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Dick Annegarn : "J’écris des chansons contraires à la violence que je ressens"

Dick Annegarn, chanteur néerlandais installé en France depuis 45 ans, se produit cette semaine dans l’Hexagone, avec un concert au Bataclan jeudi soir. L’auteur de la célèbre chanson "Bruxelles" y présente son dernier album en date, "Twist", sorti cet automne. Rencontre.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Dick Annegarn
 (LoLL Willems)

Le 18 novembre 2016, Dick Annegarn a lancé son 18e album studio, "Twist" (Musique Sauvage / Pias), recueil d’histoires chantées entre humour et gravité, interprétées avec son timbre et son phrasé inimitables. Un album enregistré avec une formation acoustique réduite, sans batterie, et où l'on retrouve le chanteur Raphael invité sur un titre.

L'artiste a étrenné ce nouveau répertoire le 8 décembre dernier dans un New Morning plein à ras bord. Cinq mois plus tard, cet amoureux des mots, qui partage sa vie entre l’Occitanie - où il a créé une Verbothèque dédiée au patrimoine poétique oral - et le Maroc, est de retour sur une scène parisienne, jeudi 18 mai au Bataclan, à Paris, après des concerts à Riorges (Loire) mardi et Caluire-et-Cuire (Rhône) ce mercredi.


- Culturebox : Jeudi soir, vous vous produisez au Bataclan, un lieu marqué à jamais par le 13-Novembre. Y avez-vous déjà chanté ?
- Dick Annegarn : Je suis venu y chanter avec des Berbères marocains en 1998. J’étais debout sur le piano et j’accueillais, sur un bateau imaginaire, mes amis à bord d’une petite barque imaginaire, comme s’ils étaient des apôtres et comme si j’étais Jésus. Mais moi, j’étais arabe et eux étaient berbères. C’était un moment de grâce parce que ces Berbères m’ont accueilli pendant des années difficiles... Je leur ai dit : "S’il y a du travail pour moi, il y a du travail pour vous." Donc j’ai fait mon premier Bataclan comme une rupture, comme on rompt le jeûne, j’ai rompu mon chômage et leur misère. Cette fois, je ne viens pas avec des Berbères mais je viens célébrer la grande fête d’un marché sans mendiant, on va dire... [ndlr : allusion à la chanson "Au marché des mendiants" de son album "Twist", une chanson inspirée par Essaouira et dédiée aux plus modestes]

- Quand vous avez écrit et composé l'album "Twist", le contexte des attentats a-t-il pesé sur votre inspiration ?
- Non. Même à l’époque où j’ai écrit "Bruxelles" [ndlr : la chanson est sortie en 1974], les Flamands se heurtaient aux Wallons, il y avait la violence des cellules communistes combattantes, les CCC, les attentats de Bologne en 1980, puis les tueurs du Brabant… Il y avait la bande à Baader, ils étaient des terroristes allemands... Je suis un enfant d’après-guerre, et le plus gros attentat, c’est quand même celui contre les six millions de juifs. Donc je ne suis ni plus, ni moins touché par l’attentat de Bruxelles, par exemple, que par d’autres violences politiques. La Belgique est assez violente politiquement. Le Marché commun, comme on l’appelait, n’est pas du tout commun. Socialement, c’est un raté complet. L’architecture bruxelloise, c’est comme la tour Montparnasse, c’est des violences terribles. Quand j’avais 22, 23 ans, j’étais en rage moi aussi. Sur le disque, le seul morceau qui traduise un peu cela aujourd’hui, c’est "Tranquille". Aujourd’hui, je me refuse cette violence. Je ne souhaite ni m’y opposer, ni la concurrencer, j’ai envie de l’ignorer, simplement. Donc "Tranquille", c’est la ville d’Essaouira, une ville musulmane, chrétienne, juive, berbère et culturelle en plus. J’ai écrit cette chanson en février 2016, deux mois avant d’enregistrer l’album.

Les chansons me consolent, m'accompagnent, me permettent de résister, d’être calme, même à travers l’agitation.

Dick Annegarn
- Et trois mois après les attentats de Paris…
- Oui. Non seulement je me disais "Ils ne m’auront pas", mais je pensais à la ville qui, le soir, souffle, se repose de toutes ces violences. Une ville est violente à la base, par rapport à la campagne, à la mer - quoique la mer puisse se déchaîner aussi. Donc Essaouira est un havre de paix, "a shelter from the storm", dirait Bob Dylan. Je me protège dans une tranquillité tao… Je fais du tai-chi face à l’île de Mogador… Les Marocains eux-mêmes affichent un calme par rapport à une violence de leur vie, à leur misère, ils ont des sourires et des yeux renversants de courage. J’écris des chansons contraires à la violence que je ressens. Parce qu’elles me consolent, m’accompagnent, et c’est dans ce sens-là que je suis folk. Les chansons sont des prolongations tranquilles, qui, dans le temps, me permettent de résister et de garder mon calme, même à travers l’agitation.


