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Ayahuasca, de la pratique chamanique à la vision artistique, au musée du Quai Branly

L'ayahuasca, plante amazonienne qui produit des visions puissantes aux motifs souvent récurrents, inspire l'artisanat local et l'art partout dans le monde. Un univers à découvrir au musée du Quai Branly à Paris jusqu'au 26 mai 2024.
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
Robert Venosa, Ayahuasca Dream, 1994, Huile sur toile, Collection Martina Hoffmann (Courtesy de l'artiste)

L'ayahuasca, plante hallucinogène utilisée depuis la nuit des temps par les peuples d'Amazonie, produit des visions qui inspirent des motifs de l'artisanat traditionnel et aussi des œuvres d'artistes contemporains péruviens, ainsi que d'artistes occidentaux dans le cadre d'une mondialisation de l'usage de la plante. Une exposition au musée du Quai Branly nous fait découvrir cet univers.

"Le fil rouge de l'exposition, c'est d'explorer la relation entre les hallucinations, les visions induites par l'ingestion de ce breuvage psychotrope, et leurs représentations iconographiques", explique David Dupuis, docteur en anthropologie, chargé de recherche à l'Inserm et commissaire de l'exposition. Celle-ci se concentre sur les Shipibo-Konibo, un peuple originaire de la région d'Ucayali au Pérou, où l'usage de la plante "a fait l'objet d'une globalisation dès les années 1950 et qui a explosé dans les années 1990 avec la naissance de ce qu'on a appelé le tourisme chamanique".

Les "kené", des motifs géométriques récurrents

Les Shipibo sont célèbres pour les motifs géométriques aux effets symétriques et labyrinthiques, appelés "kené", qu'on trouve sur leurs objets artisanaux traditionnels, céramiques, bijoux de perles, pagaies, textiles. Les magnifiques jupes, "brodées à main levée, sans repère ni dessin préalable sur le tissu, représentent environ trois mois de travail", précise David Dupuis.

Sara Flores, Sans titre (Tanan Kené), 2021, teintures végétales sur toile de coton sauvage, New York, The Shipibo-Conibo Center et Londres, White Cube Gallery (© JSP ART PHOTOGRAPHY)

Ces vêtements traditionnels, les membres d'une communauté shipibo a tenu à les porter quand David Díaz Gonzales, photographe d'origine shipibo lui-même, a voulu réaliser leur portrait en noir et blanc.

Les "kené", on peut les trouver aujourd'hui dans un artisanat commercial, à destination des marchés locaux ou des touristes, sur des bijoux ou même des masques anti-Covid.

On les trouve encore dans les œuvres d'artistes contemporains qui ont accès au marché de l'art international : les peintures sur coton de Sara Flores, les broderies sur textile de Chonon Bensho ou bien les céramiques zoomorphes de Celia Vasquez Yui. Ces artistes se disent inspirés par leurs rêves. Et, plus généralement, pour les Shipibo, les "kené" viennent des visions lors de prises d'ayahuasca.

Un premier stade de l'expérience peu affecté par la culture

"C'est intéressant, parce que les anthropologues ont plutôt tendance à penser que les représentations iconographiques sont façonnées par la culture tout comme l'expérience hallucinogène. Et là les autochtones nous disent que c'est l'expérience hallucinogène qui fait naître des formes culturelles et des formes artistiques", remarque David Dupuis.

David Díaz Gonzales/ Isá Rono, Des femmes shipibo-konibo entourent une mère avec un bébé dans les bras, 2020 (© David Díaz Gonzales / Isà Rono / courtesy de l'artiste)

Les formes géométriques, tout le monde les voit au début de l'expérience d'ayahuasca, "qu'on soit normand comme moi ou shipibo-konibo", raconte David Dupuis. Le premier stade de l'expérience hallucinogène serait très peu affecté par la culture, avant une deuxième phase plus figurative où les paysages et les figures qui apparaissent seraient façonnés par votre culture et vos souvenirs.

L'ayahuasca est une liane qui produit un effet hallucinogène et qui est utilisée par quelque 150 groupes ethniques d'Amazonie. Une section de l'exposition est consacrée à sa découverte progressive par les scientifiques occidentaux, pharmacologues, ethnobotanistes, à partir du XIXe siècle. C'est aussi le nom donné au breuvage que prennent les autochtones d'Amazonie, composé également d'une autre plante, car son principe actif, le diméthyltryptamine, est détruit par les enzymes de l'estomac et il faut la mélanger pour qu'elle produise un effet.

Des rituels qui se transforment

Traditionnellement seul le chaman prenait l'ayahuasca, pour soigner les malades. "Dans le chamanisme shipibo, chaque être a son kené, la forme géométrique qui lui correspond, chacun est recouvert de ce kené. Quand le guérisseur prend l'ayahuasca, il voit les kené sur votre corps", explique David Dupuis. Si la personne est malade, ils sont déformés. L'ayahuasca lui permet d'entrer en relation avec l'esprit des plantes et de redresser les kené.

