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Pirates, coquins, radins : qui sont les accros à la lecture numérique ?

On le décrivait comme une planche de salut pour  l'édition, mais le livre numérique ne décolle guère en France : 1,1% à peine du chiffre d’affaires du marché. Mais les convertis sont souvent des convaincus. Témoignages à l'occasion du Salon du livre.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Sur les 69% de Français qui s'affirment lecteurs, 11% utilisent le support numérique (tablettes, liseuses ou téléphones portables). (ERIC AUDRAS / ONOKY)

Inquiétant constat alors que le Salon du livre ouvre ses portes le 21 mars, porte de Versailles, à Paris : en trois ans, en France, le nombre de lecteurs de livres a chuté de 5 points, selon une enquête Ipsos-Livres Hebdo. Ils ne sont plus que 69% à avoir lu au moins un ouvrage dans les douze derniers mois, contre 74% en 2011.

Eldorado trompeur, le livre numérique n'a pas pris le relais à la hauteur des espérances initiales. Sa progression ? "Sur les 69% de Français qui s'affirment lecteurs, 11% utilisent le support numérique, soit 3% de plus qu'en 2011", note le magazine spécialisé des libraires. Quant à la proportion de lecteurs exclusifs du numérique (c'est-à-dire ceux qui ne lisent pas de livres papier), elle est infime, selon le même journal : 1% à peine de ceux qui affirment lire des livres.

Qui sont ces lecteurs, grandement ou totalement convertis à la liseuse ou à la tablette ? Le MOTif (Observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France) a élaboré en 2013 une typologie de leurs comportements dans une étude fouillée (Pratique de lecture et d'achat de livres numériques). Voici la nôtre, un brin moins sophistiquée, à l'issue de quelques entretiens avec des lecteurs ou des éditeurs.

Le pirate

Développeur de 28 ans dans une grande entreprise, Julien avoue pirater massivement pour nourrir sa tablette et ses appétits de lecture. Il a ainsi téléchargé l'intégralité de l'œuvre du romancier fantastique Stephen King, par l'intermédiaire d'un "tracker", une communauté fermée qui met à disposition des fichiers privés. La règle : remplir un formulaire d'inscription et rendre autant qu'on prend. "Tu prends 500 mégaoctets, tu en donnes autant." 

Il a également chargé énormément de bandes dessinées américaines. "Tous les cycles de Marvel ! Sinon, ça m'aurait coûté trop cher : 4 euros le comics, et ça peut monter jusqu'à 10 euros pour certaines raretés, qui ne sont pas rééditées."  Au total, il a stocké 200 bandes dessinées. Et a conforté la thèse du MOTif : dans un rapport publié en 2012, l'Observatoire faisait de la BD "la catégorie la plus piratée sur Internet", entre mangas, comics et classiques européens (Astérix en tête de proue).

Au fait, le téléchargement légal, Julien l'a-t-il rencontré ? (Rires de Julien). "Ce que j'ai chargé légalement ? Cela doit se compter sur les doigts d'une main." Et d'asséner l'argument ultime : "Pourquoi Les Dragons de Meeren, le 14e tome du Trône de fer (Game of Thrones), traduit en français, coûte-t-il 15 euros en format numérique ?" Ce qui est sûr, c'est qu'à ce prix, il ne l'achètera pas.

Le prosélyte

Chef de projet marketing chez Spotify, Matthias Jambon-Puillet, 27 ans, auteur en 2009 d'un  mémoire de master au Celsa (Paris) consacré aux "couvertures de romans en France à l'heure du numérique", est un adepte de longue date de la lecture à l'encre électronique.

Au départ était le manque d'espace : "J’avais un blog littéraire où je chroniquais un roman par semaine. Les livres ne tenaient plus dans mon tout petit studio." Matthias est opposé au "marché d’occasion de l’objet culturel". Autrement dit, il se refuse à revendre (et à racheter) des livres papier d'occasion. " L’idée d’une licence d’utilisation me paraît plus cohérente", explique-t-il.

Puisqu'il ne tient pas à être propriétaire de l'objet, le numérique lui "donne 100% de satisfaction"... à condition que le prix lui paraisse juste : "Dans ma consommation, je n’achète jamais en français à cause du prix, mais en anglais. Aux Etats-Unis, le livre est 50% moins cher en numérique, c’est un prix honnête. En France, la baisse de 20 ou 30% par rapport au papier n’est pas juste. Pour dix dollars, ça ne me dérange pas de ne pas le revendre et de ne pas en être propriétaire. Si les livres français passaient à 50% de moins, je lirais en français en numérique."  D'adepte, il s'est fait prosélyte, et a converti sa petite amie à la lecture sur écran en lui offrant ... son ancien Kindle.

