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Vente des meubles du château de Grignon : quand l'Etat brade un patrimoine inestimable

Oubliés dans le grenier du château, des meubles ont été mis à prix 170 euros lors d'une vente aux enchères en juin 2022. Adjugés 6 240 euros, ils en valaient entre 300 000 et 500 000. Le Mobilier national tente à présent de les récupérer.
Article rédigé par Rudy Degardin
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Le château de Grignon, dans la commune de Thiverval-Grignon en Ile-de-France, le 4 avril 2016. (KENZO TRIBOUILLARD / AFP)

C'est en feuilletant le catalogue de la maison de vente Daguerre que Julien Lacaze fait la malheureuse découverte. Président de l'association Sites et Monuments, ce défenseur du patrimoine remarque que des objets, parmi les trois lots à vendre, portent la marque du château de Grignon. Il enquête et constate que ces meubles achetés au prix fort en novembre, ont été vendus par l'Etat pour "une bouchée de pain" cinq mois auparavant. Il alerte La Tribune de l'art. Le scandale éclate.

Une perte considérable

Lors du déménagement de l'école AgroParisTech, du château de Grignon au plateau de Saclay, l'établissement scolaire sous tutelle du ministère de l'Agriculture, fait appel à la Direction nationale d'interventions domaniales [DNID] pour l'accompagner dans la cession de ses biens. Les agents de la DNID se rendent sur le site mais ne peuvent pas procéder au récolement du mobilier (vérification du nombre et de l'état des meubles). Le ministère de l'Agriculture révèle que : " Le mobilier était remisé depuis une quarantaine d'années dans un grenier mal éclairé. Les agents du Domaine ont [donc] travaillé à partir d'une liste et des photos fournies par l'établissement".

Du 10 au 15 juin 2022, une vente aux enchères est organisée en ligne sur le site www.encheres-domaines.gouv.fr avec l'aval de France Domaine et du ministère. Une commode d'époque Louis XVI est présentée comme une copie "de style" (autrement dit, une copie récente). La mise à prix, "qui n'est pas une estimation mais un point de départ", insiste le ministère de l'Agriculture, débute à 150 euros. Sont aussi jugés "de style" : dix chaises Louis XVI mises à prix à 50 euros et vendus 2 050 euros, ou encore une console en chêne mise à prix à 40 euros, adjugé 2 250. Selon Julien Lacaze, l'Etat ne voulait pas "prendre le risque d'être accusé par un futur acquéreur de vendre des meubles qui ne soient pas d'époque. Résultat, tout a été étiqueté comme étant 'de style' au lieu 'd'époque'".

Console en chêne mise à prix à 40 euros, adjugé 2 250 euros, en juin 2022. (Daguerre)

Perte inestimable, un ensemble de vingt sièges signés Jean-Baptiste Claude Séné, l'un des plus grands menuisiers du XVIIIe, a aussi été divisé en quatre lots, mis en vente pour 170 euros et adjugés pour 6 240 euros. Ils en valaient entre 300 000 et 500 000 euros. Au-delà de "la bêtise d'avoir divisé cet ensemble en quatre lots", le président de Sites et Monuments déplore la perte de ce patrimoine. "Ce mobilier d'Ancien régime avait été acheté par Charles X avec le château de Grignon. L'école avait aussi bénéficié d'autres commandes notamment sous Napoléon III : d'immenses canapés vendus aujourd'hui une bouchée de pain". 

D'importants dysfonctionnements

Pour ce type de vente aux enchères, l'article D. 113-16, 2° du code du patrimoine impose l'accord préalable du Mobilier national. Or, ce dernier indique que "la vente a été préparée puis organisée sans que [son] avis n’ait été sollicité." Une négligence directement imputable au ministère de l'Agriculture et aux Domaines. 

Le ministère ne compte cependant pas en rester là et affirme que "les biens du domaine public étant inaliénables, la cession réalisée est illégale. Une procédure en nullité de vente pour les fauteuils et canapés réalisés par l'ébéniste Jean Baptiste Sené ainsi que la console va être introduite". Julien Lacaze souligne cependant qu'il est aujourd'hui délicat de "plaider la nullité, quand il s'agit d'une erreur de l'Administration".   

D'autant qu'un des lot de fauteuils de l'ébéniste Jean-Baptiste Séné se trouve aujourd'hui en Angleterre. "Le pays est sorti de l'Union européenne et les conventions internationales n'ont pas forcément été signées, explique-t-il. Heureusement pour nous, le propriétaire anglais est tout à fait francophile et n'est pas hostile à ce qu'un jour le mobilier qu'il a acheté revienne en France. Mais c'est quelqu'un qui aimerait aussi, et ça me semble tout à fait normal, profiter de son achat".

Siège signé Jean-Baptiste Claude Séné, aujourd'hui en Angleterre. (DR)

Le Mobilier national déclare que "des propositions amiables ont été faites aux détenteurs actuels" et espère "reconstituer cet ensemble" afin de le "présenter au public dans un lieu prestigieux".

"Un appauvrissement de notre patrimoine commun"

Dans cette histoire, Julien Lacaze déplore "un appauvrissement de notre patrimoine commun". Lors de la même vente, a été dispersé du mobilier d'autres institutions, notamment des meubles signés Jean Prouvé, célèbre architecte et designer du XXe siècle. "Cela pose le problème plus global du sort de notre patrimoine d'Etat. Même si c'est parfois du mobilier récent, la question est la même de savoir si l'on comprend ce que l'on vend, et si on ne peut pas faire autrement pour conserver ce mobilier".

Attaché à l'histoire de l'Institut national d'agronomie (aujourd'hui AgroParisTech), Julien Lacaze se désole : "Je suis allé dans les nouveaux locaux à Paris Saclay. Et c'est terrible parce que l'école n'a plus d'âme, n'a plus de passé. Son mobilier est aujourd'hui complètement standard".

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