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Jean-Michel Jarre nous parle du "voyage initiatique" de son nouvel album

Pour son nouveau projet, le créateur d'"Oxygène" voulait prendre l'air : il est parti à la rencontre de dizaines de musiciens de la scène électronique dont il apprécie les univers et leur a proposé de mélanger leurs ADN sonores. Le résultat est sur "Electronica : The Time Machine", qui balaye quatre décennies musicales, de Tangerine Dream à Boys Noize en passant par Air ou Moby. Rencontre.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Jean-Michel Jarre dans son studio le 30 septembre 2015.
 (Thomas Samson / AFP)

"Un de mes albums les plus personnels"

Quel rapport entre Massive Attack, Laurie Anderson, M83, Pete Townshend (de The Who), John Carpenter et Gesaffelstein ? Un son, leur son, reconnaissable entre mille. Si l'on en doutait encore, le nouvel album collaboratif de Jean-Michel Jarre le confirme.

En sortant des quatre murs de son studio, ce pionnier de la musique électronique voulait surtout partager, se confronter à d'autres méthodes de travail et d'autres savoir-faire. Prendre un bol d'air et sans doute renouveler son inspiration. Ce "voyage initiatique", qui l'a mené sur les routes d'Europe et d'Amérique à la rencontre d'une quinzaine de groupes ou artistes, a été fécond. Il transcende les genres. Dans la cuisine de ces autres obsédés du son, il a observé, dialogué et dit avoir beaucoup appris.

"Cet album est sans doute l'un de mes disques les plus personnels et en même temps les plus universels", analyse-t-il. "J'ai beaucoup creusé dans mon jardin tel Candide de Voltaire pour trouver ce qu'il y avait de commun entre nous".

Justement, ce qui frappe sur cet album c'est sa cohérence, loin d'être évidente sur le papier. On y reconnaît sur chaque titre à la fois la patte de Jean-Michel Jarre et celle de l'artiste invité : les morceaux sont de véritables costumes pour deux sur-mesure aux coutures invisibles. Du grand art que cette fusion, où personne ne tire jamais la couverture à lui. Cet équilibre, il y a beaucoup travaillé "par respect pour mes invités qui m'ont donné tellement de confiance".

C'est dans son studio en banlieue parisienne que Jean-Michel Jarre nous reçoit, entouré de ses machines. Il y a là des trésors : les premières bandes magnétiques assemblées au scotch, les premiers synthétiseurs modulaires Moog des années 60, et les premiers samplers comme le Starlight. Installés au coude à coude de façon circulaire dans la semi-pénombre, les instruments attendant la main du maestro. Presque vivants.
Jean-Michel Jarre dans son studio, entouré de ses instruments-machines, fin septembre 2015.
 (Thomas Samson / AFP)
INTERVIEW

Comment est né ce projet collaboratif, quelle étincelle l'a déclenché ?
Jean-Michel Jarre : Cela part d'un constat : sur la scène des musiques électroniques on travaille comme dans l'atelier d'un peintre ou le bureau d'un écrivain. On peut se rencontrer sur scène mais on a peu l'occasion de se rencontrer au départ d'un projet. J'avais envie d'aller à la rencontre de gens qui ont été ou sont des inspirations pour moi depuis mes débuts, sur quatre décennies. Avec des gens comme Tangerine Dream, qui ont commencé au même moment que moi jusqu'à de jeunes artistes comme Gesaffelstein et Boys Noize, ou Air qui sont un petit peu entre les deux. Plutôt que de faire des "featuring", où l'on s'envoie des fichiers sur internet sans jamais se voir, il s'agissait d'aller rencontrer directement les gens et de leur proposer de mélanger nos ADN.

Vous êtes vous déplacé dans les studios des autres ou bien ce sont eux qui sont venus à vous?
Je me suis systématiquement rendu chez eux. Pour rencontrer Tangerine Dream je suis allé jusqu'à Vienne, puis j'ai pris une voiture pour aller à 150 km de là travailler avec eux. A chaque fois, je suis arrivé avec une maquette pour avoir une base de travail. Une maquette composée en fonction du fantasme que j'avais d'eux et de leur univers sonore tout en laissant suffisamment d'espace pour qu'ils puissent s'exprimer. Nous avons travaillé ensemble la plupart du temps en studio puis ensuite chacun de notre côté. Ils m'ont tous laissé le final-cut et j'ai réalisé le mixage et la structure définitive.

