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"DAU" : une expérience originale mais pas révolutionnaire

Qualifié de révolutionnaire, "DAU" promettait une immersion dans un laboratoire soumis aux codes de l'Union soviétique. Nous avons tenté l'expérience en nous rendant au Théâtre de la Ville à Paris, qui héberge ce projet à la croisée entre cinéma, performance et expérience sociale jusqu'au 17 février. Après visite, le projet original qu'est "DAU", ne nous paraît pas avoir les moyens de sa démesure.
Article rédigé par Manon Botticelli
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Installation "DAU" au théâtre du Châtelet à Paris (fermé au public le jour de publication de cet article). 
 (Philippe LOPEZ / AFP)

Dans le monde désenchanté de "DAU", le temps s'est arrêté dans les années 1950, en Union soviétique. Les tasses de thé à fleur et les cendriers n’ont pas été vidés. Des personnages en noir et blanc, encadrés au mur, surveillent nos allées et venues.

Salle du projet "DAU" au théâtre du Châtelet à Paris (fermé au public lors de la publication de l'article). 
 (Philippe LOPEZ / AFP)
"DAU" (prononcer "Dao"). Vous avez sûrement entendu ce nom quelque part. C'est l'événement artistique underground que le tout Paris attendait. Le projet du réalisateur russe Ilya Khzhanovsky propose une immersion dans la Russie soviétique. À la croisée entre exposition, cinéma et performance, il promettait une expérience artistique et spirituelle unique.

Sur le papier, le projet paraît grandiose : un univers à parcourir entre deux théâtres parisiens, le Théâtre de la Ville et le Théâtre du Châtelet ouverts 24 heures sur 24. Une expérience immersive, personnalisée, évolutive et interactive. La réalité est moins exaltante. Abandonnons le "nous" pour un "je" d'une expérience vécue le mercredi 30 janvier.

Bienvenue au pays des Soviets

9h. Mon "visa", le ticket aux allures de passeport acheté en ligne deux jours plus tôt pour 20 euros (tarif moins de 26 ans), me permet d'entrer pour six heures de visite dans le Théâtre de la Ville. Les autres options, 24h (70 euros), illimité (150 euros), me paraissaient bien longues et onéreuses.
 
Visa de 6h pour DAU
 (Manon Botticelli)
En attendant la projection d'un film, direction le quatrième étage, baptisé "Communisme", dans les décors où l'immersion est au rendez-vous. Les salons sont ornés de fauteuils cossus et de tableaux. Dans ces pièces chargées de tissus bariolés et vieillissants, un bazar d'ustensiles laisse penser que ceux qui ont vécu ici viennent tout juste de s'évaporer. En entrant dans ces décors étranges, j'ai l'impression de déranger. Dans le grand salon, une musicienne joue de la harpe et chante un air folklorique. Plus loin, deux visiteurs ont investi une table et jouent aux dominos. On peut explorer, toucher. En revanche, pas de téléphone portable pour nous ramener à la réalité, ni prendre de photos : ceux-ci dorment dans un petit casier métallique à l'entrée.
Installation DAU, réplique d'une chambre pendant l'Union soviétique. Paris, janvier 2019.
 (Sabine Glaubitz / DPA / dpa Picture-Alliance)
9h20. Mais où le réalisateur a-t-il bien voulu en venir ? Les films m'aident à y voir un peu plus clair. Ils sont à l'origine du projet. En 2009, ce qui ne devait être qu'un biopic sur le scientifique soviétique Lev Landau se transforme en expérience cinématographique de grande ampleur. En Ukraine, Ilya Khzhanovsky reconstitue les locaux d'un institut de recherche en physique, un lieu qu'il a voulu "hors du temps". Jusqu'en 2011, il y réunit "artistes, savants, criminels, quidams". Pendant deux ans, ces participants sont isolés dans un laboratoire restituant les règles et coutumes de l'URSS totalitaire. Les personnages sont filmés par intermittence. En ressortent 13 longs métrages (qu'il est possible de visionner dans les salles du théâtre à certaines heures de diffusion). Mais le réalisateur voit plus grand. Ce qui devait être un film devient un projet "chimérique" inauguré en janvier à Paris. 