- À propos de chansons inscrites dans le temps, j’ai été frappée par la version de "Bruxelles" que vous avez chantée au New Morning en décembre. Ce titre a hanté les esprits après les attentats de mars 2016. Prenant le contrepied de la version originelle mélancolique, vous avez joué la légèreté avec une version twist a cappella, en tapant des mains…
- Je suis obligé. On ne peut pas peindre le même tableau pendant quarante ans, ce n’est pas possible. Par exemple, Van Gogh, qui a vécu lui aussi des violences, une automutilation, a peint son autoportrait, chaque tableau, de quatre ou cinq façons différentes. Avant les attentats, les quatre ou cinq dernières années, je jouais "Bruxelles" avec un orgue d’église. C’était à une période qui n’était pas spécialement religieuse, ni tendue, ni terroriste. J'avais décidé que c’était bien comme ça, "Bruxelles" en version catholique ! Aujourd'hui, je la fais en twist. Cette chanson, je suis obligé de la détourner. Si je la joue au premier degré, ça devient larmoyant, c’est affreux, je me refuse à pleurer cette chanson-là… C’est une autocitation au 40.000e degré. On ne peut pas faire ça au premier degré.

- Prenez-vous toujours du plaisir à écrire des chansons ? L’inspiration vous vient-elle toujours aussi facilement ?
- Non. Je ne dis pas que le feu sacré est derrière moi, mais il est exceptionnel. Donc je me tors... Le "twist" [il prononce "tuist"], c'est un peu cela, aussi. Je "me tors" pour me remettre dans le rôle du jeune chanteur qui a envie de chanter. C’est une discipline dans le sens où il faut que ce soit parcimonieux. Si je fais de la gymnastique tout le temps, je vais finir comme un body-builder affreux, qui est plein de musique et qui finit par radoter. Je ne m’intéresse pas à moi-même, j’aime bien les autres, j’apprécie la vie associative, l’engagement citoyen, je ne me chante pas mes chansons à la maison ! Donc ça m’oblige à juste garder ce qui m’intéresse : c’est un peu les autres, les voyages, le marché des mendiants...


J’écris quand je rêve bien, ce qui arrive assez souvent, même si souvent, je l’oublie. Mais je m’arrange mes sommeils, je cherche un repos, et quand je suis bien reposé, les idées reviennent. J'aime écrire et composer le matin, un moment vierge, près des rêves, quand rien n'est venu polluer mon esprit. Si je suis agité, ça ne marche pas… J’ai eu du succès très jeune, et les chansons que j’ai écrites ensuite étaient mes chansons thérapeutiques, et ça, ce n’est pas bien. Je n’aime pas l’art autobiographique. Pour écrire des chansons biographiques, il faut que je voie la vie des autres, et pour cela, il faut voyager, il ne faut pas être préoccupé par soi-même. Donc c’est tout une discipline, tout un travail de se mettre en condition d’écrire, et ne rien faire, ça fait partie de mon travail. Il faut varier les plaisirs !

- Dans le chant comme dans votre langage parlé, vous jouez énormément avec les mots. Si votre langue maternelle est le flamand, vous êtes arrivé à Bruxelles très jeune. Avez-vous tout de suite baigné dans la langue française ?
- Oui, et l’anglais aussi, par la pop, et l’allemand par l’école européenne où j’ai vécu. Le français, je l’ai appris dans une cour de récréation. C'était un français bâtard par le fait qu'on était des Européens et qu’on avait une "novlangue" comme tous les jeunes, on avait notre propre français, issu de la rue, on a recréé un français nouveau. Comme on était nombreux à faire de la chanson pop, c’était un français qui se voulait small talk [ndlr : de bavardage], lapidaire, sonore. Après, j’ai appris que la France possédait une littérature, avec beaucoup de virgules, d’adjectifs, toute une rhétorique que je ne connais pas. Donc j’ai appris le français simplement, c'est ce français non littéraire que j'utilise pour mes chansons.

- Avez-vous déjà écrit des chansons dans votre langue maternelle ?
- Non. J’ai une culture folk, j’ai d’abord chanté les autres, donc en anglais. Chanteur amateur de folk et de blues, et Dylan, Nina Simone, Pete Seeger, Bukka White…

- Aujourd’hui, quelles musiques écoutez-vous ?
- Je suis musicien, compositeur, mais je ne suis pas mélomane. J’écoute peu de musique, je vis dans le silence, j’écoute les voix. Il n’y a qu’au Maroc où je profite de la musique dans les rues. En France, il n’y a plus beaucoup de musique dans les rues, ou alors dans les stations-services et j’en écoute un peu, ainsi qu’à la radio, en voiture. Mais chez moi, je vis comme un moine, je n’ai pas de source musicale autre que le silence.

