Cet article date de plus d'onze ans.
Dracula s’invite au Salon du livre : le vampire littéraire
Invitée du Salon du livre du 22 au 25 mars, la Roumanie ne pouvait ignorer Dracula, figure emblématique du pays, même si le roman éponyme n'est pas roumain, mais irlandais. Son auteur, Bram Stoker, a découvert ce patronyme mythique dans l'Histoire. Une conférence y est consacrée dimanche 24, "Dracula entre mythe et réalité". Avec en sus, ici, les extraits des principales adaptations au cinéma.
Publié
Mis à jour
Temps de lecture : 19min
Vampires antiques
Le mythe du vampire remonte à la plus haute antiquité. Qu’on l’appelle lamie (ou lamia), stryge ou faste, ces créatures, féminines, hybrides (moitié femme, moitié oiseau, ou serpent) enlèvent et se repaissent des enfants en bas-âge, de leur sang. Les empuses, elles, séduisent les hommes pour en tirer leur substance vitale. Ces démons préfigurent les succubes du judaïsme chrétien, avec leur pendent masculin, l’incube. Leurs avatars auront bien d’autres noms : strigoï (dérivé roumain de stryge), vercolacs, moroïs, nosferats, et bien d’autres, avant de se fixer en vampire autour des années 1730. Il faut en effet attendre le XVIIIe siècle européen pour observer une propagation autre que mythologique d’avatars vampiriques, avant qu’ils ne s’incarnent dans la culture par la fiction. Le siècle des Lumières fut envahi par les vampires. Tant, que le mot fait l’objet d’un article dans « L’encyclopédie » de Diderot et d’Alembert, Voltaire y consacrant d’autre part quelques lignes. Cette frénésie vampirique émane de rapports de justice en provenance d’Europe centrale à partir de 1732, où il est fait mention de morts ressurgis de la tombe pour se sustenter du sang des humains, avant d’être découverts, et éliminés par empalement, décapitation et crémation.
En 1745, le bénédictin Dom Augustin Calmet publie ce qui demeure la bible de tout chasseur de vampire : « Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires et les revenants de Hongrie, de Moldavie, etc… », puis en 1751 « Dissertation sur les vampires ». Tout atteste alors de l’existence des « grands nocturnes ». Gestation du vampire littéraire
Les témoignages balkaniques, biens réels, vont s’exporter en suscitant une fascination croissante dans toute l’Europe. Ils pourraient bien avoir participé à l’origine de ce qui va devenir le Roman gothique, à partir du texte inaugural d’Horace Walpole, « Le Château d’Otrante », en 1764. Une véritable hystérie surnaturelle embrase cette seconde partie du XVIIIe siècle, notamment sous l’impulsion de la lanterne magique et des fantasmagories de Robertson qui donnent l’illusion d’invoquer des revenants sur scène devant un public avide. Les romans horrifiques se multiplient en Allemagne comme en Angleterre ou en France, en parallèle à une poésie macabre (« poètes des cimetières »). A partir de 1890, Ann Radcliffe incarne le succès du roman gothique en Europe (« Les Mystères d’Udolphe », « L’Italien ou le confessionnal des pénitents noirs »…), jusqu’au sommet que constitue « Le Moine » (1796) de M. G. Lewis, chef-d’œuvre absolu du genre. Mais point de vampires romanesques encore. Il faut attendre 1816 et l’étrange réunion sur les berges d’un lac italien pour le voir naître. Le poète Shelley, sa fiancée Mary Woolstonecraft ont fuit l’Angleterre accompagnés du sulfureux Lord Byron et de son médecin et amant, John William Polidori. Tous très amateurs des contes d’Hoffmann, décident de se défier pour écrire la plus terrifiante des histoires. Il en ressortira « Frankenstein » que Mary Woolstonecraft, devenue Shelley, publie en 1818, et « Le Vampire », une nouvelle signée Lord Byron, en fait écrite par Polidori et qui constitue l’archétype originel du vampire romanesque. Bram Stoker, le père de Dracula
Abraham (Bram) Stoker naît le 8 novembre 1847 à Cloncarf, près de Dublin, alors que l’Irlande est victime de la pire famine que le pays n’a jamais connue. Il restera un enfant chétif jusqu’à l’âge de 13 ans, et alité jusqu’à 8, période au cours de laquelle sa mère, féministe d’avant-garde, lui lit des contes et légendes irlandaises qui le marqueront à jamais, et participeront sans doute à sa vocation littéraire.
