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Dans leur roman "Seyvoz", Maylis de Kerangal et Joy Sorman font surgir le spectre d'un village englouti

Avec "Seyvoz", Maylis de Kerangal et Joy Sorman ravivent les souvenirs d'une catastrophe : l'engloutissement d'un village français dû à la construction d'un barrage hydroélectrique dans les années 50. En librairie ce mercredi 23 février. 

Article rédigé par franceinfo Culture - Camille Bigot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3 min
Maylis de Kerangal et Joy Sorman, autrices du roman Seyvoz, sorti le 23 février 2022, aux Editions Inculte.  (Renaud Monfourny / Inculte)

Années 50 : la France sort tout juste de la Seconde Guerre mondiale, les besoins en énergie sont immenses. EDF implante des barrages hydroélectriques sur le territoire. La cuvette de Tignes, située au beau milieu des montagnes alpines, présente les conditions idéales pour ces installations : de nombreux cours d’eau, un resserrement de la vallée, et une roche assez dure pour supporter le poids d'un barrage… Si ce n’est qu’un village est lui aussi installé là. Il est englouti en 1952.

Maylis de Kerangal et Joy Sorman s’inspirent de ce drame dans leur roman Seyvoz, écrit à quatre mains : "il a eu une résonance nationale dans les années 50, une portée politique considérable", nous ont-elles expliqué. Le livre, sorti mercredi 23 février, raconte l’histoire de Tomi Motz, ingénieur d’aujourd’hui, mandaté par son entreprise pour contrôler les installations du barrage de Seyvoz. Durant quatre jours, il gravite autour de ce lac artificiel, qui peu à peu fait naître chez lui des visions étranges, l’éloignant de la réalité. À plusieurs reprises, le récit est interrompu par des bribes du passé.

Passé documenté, présent fantasmé

Les autrices alternent entre deux temporalités : le présent s’appuie sur la fiction, tandis que le passé s'apparente davantage aux événements tels qu’ils se sont produits. Parmi ces retours en arrière, il y a l’exhumation du cimetière à quelques jours de l’engloutissement. Le village enrage contre les fossoyeurs venus déterrer ses morts. À travers des mots savamment choisis, Maylis de Kerangal et Joy Sorman dépeignent la colère des habitants attachés à leurs terres. "À Tignes, l’évacuation a été particulièrement violente, marquant les consciences de la région jusqu’à nos jours", ont-elles indiqué chaque fois en commun. 

De retour au temps présent, l’imaginaire se déploie, et l’atmosphère devient de plus en plus étrange. "Dans l’écriture, la dimension fantastique est venue assez rapidement, en écho avec le motif de l’engloutissement, de la disparition." Les deux romancières décrivent le lac artificiel comme une étendue menaçante, radioactive : un "liquide épais et stable", "bleu opaque", à la "luisance mate". Il est aussi signe de modernité agressive, car producteur d’électricité : c'est pour elles "un flux invisible qui là-haut sature l’espace - les centrales et les immenses pylônes colonisent le paysage".

Le règne du détail

Cette montagne aux "flancs césurés, austères" est régulièrement décrite dans le roman. Chaque détail est travaillé. "Si nous sommes différentes, nous nous croisons sur un territoire commun : le goût et l’écriture des lieux, une même sensibilité au documentaire, et le désir de décrire, de s’engager dans la description", analysent-elles. Le livre est truffé de petites subtilités : la Volkswagen Passat grise du narrateur, le grésillement d’une ampoule pourtant éteinte, les chaussures de marche à lacets rouges d'un prêtre.

Pour affiner leurs descriptions, Maylis de Kerangal et Joy Sorman se sont rendues aux abords du lac de Tignes. "Nous avons déambulé sur place." À partir de leurs sensations, elles ont élaboré un imaginaire commun. Si elles étaient ensemble, devant l’ordinateur, pour réfléchir au début et à la fin du roman, elles se sont ensuite réparties l’écriture du reste du manuscrit. "Nous avons relu et filtré, chacune, les textes de l’autre. Nous avons dû créer une langue commune, une troisième langue issue de nos deux écritures."

Un projet insufflé par le collectif Inculte

Maylis de Kerangal et Joy Sorman avaient déjà travaillé à deux dans le cadre d’un article sur l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban publié sur le site AOC en mai 2019. Mais la création de Seyvoz est différente puisqu’il s’agit là d’une fiction, "plus difficile en termes d’écriture". Elles sont toutes les deux membres du collectif d’auteurs Inculte. Fondé en 2004, il crée une revue avant de monter une maison d’édition. Sa marque de fabrique ? "Le livre collectif"

C'est à la suite d'une proposition faite par Inculte qu'elles relèvent le défi d'écrire à quatre mains : "Nous nous connaissons depuis longtemps, nous lisons beaucoup et échangeons à propos de ces lectures, assurent-elles. Nous avions envie d’un projet commun, de croiser, mélanger, faire résonner nos imaginaires." Le résultat est convaincant : avec Seyvoz, elles interrogent la mémoire, le souvenir et le rapport au réel, dans une langue unique, riche et ciselée, à deux. "Nous n'aurions jamais écrit ce roman seule." Seule au singulier, marquent-elles, l'une sans l'autre.

 "Seyvoz", sorti le 23 février 2022, aux Editions Inculte.  (BNF)

"Seyvoz", de Maylis de Kerangal et Joy Sorman (Inculte, 107 pages, 12,90€)

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