giorgio de Chirico, celles où il a inventé le langage singulier de sa peinture "métaphysique" (jusqu'au 14 décembre).
Ce n'est pas une rétrospective de Giorgio de Chirico (1888-1978) que propose le musée de l'Orangerie à Paris mais une petite exposition d'une soixantaine d'œuvres qui va à l'essentiel et au plus fort de l'œuvre du peintre, considéré comme un des plus grands du XXe siècle. Elle revient sur ses années parisiennes et les années de la guerre, où il a inventé le langage singulier de sa peinture "métaphysique", en même temps claire et enigmatique.
"On a fait le choix de montrer cette période qui est la plus célébrée, la plus radicale, défendue tant par Picasso que par les surréalistes, avec des œuvres relativement rares et des éléments inédits comme les archives et les dessins, qu'on montre très rarement", explique Cécile Debray, la directrice du musée de l'Orangerie.
L'exposition n'a pas pu ouvrir en mars comme prévu en raison du confinement, mais "le tiers des œuvres étaient arrivées et par bonheur celles qui devaient venir des Etats-Unis étaient déjà là", se réjouit-elle.
Un peintre cosmopolite
La période couverte par l'exposition correspond aux dates de la collection du musée de l'Orangerie, celle de Paul Guillaume (acquise par l'Etat en 1950). Il se trouve que Paul Guillaume fut son le premier marchand du peintre, pendant sa période parisienne et au-delà. Et pourtant le musée ne conserve aucune de ses toiles car elles furent dispersées par la veuve du marchand à sa mort.
"Il m'a semblé qu'il était très important de revenir sur ces quelques années qui vont être cruciales pour plusieurs raisons. D'abord le titre magnifique et en même temps très intimidant de peinture métaphysique a jeté une sorte de voile de mystère sur cette peinture et la rend presque hermétique : les sujets sont d'ailleurs très mystérieux, un peu obscurs. Il m'a semblé important de revenir sur cette période ne serait-ce que pour donner les éléments historiques pour comprendre comment Chirico s'est construit", explique Cécile Debray.
Si on voit communément en Giorgio De Chirico un peintre italien, c'était en réalité un cosmopolite. Quand il arrive à Paris en 1911, il a peu séjourné en Italie. Il a grandi en Grèce, à Volós et à Athènes, dans une famille de nationalité italienne installée de longue date en Grèce. Après la mort de son père, il vit plusieurs années avec sa mère et son frère à Munich où il poursuit ses études à l'Académie des Beaux-Arts. Quand, de passage en Italie en 1911, il est incorporé pour son service militaire, il se sauve de la caserne et part pour Paris.
La "beauté de la matière"
C'est sur de rares toiles de la période allemande que s'ouvre l'exposition, une époque où De Chirico est marqué par la peinture symboliste de Boecklin, où il lit Schopenhauer et Nietzsche. Il peint alors des œuvres inspirées des mythes de la Grèce antique qui lui rappellent son enfance.
Lors de séjours en Italie, entre 1909 et 1911, De Chirico est impressionné par la place Santa Croce à Florence, il suit les pas de Nietzche à Turin, et des éléments de sa peinture "métaphysique" commencent à se mettre en place, avec déjà des places vides, des arcades, des ombres étranges. Mais c'est à Paris que va s'épanouir son art profondément nouveau basé non sur l'apparence des choses mais sur leurs significations ou les associations d'idées qu'elles peuvent provoquer.
C'est une "métaphysique" du réel qu'il invente, il dit la trouver dans "cette même tranquille et absurde beauté de la matière", grâce à "la clarté de la couleur" et "l'exactitude des volumes". De Chirico est convaincu qu'"il y a bien plus d'énigmes dans l'ombre d'un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures".
Il peint des toiles où le temps s'est arrêté aux aiguilles d'une horloge, une référence à "l'éternel présent" de Nietzche. On reconnaît les arcades de Turin et ses Ariane couchées sont une autre allusion au philosophe. Un train passe souvent dans le paysage, évoquant la figure paternelle trop tôt disparue (son père travaillait dans les chemins de fer).
