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Rencontre avec Carmen Mariscal qui réutilise les cadenas des ponts pour créer une "maison" fermée en forme de question sur l'amour

Une maison de 3 mètres de haut chargée de cadenas intrigue, au centre de la place du Palais Royal. Avec cette oeuvre, l'artiste Carmen Mariscal explore la symbolique du foyer, lieu de l'amour et de l'enfermement.

Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6 min
"Chez nous", installation de Carmen Mariscal, sur la place du Palais-Royal à Paris (mars 2020) (© Carmen Mariscal)

Pendant deux mois, une lourde maison sans ouvertures, est posée sur la place du Palais Royal. Pour réaliser cette œuvre baptisée Chez nous, Carmen Mariscal a utilisé les cadenas posés sur les ponts de Paris par les touristes. Elle interroge ainsi les contradictions de l'amour et du foyer, à la fois lieu sûr et lieu d'enfermement, ainsi que le charme et la violence que peut symboliser cet objet accroché sur les ponts. Nous avons rencontré l'artiste, qui propose également une installation vidéo à quelques pas de là. 

A peine posée sur la place du Palais Royal, la maison de près de 3 mètres de haut et de long, saturée de cadenas, frappe les passants, qui viennent se photographier devant. L'artiste franco-mexicaine Carmen Mariscal l'a construite sur une structure métallique couleur de rouille sur laquelle elle a posé des fragments des barrières du pont de l'Archevêché où des couples de touristes accrochent des cadenas pour sceller leur amour, et que la Ville de Paris a dû démonter parce qu'elles menaçaient de s'effondrer.

"J'ai eu l'idée de faire cette œuvre parce que j'ai vécu à Paris pendant vingt ans, et ce que j'aime le plus à Paris, c'est me promener sur les ponts", raconte Carmen Mariscal. "Cette ville que j'aime tant, je la voyais se remplir petit à petit de cadenas. Je me demandais toujours pourquoi les gens, quand ils veulent dire à l'autre qu'ils l'aiment, mettent des cadenas pour montrer leur amour. Un cadenas, ça symbolise la sécurité mais ça symbolise aussi l'enfermement ou la possession."

L'artiste Carmen Mariscal devant son installation "Chez Nous", place du Palais Royal à Paris (mars 2020) (© Carmen Mariscal)

Chaque cadenas est chargé de mémoire

Carmen Mariscal

En 2014, deux grilles sont tombées du pont des Arts. C'était dangereux et la mairie de Paris a décidé d'évacuer l'ensemble des grilles surchargées, dans une décharge en banlieue, un lieu gardé secret que Carmen Mariscal appelle "le cimetière de l'amour". C'est alors qu'elle a commencé à dessiner sa "maison" et à faire des maquettes. Le projet a mis six ans à aboutir. Elle a pu emprunter des fragments de grilles, qui appartiennent à la Ville de Paris. Celles du pont des Arts étaient trop tordues. Elle a utilisé celles du pont de l'Archevêché, en meilleur état.

Au-delà de la symbolique agressive du cadenas, elle y trouvait quelque chose de séduisant, "parce qu'ils brillaient sur le pont. Ce qui me touchait, c'est que chaque cadenas est chargé de mémoire, d'une histoire, de rêves, et on ne sait pas ce qui se passe après. Je travaille beaucoup sur la mémoire des objets." Au départ, elle a dessiné, photographié les couples en train de mettre leur cadenas, de jeter la clé dans la Seine, de s'embrasser. 

"Je voulais partir de quelque chose qui a commencé avec un acte privé sur la voie publique, qui est devenu ainsi un acte collectif, public." En construisant cette maison, elle donnait aux cadenas "une autre forme, dans un autre espace", elle leur donnait "une autre lecture dans l'espace public", qui permettait d'interroger la symbolique qu'ils portent.

Carmen Mariscal au "Cimetière de l'amour" (© Carmen Mariscal)

A l'étranger, tout le monde rêve de Paris

Carmen Mariscal s'est aussi posé la question de Paris comme ville symbole de l'amour. Un symbole plein de contradiction. "On met un cadenas parce qu'on veut appartenir à la ville, parce qu'on veut appartenir l'un à l'autre. Ils veulent appartenir à la ville, dire j'ai été ici, la ville de Paris m'appartient d'une certaine façon, mais en même temps ils sont en train de la dégrader, de dégrader ses monuments historiques."

