Hervé Celcal : leçon de bèlè avant son concert parisien
Pianiste de formation classique, Hervé Celcal, 38 ans, a quitté en 1995 sa Martinique natale pour Paris où il a terminé ses études musicales. Il a ensuite mené une carrière d'arrangeur, producteur et sideman dans des domaines artistiques variés : classique, salsa, zouk, world... Depuis de longues années, il nourrissait l'ambition de réaliser quelque chose de spécial autour du bèlè, la musique qui l'inspire depuis son enfance.
Amateur de jazz -il admire notamment Oscar Peterson et Art Tatum-, Hervé Celcal a concrétisé son rêve en sortant à la mi-avril 2013 son premier album, "Bel Air pour piano" - avec un jeu de mots entre "bel air" et "bèlè". Il y a fait le choix d'inviter des artistes issus d'autres cultures, comme le joueur de tabla indien Prabhu Edouard, histoire de ne pas rester entre soi et appelant à "un enrichissement mutuel". Cet album constitue l'aboutissement de tout un travail de recherche visant à faire connaître le bèlè, ce pan de la culture et de l'histoire de France peu connu en dehors des Antilles.
Hervé Celcal, artiste aussi attachant que passionné, nous a offert une captivante immersion dans la culture martiniquaise, dans un café du XXe arrondissemernt de Paris, dans la quiétude d'un 11 novembre. - Culturebox : Pouvez-vous nous présenter le bèlè ?
- Hervé Celcal : Le bèlè est à l'origine une danse et une musique. Mais pour moi, c’était aussi un art de vivre, un lien créé pour fédérer une société qui s’entraide. Le bèlè accompagnait chaque moment de la vie : pour une soirée, pour boire un coup, pour le travail, les funérailles… Ça rythmait la vie des gens. C’était un modèle de société qui fonctionnait, bien qu'il soit parti de quelque chose de très triste, qui a duré longtemps - l'esclavage. Finalement, les gens ont réussi à s’en sortir, grâce à l’espoir. C’est cette manière de vivre que j’essaye de transmettre.
- Et au niveau musical, comment le bèlè se pratique-t-il ?
- Le bèlè se joue avec un tambour, celui-ci étant couché, ainsi qu'un ti bwa, un autre instrument de percussion, joué par le bwatè, qui donne la cadence. Il se joue à l'arrière du tambour ou sur un morceau de bambou avec deux bouts de bois. Ensuite, il y a le chanteur qui assure le lead, des choristes qu’on appelle les répondè et des danseurs. C'est quelque chose de très difficile à jouer. Le tambour est super compliqué : on fait des notes, des modulations avec le pied, il y a un système de balayage ou pianotage avec la main gauche, tandis que la main droite fait encore autre chose… La danse nécessite aussi de connaître des codes... C'est un genre musical inconnu au bataillon ! Non seulement parmi les musiques traditionnelles, mais aussi dans le jazz. Son équivalent en Guadeloupe, le gwoka, est un peu plus connu et joué par pas mal de musiciens dans le monde.
- Pouvez-vous remonter encore plus loin dans le temps, afin d'en savoir plus sur cette histoire ?
- Ça remonte au XIXe siècle. Les influences sont d’origine africaine, avec les Negmarrons, ces esclaves qui s’étaient enfuis. Il y a aussi un lointain héritage d'une manière de vivre des Indiens des Caraïbes, les Arawaks, qui étaient là bien avant et qui ont été exterminés par les colons. De leur côté, les Negmarrons s’étaient réfugiés dans les mornes, c’est-à-dire les collines comme on les appelle en Martinique. Ils étaient paysans. Le bèlè est donc une musique rurale, présente partout dans ces mornes et dans les champs. C'était quelque chose de complètement interdit et brimé sous l’esclavage. Même après l’abolition de l’esclavage, le bèlè n’est pas descendu jusqu'à la ville tout de suite. Une société nouvelle s’est construite autour de cette tradition. - Existe-t-il des livres, documents, qui permettent de mieux connaître le bèlè ?
- Y-a-t-il des musiciens qui vous ont ouvert la voie, dans la démarche que vous avez entreprise ?
- Aimé Césaire a été l'un des premiers à donner sa chance à Eugène Mona, un grand Monsieur, chanteur, flûtiste, qui a été l'un des précurseurs de ce qu'on appelle "mizik bèlè", qui consiste à mélanger d'autres genre musicaux, d'autres instruments, au bèlè... C'est mon maître, je l'écoute au réveil ! Il pratiquait le bèlè de façon purement traditionnelle, mais c'est dans son chant, sa manière d'aborder ce genre, qu'on a parlé de mizik bèlè à son sujet. Edmond Mondésir fait aussi partie des précurseurs de ce style. Les puristes feront cette distinction. Moi, je fais du bèlè jazz.
- Y a-t-il des points communs entre jazz et bèlè ?
- D'abord, ils ont à peu près les mêmes histoires. Il s'agit de musiques d'espoir qui nous viennent des héritiers de l’époque de l’esclavage. Moi qui ai baigné dans le bèlè et qui ai écouté beaucoup de jazz dans mon enfance, je ne voyais aucun problème à les associer. Le jazz raconte aussi des histoires vécues, parfois profondes et graves, qui naissent de l'espoir. Musicalement, les deux musiques se dansent et le jazz peut permettre d'entrer en transe, comme le bèlè. Les deux genres diffèrent harmoniquement. Si le jazz comporte des harmonies assez complexes, le bèlè est assez modal, on restera dans des mélodies qui ne s'éloigneront pas de la tonalité de départ. - Comment avez-vous procédé pour réaliser la synthèse entre bèlè, piano et jazz ?
- On devine un travail et une vocation d'ethnomusicologue !
- Je crois que c'est quelque chose que j'ai toujours fait d'une certaine façon, depuis que je suis né. Mon oreille, mes yeux, traînaient par là, je cultivais tout ça... J'écoutais beaucoup de musique. Quand je prenais mes cours de piano, je disais au professeur : "Je voudrais apprendre des choses que j'entends de chez moi, la biguine par exemple." Même la biguine, on ne nous l'apprenait pas ! Il n'y avait pas de partition. Du coup, lors des concerts de fin d'année, je jouais une biguine, ou une mazurka créole, que j'avais relevée d'oreille. Comme le professeur ne pouvait pas m'apprendre les biguines, il avait trouvé le lien qui était le jazz, parce que ça ressemblait beaucoup au ragtime. La biguine et le jazz remontent un peu à la même époque. Il y avait cette influence des créoles à la Nouvelle-Orléans. - Ce projet va-t-il avoir une suite ?
- Par le biais du disque, je veux transmettre, grâce aux partitions des morceaux. J’ai réalisé un recueil qui va sortir bientôt en métropole. Je suis en train de finir les dernières corrections. Il y a donc un travail de transmission de cette musique et de cette culture en général, très méconnue selon moi. Nos aînés n’ont pas fait suffisamment la démarche de l' assurer, même si les choses se débloquent. Je pense que ça passe par les écrits.
(Propos recueillis par A.Y.)
Hervé Celcal en concert à Paris, au New Morning, 20H
Vendredi 15 novembre 2013
Hervé Celcal : piano
Mauro Gargano : contrebasse
Abraham Mansfarroll : tambour batá, batterie
Boris Reine-adélaïde : tambour bèlè
Invité : Keyvan Chémirani au Zarb (tambour iranien), et surprises annoncées
> Les dates d'Hervé Celcal ici
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