"Jamaica Jamaica !" Ă la Philharmonie : 5 questions au commissaire d'exposition SĂ©bastien Carayol
Sébastien Carayol, commissaire de l'exposition "Jamaica, Jamaica !" : Ma connaissance s’est bâtie via le canal londonien, où vit une forte communauté jamaïcaine. Je venais du punk rock et du rap et je n’étais pas fan de reggae jusqu’à ce que je l’entende pour la première fois sur un sound system, à Londres, il y a plus de 20 ans. Ca a été pour moi l’épiphanie de ce que peut être cette musique. J’ai ensuite commencé à aller très régulièrement à Londres parce qu’à l’époque en France il n’y avait pas vraiment de sound system comme Jah Observer, Jah Shaka ou Sir Coxsone qui jouaient les morceaux qui me plaisaient. Aujourd’hui, j’ai une collection de disques conséquente car la musique jamaicaine c’est essentiellement le vinyle et les 45T. Et puis la curiosité a fini par me pousser à aller voir sur place.
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Oui, parce que les musiques jamaïcaines souffrent de beaucoup de clichés. Et parce que l’icône Bob Marley, la première superstar du Tiers Monde, est l’arbre qui cache la forêt. A la différence de la génération d’avant la mienne, j’ai plus été marqué par l’expérience des sound systems que par Marley: il est mort quand j'avais six ans, je n'ai pas "grandi" avec lui, ce qui a donné a notre génération une expérience underground du reggae - et non celle qu’ont pu avoir les gens avant nous lorsque cette musique brassait des millions et qu'elle représentait un enjeu économique important. J’ai l’impression que dans la galaxie des grandes musiques dites "noires" (le terme est très débattable), le jazz, la soul, le funk et le rap se sont hissés à un niveau de respectabilité que n’a jamais atteint le reggae. C’est une musique très populaire, c’est vrai,  mais la partie des musiques jamaïcaines que les gens connaissent s’étale en général sur une dizaine d’années alors que c’est une musique qui a des genres et des sous genres aussi riches et variés que le jazz ou le blues. Ca c’est quelque chose qui me tenait à cœur de défendre.
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Je veux montrer non seulement la diversitĂ© musicale mais aussi tout ce que la JamaĂŻque a crĂ©Ă© comme inventions pour les musiques urbaines d’aujourd’hui. Bien que le rap ne soit pas nĂ© en JamaĂŻque (les premiers MCs comme Coke La Rock citent plutĂ´t les Last Poets, voire le comĂ©dien Richard Pryor comme inspirateurs de leur flow!), l’île a vraiment contribuĂ© Ă crĂ©er des pratiques que l’on retrouve dans toute la culture Dj mondiale : le sĂ©lector qui passe des disques, le toasteur qui parle par dessus la musique autour des sound system, les premiers remixes, le dub. Tout ça n’est pas forcĂ©ment chaque fois inventĂ© en JamaĂŻque mais c’est lĂ qu’on se met Ă l’enregistrer sur disque. Ca devient une forme de rap local qui se dĂ©veloppe en parallèle au rap amĂ©ricain.Â
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Par ailleurs, la soirĂ©e sound system est un biotope qui ne crĂ©e pas que de la musique : il y a du graphisme pour les flyers qui annoncent les soirĂ©es, des peintres d’art mural et une mode vestimentaire qui marque le dĂ©but du streetwear. Toutes ces choses sont très connues des spĂ©cialistes, mais beaucoup moins du grand public qui ignore que nombre d’inventions qu’on utilise dans la musique populaire aujourd’hui viennent de cette Ă®le pauvre et minuscule Ă peine plus grande que la Corse. Et c’est ce qui est intĂ©ressant aussi : le ratio taille-rayonnement de la JamaĂŻque est complètement inĂ©galĂ© dans le monde.Â
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Ce sont des évocations parce que c’est très difficile de trouver des instruments intacts là bas. Pour la reconstitution de Studio One par exemple, on a l’orgue au son très particulier de Jackie Mittoo, organiste et directeur artistique du studio. Il faut savoir que Studio One n’avait jamais rien prêté à aucune exposition car ils ne font pas confiance aux institutions. Au-dessus de l’orgue, il y a une fresque identique à celle du studio de Kingston : je l’ai faite reproduire d’après une photo prise sur place. On a aussi le sound system du producteur Coxsone Dodd de Studio One , il avait 5 ou 6 sound system comme ça qu’il faisait tourner à travers l’ile pour promouvoir ses disques et sa console de mixage. Ma grande fierté c’est d’avoir récupéré l’enseigne lumineuse du magasin de disques des années 70 qu’avait Coxsone Dodd. Je savais qu’elle existait et j’ai mis quatre heures à en retrouver les différents morceaux dans l’ancienne usine de pressage de Studio One, en soulevant des crottes de rats et d’araignées (rires).
Pour la reconstitution du studio Black Ark du producteur Lee Perry, le Salvador Dali du dub, on verra une projection qui le montre en train de mixer, Ă sa façon très extravagante, en short. J’ai rĂ©cupĂ©rĂ© ses incroyables vieux vĂŞtements (exposĂ©s) sur le sol, dans son ancienne maison de Kingston. Ca a donnĂ© lieu a une autre sĂ©ance de spĂ©lĂ©ologie, cette fois en compagnie de son frère qui occupe encore une partie de cette maison quasi-abandonnĂ©e -Lee Perry rĂ©side en Suisse depuis des annĂ©es.Â
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La console de mixage et le sound system de King Tubby, l'ensemble des percussions de Count Ossie, qui dirige le premier groupe de Rastas à entrer en studio en 1919, la guitare artisanale du pionnier Hedley Jones (à voir au début de l'exposition à côté de la batterie des Skatalites), ou celle en forme de mitraillette M16 de Peter Tosh - tous ces objets sont les témoins de l'innovation frondeuse de "l'esprit jamaïcain". Sans oublier bien sûr le manuscrit de Bob Marley pour Turn Your Lights Down, ainsi que ses ultra-rares dubplates exclusives enregistrées pour le sound system Tippatone...
Mais ce qui était important pour moi, outre de montrer les instruments, c’était d’inviter la Jamaïque a parler d’elle même. On peut donc voir dans chaque salle des œuvres d’artistes contemporains classiques dont on n’a jamais exposé le travail en Europe. Tout ça vient de musées en Jamaïque, qui ont accepté de prêter pour la première fois et à titre gracieux. Pour moi, qui connaît pourtant bien la Jamaïque, la richesse de la création jamaïcaine depuis le 17e exposée dans ces musées a été une vraie découverte.
Toujours dans ce souci de faire intervenir des Jamaïcains, on a également invité dans l’expo un vrai artiste de rues qui peint dans tous les studios de l’île, Danny Coxson, 56 ans. Il est venu un mois et demi travailler en résidence grâce a une bourse de l’Institut français et il a peint de très grandes fresques et des petits portraits tout au long de l’exposition. Rien ne peut remplacer cette aventure humaine. J’étais content qu’on puisse faire intervenir ce genre d’artiste venu directement du ghetto, dont je trouve le travail très émouvant.
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>Â Ecoutez la web radio de l'exposition
Exposition "Jamaica, Jamaica!" à la Philharmonie de Paris du 4 avril 2017 au 13 août 2017
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