« Twist » : quelques mots sur...

... Le titre "Twist"
"D’abord, je me suis rappelé que j’avais une chanson, "Dodo je t’aime Twist" que j’avais écrite à Paris. À 21 ans, je suis arrivé dans le 16e arrondissement avec deux Bruxelloises, je ne sais pas si c’est elles qui n’ont pas compris, ou moi, mais elles se sont retrouvées dans mon lit, et il n’y avait plus de place pour moi ! Pour moi, "Twist, c’est une boucle. Ce premier "Twist" que j’ai enregistré à l’époque ressemble à un jingle RTL, avec des violons, un peu série sportive [il chante], "Ça doit être ça, l’amour classique…" J’ai eu un petit éclat de regard avec ces filles que je n’ai jamais revues, c’est un twist, un moment un peu trouble. Une autre raison, c’est que mon frère dansait le twist. Il avait beaucoup de succès, et moi pas du tout ! En fait de carrière, je me suis dit : "Si je remue un peu le popotin, peut-être que je vais enfin attirer tout ce que je veux !" Donc c’est un peu une danse de parade que j’ai ratée jusque-là, et c’est peut-être le moment de ne plus la rater !"

... Le répertoire de l'album
"Beaucoup de chansons du disque ont été terminées en février 2016. Je me suis fait opérer du genou et je suis parti au Maroc me faire soigner par une kinésithérapeute. J’étais dans un hôtel où il n’y avait pas de personnel, c’est moi qui faisais le gardien de nuit, et c'est là que j’ai fini "Ma Mécène", "Roule ma poule". J’avais écrit d’autres chansons que je n’ai pas mises sur le disque, j’ai tout ajusté en même temps qu’on m’a ajusté mon genou. Il y a une chanson, "Sanglier", qui est plus ancienne. Cela faisait quinze ans que j’essayais de l’enregistrer."

... Son sourire moqueur sur la pochette de l’album
"Il est trumpien… Je suis aussi américain que les Américains… Les Américains, c’est des immigrés. Ça n’existe pas, un Américain. C’est des Hollandais, en fait ! Je trouvais déjà que je ressemblais à Bush ! C'est mon "twist" à moi, je me bats contre mes démons, mais mes démons, c’est moi. Même si ce n’est pas un disque autobiographique où je lutte avec moi-même."

... "Roule ma poule" et le coût du mariage
"En fait, je suis un bourgeois de la ville, et maintenant j’habite la campagne et je m’imagine comme cela peut être dur, pendant quinze, vingt ans, d’essayer de rassembler de l’argent pour payer un mariage. "Je" est un autre, je m’imagine des personnages, c’est du théâtre, c’est un twist de petit numéro de gens que je ne suis pas. Le coût du mariage, c’est un drame international. On fait comme si c’était seulement un problème africain ou maghrébin, mais chez les juifs, les Chinois, un mariage, c’est une catastrophe. Même Noël, c’est une catastrophe ! On est sûr de se payer une indigestion, d’avoir la gueule de bois et d’être dépouillé de ses petites économies pour faire des cadeaux à des gens qui n’en sont pas contents !"

... "Au marché des mendiants"
"J’adore les marchés. J'y fais des tours du monde le week-end, je reviens le lundi matin. Je prends mon vélo, je vais au marché à Salies-du-Salat, à côté de chez moi, et chaque fois, je ressens cette émotion que j’ai retrouvée aussi au Laos, à Vientiane... C’est la première fois que j’ai vraiment pleuré de beauté, tous ces gens qui se livrent au commerce sans garantie de résultat, comme on dit, ils sont là, ils ont posé quelque chose… J’ai vécu la même chose à Prague. Mais "mendiant", c’est inapproprié. Un marchand de vide-grenier, ce n’est pas un mendiant. Mais il s'agit de mendier dans le sens céleste, on voudrait que la manne tombe du ciel. On voudrait en sortir enfin. J'ai mis un rythme un peu africain dans cette chanson, des syncopes très courtes. Avec l’âge, je traîne un peu plus de la voix, et donc rythmiquement, j’aménage des nervosités pour me réveiller moi-même."
 

Dick Annegarn en concert
Mercredi 17 mai à Caluire-et-Cuire (Rhône), Radiant Bellevue
Jeudi 18 mai à Paris, Bataclan
Mercredi 12 juillet à La Rochelle, Festival Les Francofolies
Hors de France : mercredi 7 juin à Bruxelles, L’Orangerie

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