La littéraire

Elle peut être jeune, comme Manuela Bourboulon, étudiante française en arts graphiques à Orléans (Loiret) : grâce à la liseuse dernier cri offerte par son père, elle s'est mise aux chefs-d'œuvre de la littérature britannique (Jane Austen, Charles Dickens, les sœurs Brontë).

Elle peut l'être un peu moins, comme Catherine Dumont, Parisienne quinquagénaire et grande utilisatrice du Kobo vendu par la Fnac. En mère consciencieuse, elle a commencé les téléchargements gratuits pour lire en doublon avec sa fille (en classe de première) les classiques au programme du bac de français. Une relecture pointilleuse du Bonheur des Dames ou du Grand Meaulnes pour vérifier que la lycéenne n'avait pas sauté quelques chapitres au profit de quelque série américaine jugée plus haletante.

"Après, je me suis surprise à télécharger les auteurs pour moi, à relire Germinal et d’autres grands classiques, raconte-t-elle. On a tout le patrimoine littéraire gratuitement, puisqu'une œuvre tombe dans le domaine public soixante-dix ans après la mort de son auteur !" Virus communiqué à son mari, lui aussi muni d'un Kobo :  avant les vacances, cet époux peu technophile lui fait "sa liste de classiques qu’il veut relire." Et elle "trouve très agréable qu’on puisse lire la même chose en même temps, puisqu’on peut partager quatre fois ce qu'on a téléchargé".

Les coquines 

Le succès de la trilogie Cinquante nuances de Grey – dont les trois volumes se sont classés dans les cinq meilleures ventes de 2013, selon l'institut GfK – prouve que les romans érotiques destinés aux femmes sont un créneau éditorial porteur. Y compris en numérique : sur 4 millions de volumes vendus, 200 000 l'ont été en fichiers.

Les éditions Harlequin France l'ont bien compris. Elles revendiquent un million d'e-books vendus en 2013. Pour ce spécialiste de la littérature sentimentale, le numérique se monte désormais à 14% du chiffre d'affaires, contre 5% seulement pour la littérature générale (selon GfK).

Pour étendre le domaine de la tentation et conquérir le marché du smartphone, la maison a développé une production plus épicée,  via de nouvelles applications. Par exemple, des nouvelles érotiques, comme Les défis d'Angie de Gilles Milo-Vancéri, qui décline des défis lancés par un homme à sa femme (et l'inverse). Quatorze textes d'une dizaine de pages, le temps d'oublier son quart d'heure d'attente chez le dentiste, vendus 49 centimes chacun.

La lectrice-type du livre numérique sentimental ou érotique ? Antoine Duquesne, le directeur marketing et numérique, parle d'"une femme comme les autres, aux mêmes critères sociaux-démographiques", mais qui lit deux fois plus que les autres. Accro, elle aime poursuivre sa série ou retrouver d'un clic le début d'une saga, immédiatement, pour assouvir son envie."C'est le même phénomène que les séries télé addictives. Grâce au numérique,  le support se confond avec la librairie", poursuit Antoine Duquesne. L'addiction dope aussi d'autres secteurs de la littérature de genre, notamment la fantasy.

Les radins

Selon l'enquête Ipsos-Livres Hebdo sur les pratiques de lecture, seuls 9% des lecteurs avouant lire moins qu'auparavant expliquent cette désaffection par le prix, trop élevé selon eux, du livre.

En revanche, les lecteurs du numérique semblent très sensibles aux bibliothèques gratuites (légales ou illégales) à portée de souris ou d'applis. Sensibles, aussi, au pourcentage de rabais accordé en version numérique.

Faut-il s'en réjouir ou le déplorer ? L'écran semble davantage favoriser la lecture gratuite ou peu chère qu'en capacité de doper la lecture ou de maintenir des revenus substantiels aux éditeurs traditionnels.

D'autant que les nouveaux entrants sur le marché de l'édition numérique entendent bien bousculer le jeu. Une étude du MOTif, qui sera dévoilée au Salon du livre, reviendra d'ailleurs sur ces "éditeurs nativement numériques" à l'offre souvent bon marché. L'enquête est malicieusement intitulée... "50 nuances de numérique".

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