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"A son image", vibrante homélie pour une photographe défunte signée Jérôme Ferrari

Nouveau roman de Jérôme Ferrari, "A son image" (Actes Sud) est une oraison funèbre à la mémoire d'Antonia, ancienne photographe de guerre morte à 38 ans sur une route corse. Un des grands livres de cette rentrée, qui s'interroge, avec virtuosité, sur l'impuissance des images à changer nos vies.
Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3 min
L'écrivain Jérôme Ferrari
 (DR)

Que le dernier roman de Jérôme Ferrari soit une splendeur ne surprendra pas ses lecteurs. Qu'il soit sombre, pas davantage. L’écrivain reprend les accents du "Sermon de la chute de Rome" (prix Goncourt 2012) pour ce roman en forme d'oraison funèbre.

Éblouie par le soleil de l'aube, au détour d'une route corse, l'ex-photoreporter Antonia meurt à 38 ans d'un accident de voiture. Dévasté par le chagrin, le prêtre qui dit la messe dans le village natal de la défunte, est son parrain. Et le roman va épouser l'entrechoc de ses pensées, le rythme de son homélie, retracer la vie d'Antonia et esquisser une histoire, singulière et saisissante, de la photographie de guerre au XXe siècle.

Que l'existence d'Antonia se soit déroulée surtout en Corse n'a rien d'anodin. Chez l’auteur, la Méditerranée n’est pas un écrin. Elle est le cadre tragique - et parfois dérisoire - où grandit la jeune fille, entourée d’adolescents obsédés par la tentation virile de jouer des armes. Sans surprise, ils vont rejoindre le combat des nationalistes, sur fond de scissions meurtrières du FLNC (Front de libération nationale de la Corse).

"Le lien intime unissant dès l’origine la photo et la mort”

Quelle place est assignée aux femmes, dans cette ambiance machiste ? L'éternel rôle de compagne : Pénélopes du XXe siècle, elles incarnent le repos du guerrier, cantonnées dans l'attente de ces garçons qu’elles ont vu grandir et qu'elles connaissent depuis toujours. D'abord docile, Antonia, donc, jouera la consolatrice de Pascal B., qui se retrouve sous les verrous après une prise d'otages effectuée par un commando nationaliste.

Lassitude ? Envie de voir enfin autre chose que celle île qui lui tient lieu d'horizon, de cocon et de prison ? La remise en liberté de son compagnon et son travail de photographe pour un journal local ne lui suffisent pas, ou plus. Tant qu’à se gargariser avec des grands mots, pourquoi ne pas aller voir la guerre, la vraie, au loin ? Seule et mandatée par personne, elle décide de partir dans cette Yougoslavie qui explose en pleine guerre civile (1991-2001), au cœur de l'Europe. Elle va y explorer, au plus près, “le lien intime unissant dès l’origine la photo et la mort”, et les ressources de l'horreur.

"Mort quinze minutes plus tard"

Qu’est-ce qui pousse des témoins à graver, pour jamais, les meurtres et les atrocités commises par d’autres hommes ? Et pourquoi les acteurs eux-mêmes gardent-ils à plaisir le souvenir de leurs crimes, “portant ainsi contre eux-mêmes le plus accablant des témoignages” ?

En filigrane s’esquisse une histoire du photoreportage de guerre, de l’aube sanglante du XXe siècle, lors de l’invasion de la Libye par l’Italie, en 1911, jusqu’au siège de Sarajevo (1992-1995). Voici, ressuscité, le Serbe Rista M. (de son vrai nom Rista Marjanovic, 1885-1969), qui prend en 1915 à Corfou la photo d'un réfugié famélique, "si maigre qu'on le croirait dépouillé de sa chair".  "Au dos de la photographie, il note : 'Mort quinze minutes plus tard'".

Il entame ainsi le début d'une longue série de photos "qui ne devraient pas exister" et sont pourtant les seules qui vaillent. A quoi ont servi ces accumulations de preuves ? Ont-elles déjà changé le cours des événements, et suscité autre chose que “le choc inutile et éphémère de l’horreur et de la compassion” ? Interrogation sur la trouble fascination de la guerre et l’impuissance des images, ce roman est un chant lancinant, prière, complainte et cri de colère sur "l'inéluctable défaite des hommes".

"A son image", de Jérôme Ferrari
(Actes Sud - 208 pages - 19 euros - parution le 22 août 2018)

 

Extrait :

Le révélateur fait d'abord apparaître des paysannes garrotées à un poteau, la pointe des pieds suspendue à trente centimètres du sol semblant encore y chercher vainement un appui, puis une forêt de gibets autour desquels les Autrichiens devisent tranquillement, le sourire aux lèvres. Rista M. découvre que, curieusement, les hommes aiment à conserver le souvenir émouvant de leurs crimes, comme de leurs noces, de la naissance de leurs enfants ou de tout autre moment notable de leur vie, avec la même innocence".

 

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