Exposition "Alaïa/Grès, au-delà de la mode" : un dialogue, fascinant, entre deux couturiers sculpteurs de robes intemporelles et sexy
D'une simplicité qui cache de la complexité, les robes haute couture monochromes d'Azzedine Alaïa et de Madame Grès dialoguent à la Fondation Azzedine Alaïa à Paris. Soixante pièces mettent en valeur le caractère intemporel des créations du maître de la coupe franco-tunisien (1935-2017) et de la reine du drapé française (1903-1993).
Une communauté de création et d'esprit
L'exposition Alaïa/Grès, au-delà de la mode souligne "le destin commun des créateurs qui voulaient être sculpteurs avant de faire de la mode et qui sont devenus des sculpteurs de mode", explique Olivier Saillard, historien de la mode et commissaire de l'exposition.
Au rez-de-chaussée de la fondation, dans une scénographie épurée – où l'on redécouvre avec plaisir sur un mur des cartes marines cachées lors d'expositions précédentes –, le parcours entre les robes du soir et du jour étonne au premier abord, car il est chromatique (du noir intense au blanc plâtre). En effet, ces couturiers sont connus pour l'exercice du drapé pour l'une, de la coupe pour le second.
Au fil de la découverte des modèles exposés, on note le caractère sexy des robes de Madame Grès dans les années 1970 où c'était dans l'air du temps et aussi dans les années 1930, lorsque cela ne se faisait pas, et l'on reste sans voix devant certaines à découpes qui semblent tout juste sorties d'un tapis rouge d'aujourd'hui tant elles sont intemporelles !
Apôtres d'une certaine forme de dépouillement, leurs créations, d'une apparente simplicité, dissimulent une complexité extrême de coupe et de conception. Les deux couturiers ont épousé une communauté de création et d'esprit : les drapés que Madame Grès avait érigés en art depuis les années 1930 s'incarnent dans les robes longues, fluides et plissées d'Azzedine Alaïa. Le jersey de la couturière se traduit en maille chez le second et l'exigence des proportions et la rigueur de la coupe les unit.
"Dès que l'on a trouvé quelque chose de caractère personnel et unique, avouait Madame Grès, il faut l'exploiter à fond et en poursuivre la réalisation sans s'arrêter et jusqu'au bout". À cela, Alaïa répondait des années plus tard : "Lorsqu'une idée s'impose à soi, il faut s'en saisir au lasso, tourner autour et ne pas en déroger".
La visite se poursuit au premier étage. En haut de l'escalier, une dizaine de photographies en noir et blanc côtoient des modèles colorés – jaune, rouge. Cette pièce permet aussi de découvrir le studio du couturier au travers d'une fenêtre vitrée, de forme ronde.
Début 2023, le studio d'Azzedine Alaïa a été dévoilé. C'est sans nul doute du lieu le plus empreint de son souvenir : chaque recoin raconte le couturier, mais aussi l'homme qu'il était, permettant de l'imaginer à l'œuvre, de jour comme de nuit, dans son antre.
Derrière la vitrine-hublot, au premier plan, on aperçoit des portants, des vêtements en cours d'achèvement, des rouleaux de tissus et au fond sur le mur de brique, des photos de ses amis – Arletty, Tina Turner, Naomi Campbell, Stephanie Seymour, Bruce Weber, Marc Newson, Leila Menchari – ainsi qu'un grand miroir orné d'un cadre or pour les séances d'essayage avec les plus belles mannequins du monde. Le visiteur – qui peut percevoir l'esprit de ce lieu où les rires et les passions d'un métier semblent encore résonner – entend s'échapper la musique d'Oum Kalthoum que le couturier aimait écouter pendant qu'il travaillait.
Madame Grès, reine du drapé et des collections hors du temps
Madame Grès, de son vrai nom Germaine Krebs (1903-1993), a commencé à travailler dans les années 1930. En 1933, elle s'associa à Julie Barton pour ouvrir la maison Alix Barton qui devint Maison Alix en 1934, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elle remporte un vif succès grâce à ses modèles qui évoquent la statuaire antique et qui selon sa propre technique du drapé s'adaptent à la vie moderne.