Qu'est qui vous a le plus touché ?
C'est la générosité avec laquelle les gens ont accueilli ce projet et m'ont fait confiance. Je n'ai essuyé aucun refus. Aujourd'hui, la musique électronique n'a plus de frontières et ce projet le prouve. Mais on travaille tous de manière assez solitaire, on a tous nos secrets de fabrication, nos tics, nos tocs. Ces musicien ont tous accepté de se mettre en état de vulnérabilité en partageant leurs secrets, leurs méthodes, comme le feraient des cuisiniers, et ça ca m'a touché. Cette générosité de dire "allez, viens dans ma chambre, on va partager nos jouets".

Qu'avez-vous appris de plus important dans l'aventure ?
Ca a été un voyage initiatique où j'ai beaucoup appris. Au plan personnel j'ai passé une période difficile de ma vie : j'ai perdu mes deux parents en même temps, puis mon éditeur la même année et j'ai eu un divorce compliqué. Ce projet n'a été pas une thérapie mais disons un voyage qui m'a beaucoup apporté humainement et artistiquement. Au départ, je ne savais pas où j'allais mettre les pieds et ça m'a fait me rendre compte qu'au fond, nous avons tous une approche organique du son. Lorsqu'on écoute 30 secondes de Moby, de Air, ou de Massive Attack on sait que ce sont eux et personne d'autre. Comme nous nous le disions avec Moby, les musiciens travaillent tous avec l'invisible car notre activité c'est de faire vibrer l'air. Notre musique peut faire rire ou pleurer, emmerder le monde ou donner envie de faire l'amour, et ce simplement grâce à la manière qu'on aura de faire vibrer l'air. Nous sommes des sensuels, on met nos mains dans la matière sonore.

Pour Air vous n'avez pas eu loin à aller : comment s'est déroulé votre travail avec eux ?
Air ce sont des gens que j'aime énormément. Nicolas Godin a émis le premier l'idée de faire ensemble un morceau particulier qui utilise tous les instruments de la lutherie électronique depuis 80 ans, et ce de manière chronologique. C'est-à-dire partir des instruments que j'utilisais à l'époque de mes débuts avec Pierre Schaeffer au GRM (Groupe de recherche musicale) avec les oscillateurs et les bandes magnétiques. (Il se lève et désigne un enregistreur à bande magnétique avec deux grosses bobines) A l'époque on faisait des boucles sonores avec des ciseaux et du scotch. Donc la première boucle du morceau avec Air, "Close Your Eyes", a été faite comme ça. Ensuite on est passé vers la rythmique avec les boites à rythmes et les premiers synthés modulaires comme le gros Moog des années 60, puis les premiers synthétiseurs polyphoniques, les ensembles de strings de cordes. On a continué avec les premiers samplers comme le Starlight, puis des instruments numériques ainsi que tous les plug-ins et les instruments virtuels. Enfin, le morceau se termine sur un son fait avec un iPad. A ma connaissance, personne n'avait jamais fait ça, mais notre idée avec Air c'était que le morceau soit cohérent et que cet exercice reste invisible pour l'auditeur qui ne le sait pas.

Comment Pete Townshend (du groupe rock The Who) s'inscrit il dans ce projet électronique ?
Il était très haut dans ma liste de souhaits pour plusieurs raisons. D'abord c'est lui qui a introduit dans le rock les séquenceurs et les synthés avec des morceaux de "Who's Next" comme "Baba O'Riley". Ce morceau était un hommage à Terry Riley (compositeur contemporain américain) et il se trouve qu'au même moment, pour gagner ma vie en tant qu'étudiant, j'étais assistant au château d'Hérouville où je préparais des séquences sur le même synthé que Townshend pour un album de Terry Riley. Nous avions donc plein de point communs. Pete Townshend est aussi l'inventeur de l'opéra rock avec "Tommy" et "Quadrophénia". Cette ambition d'aller au-delà des frontières de la pop music et des morceaux de 3 mn, cette idée de la performance scénique qui soit autre chose que des morceaux de rock, c'est quelque chose que j'ai voulu exprimer comme lui. J'avais donc énormément de raisons de vouloir travailler avec lui.

Parlez nous de votre travail avec Moby 
Le travail avec Moby s'est déroulé dans son studio. On commence à travailler, il fait un ré mineur sur un clavier, avec trois notes ré-fa-la comme n'importe qui peut le faire, il pose simplement ses mains sur un clavier et c'était Moby. Je lui ai dit c'est incroyable, n'importe qui peut faire ça et pourtant c'est toi ! Il m'a dit c'est pareil quand j'entends ta musique. A son contact j'ai appris beaucoup. Lui par exemple travaille par sections : il tourne en boucle les sections qui l'arrangent une par une avant de passer à une autre (il fait un geste vertical). Alors que moi je travaille plutôt sur les morceaux en longueur (il fait un geste horizontal) : je commence une piste du début à la fin et je construis ensuite comme un mille-feuilles. Ca a été particulièrement intéressant de confronter ces deux façons de travailler.