Pour les étrangers, Paris est une ville dont on rêve. L'artiste évoque ce rêve, qu'elle a connu, elle aussi, de venir y vivre. "Quand je suis arrivée à Paris, je me sentais assez seule parce que je viens du Mexique, un pays plein de problèmes mais où tout le monde parle avec tout le monde. J'ai commencé à passer beaucoup de temps dans le métro. Le métro, c'était devenu ma vie, l'endroit où je me sentais avec les gens, un espace joyeux même si ça pouvait être dur parfois. Cette 'maison', c'est une accumulation de présences, comme le métro."

Carmen Mariscal a aussi imaginé Chez nous en pensant aux femmes et enfants victimes de violences domestiques. "Si on s'enferme l'un avec l'autre, ça peut bien se passer mais ça peut se finir en violences. C'est une question qui me préoccupe depuis très longtemps : dans mon pays, il y a dix féminicides par jour. En France ça augmente aussi. Je suis très heureuse qu'il y ait des mouvements dans le monde entier pour que les lois changent et qu'on puisse protéger les femmes. Avant, quand une femme était tuée, on disait que c'était un crime passionnel, ou que c'était une affaire privée."

Les violences domestiques, c'est quelque chose qui me préoccupe depuis longtemps

"C'est pour ça aussi que cette pièce s'appelle Chez nous : chez nous c'est à nous tous et à nous toutes, c'est une problème mondial qu'on doit résoudre." La plupart du temps, les crimes contre les femmes et les enfants ont lieu au sein du foyer, souligne l'artiste : "Le foyer peut être l'endroit le plus merveilleux du monde, le foyer ça veut dire la chaleur, la sécurité mais aussi un danger extrême. A travers cette œuvre, je voulais donner une visibilité à des associations qui donnent un foyer sûr à des femmes et des enfants victimes de violences domestiques."

La maison des cadenas, œuvre qui pèse près de cinq tonnes, est exposée sur la place du Palais Royal jusqu'au 28 avril. Ensuite, la Ville de Paris la récupérera. Sera-t-elle démontée ? "On verra. Elle ne m'appartient pas", dit Carmen Mariscal. L'artiste aimerait bien que l'oeuvre, réalisée grâce à des dons de petits et grands "mécènes" ("au départ, j'ai cherché des sponsors, mais ça n'a pas marché"), reste telle quelle. Mais à peine installée, elle semble déjà évoluer : des passants ont réussi à ajouter des cadenas, malgré le panneau demandant de ne pas y toucher.

La "maison" est complétée par une installation vidéo, baptisée justement Le Cimetière de l'amour, présentée à quelques minutes à pied, dans le beffroi de la mairie du 1er arrondissement. Une triple projection qui correspond aux "trois phases d'un cycle d'amour". Sur le mur de gauche, les cadenas sur les ponts brillent dans le soleil, les bateaux-mouches passant sur la Seine derrière eux. C'est "le temps de l'illusion". Au centre, les mains de l'artiste, rougies par la rouille, montrent des cadenas un par un, tandis qu'une voix monocorde lit les noms qui y sont inscrits, comme ceux des victimes d'une guerre ou d'une catastrophe. C'est "la fin de l'amour". A droite, on est au "cimetière de l'amour", la décharge où s'entassent les barrières aux cadenas, au milieu des herbes et de quelques fleurs, au son d'un train qui passe et des corneilles qui croassent.

"Chez Nous", de Carmen Mariscal
Place du Palais Royal, 75001 Paris
Du 12 mars au 28 avril

"Le Cimetière de l'amour"
Beffroi de la mairie du 1er arrondissement
Place du Louvre
Du 12 au 20 mars, du lundi au vendredi, 10h-13h et 14h-17h


Un spectacle son et lumière sera présenté autour de la sculpture le 31 mars sur la place du Palais Royal, de 20h30 à 23h.

Deux tables rondes sont organisées autour de l'oeuvre à l'Institut culturel du Mexique (119, rue Vieille du Temple, Paris 3e) :
"Art et violence de genre dans le foyer et au-delà", mardi 17 mars à 18h30, avec les associations française Aurore et mexicaine Espacio Mujeres. Des sacs y seront vendus à leur profit.
L'art dans l'espace public", mardi 21 avril 18h30

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