À la suite de différends avec ses associés, elle fonde en 1942 la maison Grès, quasi-anagramme du prénom de son mari Serge. Elle installe les salons blancs de sa maison et ses ateliers 1 rue de la Paix où elle y présente, jusqu'en 1987, ses collections hors du temps. Parmi ses clientes célèbres comptent Greta Garbo, Marlene Dietrich, Maria Casares, Delphine Seyrig ou Grace Kelly.
Madame Grès, dont la maison n'existe plus aujourd'hui, a beaucoup fait pour le XXe siècle, en l'ayant traversé en marge de la mode. À tel point que son travail fascine de nos jours de jeunes créateurs comme Mossi Traoré.
Azzedine Alaïa, maître de la coupe et collectionneur
Le couturier franco-tunisien (1935-2017) a réalisé une œuvre exceptionnelle dans le domaine de la mode qui lui vaut d'être considéré comme l'un des plus talentueux créateurs de sa génération. À son arrivée à Paris en 1956, il exerce son métier de couturier pour une clientèle privée. Il est influencé par l'élégance intemporelle de certaines d'entre elles comme Louise de Vilmorin, Arletty, Simone Zehrfuss, Cécile de Rothschild ou Greta Garbo. Il présente sa première collection de prêt-à-porter en 1982. Il sera toujours au plus près des femmes dont certaines seront ses muses, Grace Jones ou Tina Turner par exemple. Il contribuera à lancer la carrière de mannequins : Naomi Campbell, Farida Khelfa, Stephanie Seymour, Tatjana Patitz, Cindy Crawford, Veronica Webb entre autres…
Il figure parmi les derniers couturiers à maîtriser toutes les étapes de la conception et de la réalisation d'un vêtement. Artiste de la coupe, héritier des maîtres de la couture, il est aussi un grand collectionneur ayant acquis plus de 15 000 pièces, témoins des créations de l'histoire de la mode au XIXe et XXe siècles. Parmi elles, 700 robes de Madame Grès figurent à l'inventaire de ce patrimoine, aujourd'hui propriété de la fondation, et une sélection de modèles et de photographies est pour la première fois présentée.
Le Palais Galliera accueille prochainement l'exposition Azzedine Alaïa, couturier collectionneur, qui présentera, pour la première fois, sa collection patrimoniale qu'il a réunie au fil du temps.
C'est au 18 rue de la Verrerie, lieu de l'exposition, que cette figure atypique de la mode a travaillé et vécu. C'est dans ce lieu que le couturier présentait ses défilés selon son propre calendrier, à l'écart de la frénésie des Fashion Weeks et sans mise en scène spectaculaire.
Ce fils d'agriculteurs, né en Tunisie, a travaillé chez une couturière de quartier pour financer ses études aux Beaux-Arts avant de tenter sa chance à Paris à la fin des années 1950. Il s'est fait connaître dans les années 1980 en inventant le body, le caleçon noir moulant, la jupe zippée dans le dos... des modèles qui ont contribué à définir la silhouette féminine sexy et conquérante d'alors.
En 2007, il décide de protéger son œuvre et sa collection d'art en fondant l'Association Azzedine Alaïa, conjointement avec son partenaire de vie, le peintre Christoph von Weyhe, et son amie l'éditrice Carla Sozzani afin que cette Association devienne la Fondation Azzedine Alaïa. Elle abrite les trésors de la maison et de son créateur, décédé en novembre 2017 à 82 ans, et expose son travail et les œuvres d'art de sa collection personnelle, à Paris, et à Sidi Bou Saïd, la ville qu'il a tant aimée. Ce collectionneur d'œuvres issues de l'art, de la mode, du design, du mobilier et de la photographie, aimait aussi lire des ouvrages consacrés à ces univers et aux artistes qui l'inspiraient. En mémoire de cette passion, son Association a ouvert fin 2018 une librairie dans la cour intérieure de la maison où il vivait et travaillait.
Exposition "Alaïa/Grès, au-delà de la mode", prolongée jusqu'au 20 mai 2024. Fondation Azzedine Alaïa. 18 rue de la Verrerie, 75004 Paris.
À noter : un catalogue d'exposition publié par Damiani, sous la direction de Carla Sozzani, avec des textes d'Anne Graire, petite-fille de Madame Grès et Olivier Saillard, met en lumière le dialogue entre les deux couturiers devenus sculpteurs de robes.
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