En 2015, l'innovation musicale passe-t-elle encore forcément par l'innovation technologique ?
Depuis toujours c'est la technologie qui dicte les styles. C'est parce qu'il y a eu l'invention du piano qu'il y a eu Chopin et non l'inverse. C'est parce qu'on ne pouvait graver que 3 minutes sur les 78 tours qu'Elvis Presley a fait des morceaux de 3 minutes et des singles pour les Jukebox. C'est parce que les synthés analogiques ont existé que j'ai pu faire la musique que j'ai pu faire et c'est parce qu'il y a un plug-in, un logiciel baptisé Massive, que le dubstep et Skrillex existent. Aujourd'hui on a des peurs vis-à-vis de la technologie numérique mais cela n'a rien à voir avec la création. Les sources d'inspiration des artistes tournent depuis la nuit des temps sur les mêmes grands thèmes humains : l'amour, la solitude, la relation avec la mort, la peur, la relation au temps. Un musicien égyptien il y a 5.000 ans voulait sans doute exprimer la même chose que ce qu'un artiste peut vouloir exprimer aujourd'hui. Ce qui change ce sont les instruments. Il faut donc différencier l'innovation, qui est technique, et la création, qui est intemporelle.

Quel conseil donneriez vous à un jeune artiste ?
Le conseil que je pourrais donner à un musicien qui démarre c'est de ne pas se laisser piéger par le côté vertigineux de la technologie actuelle. Technologie et marketing veulent vous faire croire que l'absence de limites est la liberté. Or c'est tout le contraire : le chemin de la liberté passe par les limites. Auparavant, les limites nous étaient imposées par celles de la technologie. Aujourd'hui c'est à vous de vous imposer vos propres limites. Mon conseil c'est ne zappez pas constamment : prenez un logiciel et concentrez-vous dessus durant six mois, c'est le meilleur chemin. Aujourd'hui, nous sommes dans une phase transitoire, une phase de prime-enfance par rapport aux technologies, parce que c'est tout frais. Mais je pense que les punks de la prochaine génération feront probablement un rejet massif d'internet.

Comment comptez-vous transposer cet album sur scène ?
Je n'y ai pas encore pensé sérieusement même si j'ai prévu une tournée en 2016. Depuis le début je me dis que ca ne sera pas un problème car je ne fonderai pas le projet scénographique sur la présence ou non des collaborateurs de l'album. Certains viendront sans doute me rejoindre mais j'ai suffisamment de musique pour m'en sortir sans eux.

Les méga concerts c'est terminé ? A Rock en Seine fin août vous avez exprimé le vœu de jouer à ce festival l'an prochain…
Si des méga-concerts se présentent sur le chemin je les ferai. Ce qu'il faut rappeler, c'est que les gros concerts que j'ai pu faire étaient pour la plupart des demandes. Je n'ai pas voulu aller jouer aux pyramides, c'est parce que l'Egypte m'a contacté que ça a pu se faire. Donc aujourd'hui comme hier ces concerts là dépendent d'une volonté commune avec un pays, une ville, un état. Aujourd'hui, entre la crise et les problèmes de sécurité, c'est plus compliqué. Quant aux festivals, ils sont aussi une manière de faire de la musique à ciel ouvert et cela m'intéresse. Pour la tournée, j'envisage donc à la fois des concerts, des festivals et parfois de grands concerts uniques quand cela se présentera.

Ce projet d'album a donné lieu à deux parties (la seconde paraîtra en avril 2016). Qu'est ce qui distingue ces deux volets ?
Je ne fais aucune différence entre les deux albums, le projet a grossi beaucoup plus que je ne pensais mais c'est la même histoire, c'est un peu comme Kill Bill 1 et Kill Bill 2. Cette sortie en deux temps résulte de questions de timing : alors que le premier sort je suis encore en train de travailler sur le second. Ce projet est en phase avec la manière dont on consomme aujourd'hui le contenu culturel quel qu'il soit : on va télécharger un morceau sur une plateforme et pas le reste de l'album, et on est aussi capable de se regarder la totalité des séries "True Detective" ou "House of Cards" durant trois nuits de suite. On voit bien à la fois l'envie de picorer et de s'installer dans une durée parfois encore plus longue que celle dont on se pensait capables il y a quelques années. Ce projet répond donc à ces deux attentes : celle d'aller piocher un morceau parce que telle collaboration nous intéresse, et celle de prendre cet album du début à la fin comme un film audio.

"Electronica : The Time Machine Part 1" (Columbia/Sony) sort le vendredi 16 octobre, le volume deux devrait être publié au printemps 2016


Reportage: C. Airaud, G. MichelL, Y. Moine, B. Dechaumet, M. Cargnino, L. Lavieille

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