La céramique et le vivant, histoire d'une liaison paradoxale au Musée national de Sèvres
Une magnifique exposition du Musée de Sèvres (Hauts-de-Seine), "Formes vivantes", nous montre comment la céramique, matière minérale et donc inerte, nous parle constamment du monde vivant. Jusqu'au 7 mai 2023.
Des plats extraordinaires de Bernard Palissy ornés d'animaux moulés ou des assiettes de Sèvres décorées d'oiseaux à des œuvres contemporaines, en passant par des vases Art nouveau ou des pièces biomédicales imprimées en 3D, le Musée national de Sèvres (Hauts-de-Seine) explore les liens entre la céramique, issue du monde minéral, et le monde vivant auquel elle fait constamment référence.
Née au musée Adrien Dubouché de Limoges en 2019-2021, l'exposition Formes vivantes a été reprise au musée de Sèvres, avec davantage d'œuvres de ses collections et une scénographie différente. Elle présente 350 pièces prêtées par Limoges, le musée de la Renaissance d'Ecouen, le Louvre, le musée d'Orsay, le Musée des arts décoratifs, le musée de l'Ecole de Nancy…
Les formes organiques omniprésentes dans la céramique
"L'exposition Formes vivantes vient d'un paradoxe, l'omniprésence dans l'histoire de la céramique de formes organiques reprenant, imitant le végétal, l'animal et l'humain. Or la céramique, ce n'est pas vivant, c'est cuit à des températures qui ne laissent aucune chance au vivant", commente Jean-Charles Hameau, conservateur du patrimoine au musée national Adrien Dubouché de Limoges et co-commissaire de l'exposition.
L'exposition s'ouvre sur une espèce de cabinet de curiosités où un morceau de kaolin et des coquillages côtoient un vase en grès (1997) du Japonais Shoko Koike en forme florale ou un sucrier rose vif en forme de coquillage argonaute de 1819. Celui-ci vient d'être acquis par préemption par le Musée de Sèvres, raconte Judith Cernogora, conservatrice du patrimoine à Sèvres et co-commissaire de l'exposition. Bien que produit à la manufacture, il n'était pas dans les collections. "On a adoré le côté fantasque, voire kitsch, de ce rose", se réjouit-elle.
On verra d'abord des œuvres naturalistes, qui veulent représenter fidèlement la nature. Au XVIe siècle, époque où l'histoire naturelle devient une discipline scientifique en Europe, Bernard Palissy, potier, verrier et aussi arpenteur géomètre, crée des plats délirants et des décors de grottes en céramique. Pour être au plus près de ses sujets, il réalise des moules à partir d'empreintes de végétaux et d'animaux, grenouille, serpent, corbeau et même d'un bébé phoque. Certains sont toujours conservés à Ecouen et on peut les découvrir dans l'exposition, ainsi que des fragments de la grotte des Tuileries, aujourd'hui disparue.
Science, nature et céramique
En écho, l'artiste contemporain belge Johan Creten a créé à Sèvres des Vagues pour Palissy, comme des enroulements "viscéraux" qui se soulèvent. Le Français Jean Girel, lui, imite dans ses très belles pièces les peaux d'animaux, non pas par leur texture mais grâce à des couleurs très subtiles. "Je mets des couches d'éléments minéraux et d'émail qui créent l'illusion de l'épiderme de la grenouille ou du serpent que j'ai envie d'évoquer", explique-t-il. L'artiste raconte qu'il a abandonné la peinture, car il avait besoin de reprendre contact avec la nature. "Je sentais qu'on entrait dans une période déshumanisée, virtuelle et j'avais l'impression que la céramique pouvait devenir l'art majeur du 21e siècle", dit-il.
Au XVIIIe siècle l'observation scientifique s'affine. Des assiettes d'un "service aux oiseaux" de Sèvres commencent à représenter fidèlement différentes espèces, s'inspirant des gravures scientifiques. La manufacture de Meissen en Allemagne produit des animaux en porcelaine blanche d'une vérité criante.
La vérité du corps humain est saisie aussi par le moulage de masques mortuaires. Les fameux "bols-seins" conçus pour boire du lait et créés à Sèvres pour Marie-Antoinette sont remis au goût du jour par des artistes contemporains.
Du style rocaille à l'Art nouveau
D'autres artistes laissent une part plus grande à l'imaginaire dans la représentation de la nature. Le style rocaille offre des pièces chargées, aux lignes courbes, inspirées de formes de coquillages ou de végétaux. L'incroyable saucière "Duplessis" à motif de vague de 1756 est un tour de force technique en raison de sa forme. Elle est accompagnée de son moule en terre cuite, pièce rarissime.
Autre grand moment, l'Art nouveau, avec ses lignes déliées et sa stylisation du végétal. C'est aussi un moment charnière à Sèvres. "Il correspond à la nomination d'un nouveau directeur artistique, Alexandre Sandier en 1897 qui renouvelle les formes et les décors" et inscrit la manufacture dans l'art de son temps, raconte Judith Cernogora. Alexandre Sandier imagine, à partir de sept lignes, 2 800 formes de vases différentes. 300 ont été produites à la manufacture.
Hector Guimard, connu pour ses décors des entrées de stations de métro crée aussi des pièces de céramique, dont un impressionnant Vase des Binelles. Emile Gallée s'intéresse, lui à la dégénérescence et la fin du vivant avec un vase dit "à la grenade éclatée". Quelques années plus tôt, à la fin du XIXe siècle, Jean Carriès a créé des animaux hybrides en grès comme sa Grenouille à oreilles de lapin.
Jusqu'à l'intérieur du vivant
Aujourd'hui, Jean Fontaine mêle animal et humain pour créer des monstres, faisant surgir d'une empreinte de corps humain une tête de gorille. Nadège Mouyssinat, elle, combine deux éléments en porcelaine blanche, comme un "patrimoine génétique de base", qu'elle assemble pour créer des pièces aériennes toutes différentes.
Le voyage se termine à l'intérieur même du vivant, entre médecine et imaginaire, avec les organes bizarres de Valérie Delarue, un calamar coupé en tranches révélant des viscères étranges par Elsa Guillaume, une Grande vertèbre rose de Dominique Bajard, qui s'inspire des squelettes d'animaux. Ou plus prosaïquement avec des prothèses biomédicales en céramique.
"Formes vivantes", Sèvres - Manufacture et musée nationaux, 2, place de la Manufacture, 92310 Sèvres. Tous les jours sauf le mardi, le 1er janvier, le 1er mai et le 25 décembre. 10h-18h. 8 € / 6 €. Du 9 novembre 2022 au 7 mai 2023
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