Guéri, Bram devient un athlète renommé dans le très coté Trinity Collège, lui valant d’être surnommé le « géant roux ». Une régénérescence toute… vampirique. Il fréquente l’établissement au côté d’Oscar Wilde, avec lequel il se rend dans les salons de la ville. Il y rencontrera sa future épouse, la très courtisée Florence Balcombe, réputée pour être une des plus belles femmes de son temps, alors éprise de Wilde, mais qu’elle délaissera au profit de Bram. Le trio n’en restera pas moins très lié jusqu’à l’exil et la mort de l’auteur du « Portrait de Dorian Gray ». Passionné de théâtre, Stoker rencontre lors d’une de ses tournées à Dublin, le plus grand acteur shakespearien de son époque, Henry Irving. Subjugué, il le convainc de devenir son secrétaire particulier, puis son agent, et enlève pratiquement Florence pour s’installer à Londres auprès du grand homme. Stoker ne dérogera plus à sa tâche jusqu’à la mort de l’acteur en 1905. Il dirige alors le prestigieux Lyceum Theater et organise les nombreuse tournées d’Irving, dont deux aux Etats-Unis.
Bête de travail, Bram est devenu « la chose » d’Irving envers lequel il voue une serviabilité sans faille. Parallèlement, il recréé une vieille institution du XVIIIe siècle tombée en désuétude, le « Beefsteak Club », et écrit de nombreux ouvrages, recueils de contes et de nouvelles, plusieurs essais et treize romans fantastiques et d’aventures, dont « Dracula » publié en 1897. Stoker fait partie de la « gentry », la plus haute société anglaise, ses amis ont pour nom Oscar Wilde, les peintres préraphaélites Dante Gabriel Rossetti et Edward Burne Jones, dont il est le voisin. Il sauvera même de la noyade un homme tombé dans la Tamise ! Ce qui lui vaudra d'être promu héros du jour dans la presse. Bram Stoker s’éteint le 20 avril 1912 - d’après certaines sources des suites de la syphilis -, laissant derrière lui sa veuve Florence et un fils unique, Noël. Les sources de Dracula
Hormis toutes ses activités, Bram Stoker aurait été membre de la société ésotérique « Golden Dawn in the outer », créé en 1888 par William Winn Wescott, puis prise par un quasi coup d’Etat, sous la férule d’Alesteir Crowley, étrange mage qui inspirera bien plus tard « Sympathie for the Devil » aux Rolling Stones. L’appartenance de Stoker à la « Golden Dawn » n’est pas avérée, mais reste probable, aux côtés d’écrivains tels qu’Algernon Blackwood ou William W. Yeats. Stoker est évidemment attiré par l’occulte qui fascine toute l’Europe depuis le XVIIIe siècle. Ses romans fantastiques, avant et après « Dracula », en témoignent, tous traversés de cultes obscurs, d’initiations ésotériques et de traditions séculaires, païennes ou égyptiennes. Protestant, il s’intéresse au mystère de l’âme, que la tradition ésotérique localise dans le sang. Amateur de fantastique, il a lu « Le Vampire » de Polidori, et surtout « Carmilla » (1871) de son compatriote irlandais Sheridan Le Fanu, réminiscence de la « Dearg-due » (« Leanan-Sidhe » sur l’île de Man), fée celtique buveuse de sang, que lui a contée sa mère dans son enfance. Le vampire de Polideri, lord Ruthwen, fourni à Stoker un modèle aristocratique décadent, dont le succès s’est vérifié dans les appropriations opérées en France par Charles Nodier, dans ses adaptations théâtrales et littéraires non sourcées. Mais il est surtout à l’origine d’un roman feuilleton fleuve très populaire en Angleterre, « Varney the Vampire – the feast of Blood », avatar de Ruthwen étiré sur plus de 800 pages, alors que « Le Vampire » de Polidori n’en faisait qu’à peine 30.Ne restait plus qu’à construire une synthèse de ce potentiel riche en romanesque, que viennent alimenter les crimes de Jack l’éventreur en 1888, médiatisés dans le monde entier, ou « Docteur Jekyll et Mister Hyde » (1886), le célèbre roman de Robert Louis Stevenson, symptomatique des mœurs non avouées de l’ère victorienne, que « Dracula » va incarner. Vlad l’empaleur
