Le musée insolite de Marcel Broodthaers à la Monnaie de Paris
Marcel Broodthaers est un artiste aux multiples facettes. Né dans la commune de Saint-Gilles à Bruxelles en 1924, il entame des études de chimie qu'il abandonne rapidement pour se consacrer à la poésie. Il ouvre une librairie, fait des reportages photo, activités qui rapportent peu.
En 1963, il plante dans le plâtre 50 invendus de son dernier recueil : "Pense-Bête", exposé dans la galerie Saint Laurent à Bruxelles, marque son entrée dans le monde des arts visuels, sans jamais oublier les mots qui rappellent sa première vocation et son interrogation incessante sur le rapport entre le texte et l'image.
Il se met à assembler des objets, des moules dans des casseroles, des coquilles d'oeuf…
"Une fiction permet de saisir la vérité"
En 1968, alors que la contestation bat son plein et qu'il participe à une réflexion collective sur l'art, Marcel Broodthaers raconte que l'idée du musée lui est venue un peu par hasard, "d'une circonstance". Il attendait du monde chez lui pour une réunion. Pour asseoir les gens, il commande des caisses en bois qui servent au transport des œuvres d'art, et alors qu'il les installe, il se dit "Mais au fond, le musée, c'est ceci". De ce "Musée d'art moderne, Département des Aigles", il se proclame directeur et conservateur.Un musée imaginaire car, pour son inventeur, "une fiction permet de saisir la vérité et en même temps ce qu'elle cache".
Mettre en évidence le désert du monde de l'art
On est accueilli, sur le tapis en velours rouge de l'escalier de la Monnaie de Paris par une malle en osier, dont Marcel Broodthaers disait qu'elle "contient des messages à moi confiés par l'Etat d'un autre hémisphère". Lieu du mystère et invitation au voyage, cette malle nous emmène dans la première salle, un "Jardin d'hiver", où des gravures d'éléphants et de chameaux sont accrochées au milieu de "palmiers" qui évoquent "le désert régnant dans notre société, le désert du loisir, le désert finalement du monde de l'art".Lors d'une exposition en 1974 à Bruxelles, l'artiste avait fait venir un chameau du zoo d'Anvers qu'il menait lui-même dans le hall du Palais des Beaux-Arts.
L'exposition devient œuvre d'art
La "Salle blanche" est une reconstitution, en bois brut, d'une pièce de sa maison, créée en 1975. Les murs de cette pièce vide sont couverts de mots qui font référence à la pratique artistique (huile, composition, châssis, perspective…) et au marché de l'art (galerie, collectionneur, pourcentage, voleur).A l'origine de son musée, dont les différentes "sections" imaginées pendant trois ans vont voyager dans de prestigieuses expositions en Europe, Marcel Broodthaers remplace des chefs-d'œuvre de la peinture par des copies, collant des cartes postales au mur ou les montrant en diapositives projetées sur les fameuses caisses en bois. C'est la "Section XIXe siècle" et l'exposition elle-même devient œuvre d'art.
Ceci n'est pas une œuvre d'art
Pourquoi "Département des aigles" ? Le nom est né d'un poème qu'il avait écrit, dit-il. "O Tristesse envol de canards sauvages, O mélancolie aigre château des aigles". Il se met à rassembler une collection de 300 objets ou peintures représentant le roi des oiseaux, allégorie du pouvoir et de l'esprit de conquête. C'est la "Section des Figures. L'Aigle de l'Oligocène à nos jours" reconstituée également à la Monnaie de Paris.Une accumulation foutraque qui va du maillot de foot à l'immense pupitre d'église en bois, de l'antique machine à écrire à des albums illustrés pour enfants. Trois œufs côtoient un livre sur lequel une loupe agrandit le mot "aigle". Sans oublier une boite de Boules Quies, un paquet de pâtes italiennes, des aquarelles, une pub pour du champagne, pourvu que le volatile soit représenté dessus. Et, clin d'œil à la pipe de Magritte, chaque objet a son cartel numéroté dans le désordre, avec la mention "Ceci n'est pas une œuvre d'art".
La valeur de l'art
Plus loin, il va s'interroger sur l'économie de l'art et sa valeur, dans sa "Section financière" où il déclare le musée "à vendre pour cause de faillite" et où il édite un lingot frappé d'un aigle. Le lingot, devenu œuvre d'art, doit être vendu au double de la valeur de l'or, l'art valant alors autant que l'or. Sur deux tableaux baptisés "MUSEUM-MUSEUM, 1972", une série de lingots sont représentés avec des noms de peintres et des mots tels que IMITATION, COPIE, ORIGINAL.Art, artiste, œuvre aux dépens de la vie ? "Monsieur Teste", clin d'œil au personnage d'écrivain qui refuse le succès imaginé par Paul Valéry, est un automate assis sur un fauteuil en rotin avec un magazine, qui tourne constamment la tête, devant un paysage de plage et de palmiers (toujours les palmiers).
Le film ou le prolongement du langage
Dans une salle de taille assez réduite, cinq projecteurs bourdonnent en même temps. Car en 1970, Marcel Broodthaers avait aussi monté un "Cinéma Modèle" où il projetait cinq petits films hommages à Magritte, Baudelaire, La Fontaine, Schwitters, Mallarmé, où on retrouve son univers poétique et surréaliste. Il y mêle toujours le texte et l'image, utilisant le langage comme outil visuel. Dans "La Pluie", par exemple, il se met en scène en train d'écrire avec une plume et un encrier, sous un déluge qui efface son texte au fur et à mesure. "Je ne suis pas cinéaste. Le film, pour moi, c'est le prolongement du langage", disait-il en 1968.Qualifié par son auteur de "mensonge" et de "tromperie" au même titre que le musée officiel, le "musée fictif" allait-il jeter "un jour nouveau sur les mécanismes de l'art, de monde et de la vie de l'art" ? "Avec mon musée, je pose la question. C'est pourquoi je n'ai pas besoin de donner la réponse", disait Marcel Broodthaers. Dernier pied-de-nez, il est mort le 28 janvier 1976, le jour même de ses 52 ans.
Musée d'art moderne – Département des Aigles, Marcel Broodthaers, Monnaie de Paris, 11 quai de Conti, 75006 Paris
Tous les jours, 11h-19h, jeudi jusqu'à 22h
Tarifs 12€ / 8 €
Du 18 avril au 5 juillet 2015
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