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Le jazz perd l'un de ses piliers en France : Claude Carrière, homme de radio, producteur, passeur de passion, est mort à 81 ans

Des générations d'artistes lui doivent beaucoup. Homme de presse et de radio, producteur, musicien, ancien président de l'Académie du jazz, spécialiste de Duke Ellington, Claude Carrière est décédé des suites d'un malaise cardiaque.

Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Claude Carrière au piano (photo non datée) (Sophie Le Roux)

Il était affaibli par des problèmes de santé depuis le début de l'année 2020. Claude Carrière s'est éteint samedi 20 février 2021 à Paris des suites d'un malaise cardiaque, à l'âge de 81 ans, a indiqué à l'AFP François Lacharme, l'actuel président de l'Académie du jazz qu'il avait présidée durant onze ans.

Par sa plume alerte, puis sa belle voix sur les ondes, Claude Carrière n'aura eu de cesse de défendre le jazz dans toutes ses esthétiques, avec un esprit ouvert et bienveillant, des décennies durant. Né en mars 1939, originaire de Rodez, en Aveyron, il s'installe à Paris dans les années 50. Il est journaliste au mensuel Jazz Hot de 1969 à 1980, et écrit aussi pour Jazzman. Producteur sur France Musique de 1975 à 2008, il enchante les passionnés de jazz avec ses émissions, parmi lesquelles Tout Duke de 1976 à 1984 : en quelque 400 épisodes, il diffuse l'intégralité de l'œuvre de Duke Ellington, son héros.

Passeur de jazz à la radio

En 1982, Claude Carrière cofonde et coanime le célèbre Jazz Club avec Jean Delmas, un rendez-vous hebdomadaire qui lui permet d'inviter ses auditeurs dans les clubs où se joue la musique en live, tout près des musiciens... L'émission, qui existe toujours, aura offert un espace de découverte et d'émerveillement à des générations de mélomanes... et de futurs musiciens, comme le jazzman Pierre Bertrand qui a rendu un hommage touchant à un "guide rayonnant" dimanche sur sa page Facebook : "Ce que je garde profondément ancré dans mon cœur c'est deux lointaines années d'adolescence, aux alentours de la seconde, où j'écoutais religieusement, le casque sur les oreilles (...) tes retransmissions radio de concerts en club. C'est grâce à ces émissions que j'ai découvert un nombre incroyable de musiciens "en situation" et tout particulièrement Hervé Sellin (...) qui sera plus tard mon professeur, que j'ai choisi grâce à toi (...) Tu as servi à transmettre l'amour et la connaissance du jazz, pas seulement aux amateurs de musique mais à ceux qui la feront plus tard eux-mêmes."

Claude Carrière prête sa plume à différents labels discographiques et réalise de nombreuses rééditions phonographiques et albums thématiques. Il crée ainsi la collection "Original Sound Deluxe" pour Cristal Records, rappelle le site de France Musique. Entre 1993 et 2004, il préside l'Académie du Jazz. Avec son doux visage et son sourire malicieux, il assure aussi la présidence de l'association Grands Formats dédiée aux big bands (entre 2008 et 2011) et de la Maison du Duke. Officier des Arts et des Lettres, Claude Carrière était aussi pianiste et avait sorti deux albums, Looking Back ainsi que For all we know avec la jeune chanteuse Rebecca Cavanaugh.

Claude Carrière à l'époque des émissions légendaires sur France Musique... (Radio France / Roger Picard)

Nombreux hommages

Depuis dimanche, les hommages sont unanimes sur les réseaux sociaux, à commencer par l'Académie du jazz - dont il était resté un membre fidèle, très présent - qui "perd un ami, un frangin, un père, un guide", peut-on lire sur la page Facebook de l'institution. Dans le monde du jazz, on salue tout autant l'homme que le professionnel. De nombreux artistes qu'il a défendus à la radio, voire produits, pleurent un ami fidèle et un soutien indéfectible.

L'arrangeur et orchestrateur Laurent Mignard, spécialiste de Duke Ellington comme l'était Claude Carrière, a salué sur Facebook un "immense amoureux de la musique (et de Duke en particulier) [qui] laissera un grand vide chez tous ceux qui l'ont connu. Ses précieuses contributions (radio, production, conférences) nous manqueront à jamais. Tristesse et désarroi..."