Chonon Bensho, Moatian jonibo, 2022, broderie sur tissu, New York, The Shipibo-Conibo Center et Buenos Aires, W-Galería (Courtesy de l'artiste / © The Shipibo-Conibo Center / © W-Galería)

Mais aujourd'hui la prise d'ayahuasca s'est généralisée. Avec l'émergence du tourisme chamanique, "les Occidentaux sont arrivés avec l'idée assez intuitive pour eux que ce n'est pas le médecin qui va prendre le médicament, et la demande que les participants prennent l'ayahuasca s'est développée, ça contribue à transformer les rituels", explique le commissaire.

Une vidéo nous montre une cérémonie, où les participants ont chacun leur seau, car la prise d'ayahuasca peut être assez rude : elle s'accompagne fréquemment de nausées et de vomissements, on ne peut plus marcher. L'exposition aborde aussi la dimension sonore et olfactive du rituel. La plante ne provoque pas seulement des visions, elle décuple toutes les sensations. On découvre les chants et des parfums, comme celui, enivrant, du piri piri, qui accompagnent les rituels.

Une peinture visionnaire urbaine

Un mouvement de peinture visionnaire est né dans les villes, dans les années 1980-1990 au sein des populations métisses, dans le sillage de Pablo Amaringo (1938-2009). Au départ, cet "artiste-chamane" peignait les animaux, la forêt. Il a été le premier à peindre ses visions, à l'invitation d'un anthropologue colombien, Luis Eduardo Luna. Il y superpose des scènes naturalistes et des visions pleines de symboles comme l'anaconda, qui incarne l'esprit de l'ayahuasca et qui est récurrent dans cette peinture visionnaire. Il s'est fait connaître mondialement grâce à un livre co-écrit avec Luis Eduardo Luna, il a fondé une école à Pucallpa et initié tout un courant de peintres.

Pablo Amaringo, Cosmología amazónica, 1987, gouache sur toile, 90, collection L. E. Luna (Courtesy de l'artiste : photo © Pioneeri Production oy)

Dans ses tableaux, on peut voir "la cosmogonie assez baroque des chamanes urbains, qui mêle des êtres mythologiques très typiques de l'Amazonie comme l'anaconda et aussi un franciscain, des extraterrestres. Il donne à voir les rencontres interculturelles et la manière dont la peinture est un creuset", commente David Dupuis.

En 1953, l'écrivain américain William Burroughs voyage en Amazonie, à la recherche du yagé, nom colombien de l'ayahuasca. Il raconte son expérience dans un texte, Les lettres du Yagé. À partir de cette époque, des livres comme Les portes de la perception d'Aldous Huxley ou L'herbe du diable et la petite fumée de Carlos Castaneda qui raconte une initiation avec un sorcier mexicain (qui s'est avérée une fiction), aident à populariser la figure du chamane.

Du "tourisme chamanique" à l'art visionnaire occidental

"Ce qui était considéré comme primitif n'est plus dévalorisé mais vu au contraire comme la source d'un savoir, d'une sagesse qui pourrait aider, soigner les Occidentaux qui auraient perdu quelque chose du fait de l'industrialisation, de l'urbanisation", note David Dupuis. Et dans les années 1990, c'est un véritable "tourisme chamanique" qui se développe. Des Occidentaux vont prendre de l'ayahuasco pour guérir des maux qu'ils n'ont pas réussi à soigner ici : burn out, dépression, addictions, deuil. Des centres chamaniques ont été créés spécialement pour eux, où après la prise d'ayahuasca, ils participent à des groupes de parole. Car la plante fait remonter des souvenirs, des émotions enfouies.

Selon le commissaire, "les populations autochtones se sont plutôt bien emparées" du phénomène. "On peut voir le tourisme chamanique comme la dégradation d'une tradition", mais ça a, selon lui, "revivifié la pratique chamanique" qui était menacée.

Jan Kounen, La Rencontre, série "Premier carnet", 1999, crayon, encre, aquarelle, Paris, galerie Cinéma (Courtesy de l'artiste © galerie Cinéma)

Dans le même temps, des artistes occidentaux se sont mis à représenter les visions nées de leur expérience de l'ayahuasca, introduisant parfois dans leur travail une dimension spirituelle, utilisant des médiums classiques comme l'huile sur toile ou les nouveaux moyens numériques.

Jusqu'au réalisateur Jan Kounen qui a découvert l'ayahuasca lors d'un voyage au Pérou en 1999 quand il préparait l'adaptation de la BD Blueberry. Bouleversé par son expérience, il a dessiné tout de suite ses visions, pleines, là encore, de formes géométriques, de couleurs, de lumière, de mouvement, avant d'en faire des images de synthèse. Et puis il a réalisé un film de réalité virtuelle qui va un peu plus loin dans l'évocation de l'expérience visionnaire et dans lequel on peut s'immerger à la fin de l'exposition.

Visions chamaniques, arts de l'ayahuasca en Amazonie péruvienne
Musée du Quai Branly Jacques Chirac
37 quai Branly ou 206-218 rue de l'Université, 75007 Paris
Du mardi au dimanche, 10h30-19h, nocturne le jeudi jusqu'à 22h, fermé le lundi sauf pendant les vacances scolaires.
Du 14 novembre 2023 au 26 mai 2024

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