Un film cru et violent

Un tintamarre de musique rock accompagne le "DAU 10", projeté en lettres capitales sur l'écran. En une heure trente, on suit le quotidien des travailleurs de l'institut moscovite. Son but ? Créer l'homme idéal, tel que l'a fantasmé l'URSS totalitaire. Les injonctions ascétiques censées régir le laboratoire sont largement transgressées. Certaines scènes sont crues, violentes.
Séance de projection d'un des treize films de DAU au Théâtre de la ville.
 (Philippe LOPEZ / AFP)
"Je viens de voir un film avec des enfants dans des cages, ça m'a perturbé", confie Samuel, un visiteur croisé au détour d'un couloir. Le reste traîne en longueur, on comprend par bribes. "C'était nul", souffle une spectatrice à la sortie du film. "J'ai acheté un visa de 24h, mais je ne pense pas que je vais le rentabiliser", poursuit-elle. Quelques minutes plus tard, un touriste berlinois me conseille de visionner les autres films avant de me faire un avis. "Ce projet, c'est du jamais vu dans le monde", s'extasie ce visiteur venu quatre jours à Paris pour l'événement. 

Le rendez-vous des sages

11h. Les "sages" sont enfin arrivés. À l’étage "Maternité" on me propose de rencontrer pendant 40 minutes un imam, un prêtre, un chaman ou un travailleur social. Pas le choix pour moi, il ne reste que ce dernier de disponible. Avant d’entrer dans une cabine métallique, digne de Star Trek, on m’expose longuement les conditions. Tout l’entretien sera filmé, avec un DAUphone (tient les voilà). Je peux choisir à l’issue de la conversation de conserver ou de supprimer la vidéo. Si je l’enregistre, elle sera archivée par DAU et visualisable par les autres visiteurs ayant fait le même choix. Si je décide de l’effacer, je ne pourrai pas visionner les confessions des autres participants. Je m’installe, le rendez-vous commence. Le téléphone est devant moi, la caméra tourne. On me questionne sur mon expérience à DAU. Puis la conversation dévie, sur ma vie, mes rêves, les gilets jaunes et le débat national, en passant par le réchauffement climatique. Cette conversation s’apparente de plus en plus à un débat philosophique. En sortant, je choisis l’option "effacer", tout en m’interrogeant sur le sens de la vie.
Etage "Maternité" de DAU au Théâtre de la ville. Paris, janvier 2019.
 (Philippe LOPEZ / AFP)

Des couacs dignes de l'administration soviétique

L’immersion promise par DAU n'est pas totale. Je redescends régulièrement sur terre (enfin, à Paris, en 2019) face aux problèmes d'organisation. Même si on est loin de la catastrophe dont le tout Paris parle depuis vendredi soir, le 25 janvier, jour de l'inauguration.

Ce week-end, aux premiers jours d'ouverture, les défaillances ont été nombreuses et les médias se sont déchainés : "Grand Guignol à Paris", titrait Le Figaro du lundi 28 janvier. Déjà avant la première, les dessous du projet faisaient grincer des dents : dans Libération, des salariés dénonçaient des conditions de travail difficiles et une ambiance au vitriol. Jeudi 24 janvier, l'ouverture avait dû être reportée pour des problèmes de sécurité. Vendredi, les choses ne s'arrangeaient pas : files d'attentes interminables, "DAUphones", censés guider les visiteurs pour un parcours personnalisé, inopérants. Les participants se lâchaient sur les réseaux sociaux.

Ce mercredi 30 janvier au matin, rien de nouveau sous le soleil de DAU : le théâtre du Châtelet reste fermé, pas de DAUphone guides à l'horizon et le personnel encadrant semble peu au courant de ce qui se passe sur ses terres. Néanmoins, pas de file d'attente pour obtenir son visa, ni pour prendre rendez-vous avec un "sage".

13h30. Quatre heures trente, deux appels manqués et trente notifications plus tard, je retrouve le pavé parisien, sans avoir vécu l'expérience révolutionnaire promise, mais tout de même un chouette moment. Une expérience qui vaut tout juste les 20 euros déboursés. "DAU" a tout d'une curiosité, un projet bien déjanté, mais n'a pas les moyens de sa démesure. Angelo, un jeune brun croisé dans la cuisine soviétique, résume avec ironie :  "Si je n'avais pas été saoul un samedi soir lorsque j'ai acheté mon visa, je ne serais probablement pas venu ici."

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