La pianiste Leïla Olivesi, qui a coanimé des conférences avec Claude Carrière, a partagé ses souvenirs sur Facebook (post en accès privé) dont voici un extrait : "Il était non seulement le plus grand spécialiste de Duke Ellington en France et pouvait jouer une centaine de ses œuvres par cœur au piano, mais était aussi un très grand connaisseur du jazz en général et de la musique classique. Combien de concerts avons-nous écoutés ensemble, à Radio France et plus récemment à la Philharmonie ? Il connaissait les œuvres et les meilleures interprétations de Ravel, Debussy, Brahms, Dutilleux, Berlioz… À l’approche de ses passages préférés, il esquissait un sourire angélique de délectation musicale totale et lançait un clin d'œil malicieux (...) Il aimait transmettre ses passions et il m’a transmis l’amour et la connaissance de la musique de Duke Ellington... et quel bonheur ! (...) Merci pour tout Claude, I'll miss you madly." [traduction : "tu vas me manquer terriblement"]

Alex Dutilh, producteur à France Musique, se souvient également de la passion de Claude Carrière pour "Sir Duke", sur le site de la radio nationale : "Il disait toujours que Duke Ellington, c’est la plus belle musique du monde. Il le pensait sincèrement, et je ne suis pas loin de le penser avec lui ! En tout cas il fait partie de ces gens qui ont dû donner à plusieurs générations la passion pour Duke Ellington, c’est une des choses fondamentales qu’il nous a laissées."

Arnaud Merlin, également producteur à France Musique, souligne (sur le même site) ce petit plus qui pouvait faciliter, pour Claude Carrière, les contacts avec les artistes : "Sa principale qualité était que, comme il était lui-même musicien, il parlait d’égal à égal avec les musiciens. Il parlait très bien anglais, il avait donc une relation de confiance et de complicité extrêmement forte avec les musiciens. […] Sa façon de comprendre de l’intérieur ce que les musiciens exprimaient, ressentaient, travaillaient, c’était ça sa principale qualité. Ce n’était pas un théoricien, il était de plain-pied avec la musique."

Le batteur Simon Goubert a rendu hommage sur Facebook, avec émotion mais aussi humour, à Claude Carrière, "une voix, pleine de chaleur, d'humour, une voix qui disait la musique des autres. Claude Carrière a marqué plusieurs générations de musiciens de jazz français. Sa bienveillance nous a permis de travailler, de nous exprimer, de nous faire connaître un peu, grâce à ses écrits et grâce à la façon dont il menait l'émission Jazz Club (...). Souvenir d'une émission en direct du Duc des Lombards : nous jouions en trio avec Michel Graillier et Alby Cullaz. Le car émetteur est tombé en panne. Claude nous a demandé de commencer en avance, ce qui lui permettait de livrer à moto la bande du set que nous avions joué, pendant que nous jouions le suivant et ce, trois fois dans la soirée (...). Merci pour tout, cher Claude. Autre souvenir : j'avais commandé au bar une vodka-ananas. Claude m'ayant mal compris, il a commandé une vodka-banane, croyant prendre la même chose que moi. Bizarrement, ce breuvage lui a plu et il l'a adopté. Un conseil : n'essayez pas!"


Le pianiste Paul Lay a écrit sur Facebook un très bel hommage à Claude Carrière, qui fait écho à celui de Pierre Bertrand (cité plus haut dans l'article) : "Claude, tout d’abord, c’était une voix posée et chaleureuse que j’écoutais religieusement adolescent, depuis mon Béarn natal pour le Jazz Club du vendredi soir sur France Musique. Une fois à Paris, nous nous sommes assez rapidement rencontrés dans les clubs de la rue des Lombards. Tu as toujours été d’un grand soutien, d’une grande bienveillance à mon égard, toujours curieux de me faire découvrir des artistes, des disques, faisant preuve d’une grande générosité quant aux anecdotes, histoires qui font tout autant la beauté de cette musique. Les conversations autour de Duke étaient intenses et passionnées, tes yeux brillaient encore davantage. Nous nous amusions à disséquer de mémoire quelques-uns de ses accords issus d’enregistrements plus ou moins connus. Claude, tu sortais également très souvent pour découvrir et suivre les générations émergentes, tu aimais la jeunesse et son énergie (...). Claude, tu vas nous manquer."