Des associations incongrues
Si les sculptures représentées dans sa peinture et certains éléments architecturaux peuvent évoquer l'Antiquité, il y introduit aussi des éléments contemporains comme des cheminées d'usines en brique. Motifs horizontaux et verticaux, figures allongées et tours, évoquent le féminin et le masculin.
"L'abolition du sens en art, ce n'est pas nous les peintres qui l'avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient au polonais Nietzsche, et si le français Rimbaud fut le premier à l'appliquer dans la poésie, c'est votre serviteur qui l'appliqua pour la première fois dans la peinture", dira-t-il en 1919. C'est à Paris qu'il découvre la poésie de Rimbaud. Il se met à faire des associations incongrues dans ses œuvres où on peut trouver des bananes à côté d'un buste antique, des artichauts devant un train qui passe.
Un artiste en lien avec l'avant-garde de son temps
La peinture de Chirico est singulière, et pourtant à Paris il est de plain pied dans la vie artistique de son temps. Avec son frère Alberto Savinio, musicien, il fréquente les artistes et les intellectuels. Il a visité l'atelier de Picasso et "quand il découvre ses nus, ça va révolutionner son regard sur les corps, on voit que sa série des Ariane devient beaucoup plus sculpturale", remarque Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l'Orangerie et co-commissaire de l'exposition.
Picasso lui-même a été impressionné par De Chirico à qui il rend hommage en 1915 avec sa toile L'homme assis au chapeau melon. A Paris De Chirico rencontre également Modigliani. "C'est quelqu'un qui a été pleinement en lien avec l'avant-garde de son temps. Il n'était pas du tout dans une démarche solitaire. Ça nous permet de revoir la manière de lire sa peinture", souligne Cécile Girardeau.
Il a été soutenu par le poète Guillaume Apollinaire, également critique d'art, qui l'a encouragé en 1913 à exposer ses œuvres dans son atelier. Et puis De Chirico a profondément marqué les surréalistes. André Breton l'a découvert chez Apollinaire en 1916. Le père du surréalisme racontait qu'il était descendu d'un bus en voyant une de ses toiles dans la vitrine de la galerie Paul Guillaume : c'était Le Cerveau de l'enfant (Le Revenant, 1914), qu'il a achetée et conservée jusqu'à sa mort. Le père du surréalisme voyait dans la figure centrale aux yeux clos, qui tient un livre, la figure de "peintre voyant" soumis à une "illumination".
Le tournant de la guerre
Le séjour parisien de De Chirico est écourté par la Grande Guerre : pensant qu'elle ne durera pas et ne souhaitant plus être considéré comme un déserteur, il rentre en Italie pour rejoindre l'armée. Il est rapidement admis à la Villa del Seminario de Ferrare, un établissement pour les traumatisés et mutilés de guerre. Sa peinture commence à se transformer. Il réalise des tableaux plus denses, des scènes d'intérieur où s'entassent des mannequins sans yeux, des prothèses, des planches anatomiques et des éléments de la vie quotidienne du centre, pieds de table, hameçons et poissons.
L'exposition se clôt sur ces années de guerre, avant qu'André Breton l'excommunie, lui reprochant de s'être renié plus tard en revenant à des inspirations classiques et de s'être "pastiché dérisoirement". De Chirico en fut très vexé et lui en voulut à mort. Cinquante ans plus tard, en 1977, dans une interview télévisée, il traitait Breton de "soi-disant poète", le décrivant comme "un garçon qui se donnait beaucoup d'importance".
Giorgio de Chirico, la peinture métaphysique
Musée de l'Orangerie
Jardin des Tuileries (côté Seine), place de la Concorde, 75001 Paris
Ouvert tous les jours sauf le mardi, 9h-18h
Tarifs, 12,50 € / 10 €
Du 16 septembre au 14 décembre 2020
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