Sur le site du mensuel Jazz Magazine, le journaliste Franck Bergerot livre un portrait savoureux de Claude Carrière, ponctué de détails sur sa carrière et d'anecdotes souriantes : "Musicien, il l’était au plus intime de ses fibres et combien de fois ne nous sommes-nous pas pressés autour de lui à la sortie des concerts pour recueillir ses impressions et mieux comprendre les nôtres, car il savait entendre ce que nous avions tout au plus discerné, et nommer ces grilles ou ces mélodies que nous venions d’entendre sans être certains de les avoir reconnues : 'Tu sais… au rappel. Il a joué ce truc… ta lalala.' L’œil malicieux par-dessous, une pause : 'As Times Goes By… Mais il vous a couillonné…"

Dans un communiqué, l'association Grands Formats a salué lundi la mémoire d'"un homme engagé qui a marqué le monde du jazz et la fédération par son amour pour le jazz et la musique en grande formation. Claude Carrière a été président de Grands Formats entre 2008 et 2011 et a su accompagner, soutenir et représenter la fédération lorsqu’elle s’est agrandie. Son aura, sa bienveillance et ses actions en faveur la musique en grande formation ont été importantes pour tous les artistes que la fédération représente. Grands Formats a eu une immense chance de le compter parmi ses présidents."

Le directeur musical de l'Orchestre national de jazz (ONJ) Frédéric Maurin a rendu hommage dimanche avec "beaucoup de tristesse" à Claude Carrière, "un type formidable, un passionné jusqu’au bout et un monsieur d’une grande générosité" selon les mots qu'il a postés sur son profil Facebook.

Joe Farmer, producteur à RFI, a estimé sur Facebook : "Les amateurs de jazz ont perdu un ami... (...) Claude Carrière fut le meilleur porte-parole français de Duke Ellington (...). Il était également l’artisan de la Maison du Duke, le prolongement associatif très vivace de sa passion pour le grand pianiste. Pianiste lui-même, il savait trouver les mélodies enchanteresses qui satisfaisaient ses spectateurs privilégiés. Certains d’entre vous se souviennent peut-être de ses interventions sur l’antenne de RFI au tournant des années 90 dans 'Lu et approuvé'. Claude Carrière fut enfin un producteur de disques éclairé qui s’employait à faire vivre le patrimoine pour que vive le jazz ! Nous sommes tristes, bien sûr, mais tellement fiers d’avoir croisé momentanément la route de cet homme discrètement chaleureux et bienveillant."


Le journaliste et patron de label Vincent Bessières a évoqué ses souvenirs et son admiration pour l'homme de radio disparu : "Claude Carrière, avant de le connaître, ça a été la voix murmurée, chantante et passionnée (avec celle de Jean Delmas) qui amenait dans mes oreilles le son des clubs de jazz parisiens. Combien sommes-nous à avoir découvert la ferveur du live en écoutant son Jazz Club ? Combien sommes-nous à avoir enregistré ses émissions sur cassettes et découvert avec lui tous ceux, les anciens méconnus, les obscurs, les lumineux et les jeunes lions, qui faisaient la sève du jazz ? (...) Par la suite, j’ai eu le plaisir ému de le rencontrer. Il avait toujours un commentaire malicieux, un jeu de mots, une blague qu’il glissait l’air de rien, avec son accent de l’Aveyron qui faisait écho à mes propres racines familiales. Il bougonnait aussi, sur les escrocs, les faiseurs, les poseurs, ceux qui prennent un peu hâtivement les vessies de la mode pour des lanternes, et qui négligent l’intemporalité d’un langage. (...) Son érudition était admirable, sa passion intacte, son intégrité totale."


La radio TSF Jazz a salué de son côté "un fou d'Ellington" qui est "parti rejoindre son idole". "Claude Carrière occupait une place centrale dans la communauté du jazz en France", souligne un communiqué posté sur le site de la radio où l'on peut réécouter, sur le même lien, une interview de 2015.

Claude Carrière, un passionné au micro (photo non datée) (Sophie Le Roux)




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