Bram Stoker mettra sept ans à écrire son roman. Son titre de travail est « L’Homme de la nuit ». Insatisfaisant. C’est en 1890, alors qu’il commence ses recherches sur les vampires, que Stoker assiste à une conférence à Londres, donnée par un auguste professeur de langues orientales, en provenance de Budapest, Arminius Vambery. Se liant d’amitié avec le savant, également spécialiste du folklore d’Europe de l’est, celui-ci le nourri de renseignements précieux que l’on retrouve dans les attributs prêtés à Dracula : vie nocturne, allergie à la lumière, métamorphose en chauve-souris, en loup, en brouillard, sourcils rapprochés, canines pointus, teint blafard, pouvoir sur les éléments et les loups - ses alliés -, fuite devant la sainte croix et l’ail, plus exactement les fleurs d’ail, qui servaient dès l’antiquité à calmer les fous… Mais Vambery attire particulièrement son attention sur un personnage historique roumain, Vlad III, dit Vlad Tepes, voïvode (duc) de Valachie (province roumaine) qui vécut de 1431 à 1476. Ce sobriquet de Tepes, signifie l’empaleur, le souverain s’étant avéré particulièrement amateur du supplice du pal. S’il le faisait subir à ses ennemis, notamment la gent ottomane qu’il ne cessa de guerroyer durant son règne, ses concitoyens y passaient aussi, quand ils ne se pliaient pas à sa gouverne. Nombre de pamphlets allemands décrivent ses exactions et se répandent dans toute l’Europe jusqu’en Russie, avec moult illustrations au bois édifiantes. Si Vlad III s’avère d’une cruauté sans limite, ses ennemis ne l’étaient guère moins, et la littérature de l’époque exagéra sans doute le trait, les communautés allemandes de Transylvanie (à la frontière entre la Hongrie et la Roumanie) utilisant ces écrits pour discréditer le voïvode, dont les vues sur leur riche province les incommodaient. Vlad III, Vlad Tepes, est également nommé de son temps Dracula. Cet autre sobriquet vient de ses origines. Son père, Vlad II, dit Vlad Dracul, avaient été adoubé de l’Ordre du Dragon - résurgence d’une confrérie chevaleresque serbe du XIVe siècle - par l’empereur Sigismond 1er de Luxembourg - alors souverain en Hongrie - pour s’opposer à la vindicte ottomane dont l’hégémonie allait jusqu’aux Balkans. « Dracul » signifie dragon en roumain, mais également diable. « Dracula » en est le diminutif, soit « petit dragon » ou « petit diable », puisque Vlad III était le fils de Vlad II.
Tepes fera preuve d’un courage héroïque face aux Turcs, au cours de nombreuses batailles qui égrainent l’histoire complexe de la région, où les traités d’alliance, avec la Hongrie et les Ottomans, succèdent à des trahisons de tous bords à répétition. Jusqu’à la bataille décisive de 1462, ou Vlad l’emporte malgré la désaffection d’une aide promise par la Hongrie. C’est à cet épisode que se réfère Stoker dans son roman pour définir la haute lignée de son comte vampire, lors d’un échange avec son invité qui va lancer toute l’intrigue, Jonathan Harker. Le personnage historique est aujourd’hui considéré comme l’initiateur de l’indépendance roumaine dans le pays. Le dictateur Nicolae Ceausescu l’a monté en épingle pour en faire un héros national, dont l’effigie orne plusieurs timbres nationaux. Ce qui n’a pas empêché le roman de Stoker d’être interdit jusqu’à la mort du tyran, la symbolique vampirique étant trop parlante. Depuis, « Dracula » est devenu le principal argument touristique roumain, drainant des milliers de touristes chaque année en Roumanie, grâce à Stoker.
La réputation sanguinaire du voïvode, ses origines aristocratiques, la consonance phonétique envoûtante des trois syllabes de son patronyme, « Dra » « Cu » « La », gravent définitivement dans le granite le patronyme du comte vampire et le titre du roman. La réception de « Dracula »
Publié en 1897 dans la célèbre collection jaune (« Yellow Book ») à Londres, « Dracula » passe pratiquement inaperçu, ou au mieux s’attire les foudres de la critique pour son caractère licencieux. Mais également pour se réclamer d’un genre passé de mode, le roman gothique, dont il s’avère le dernier avatar. Mais quel avatar ! Ce roman devenu mythique s’avère un pavé de quelque 500 pages construit selon le mode complexe du récit épistolaire. Il est en effet composé de trois journaux intimes, du journal de bord d’un navire, de lettres, de télégrammes, d’articles de presse, Stoker allant jusqu’à transcrire un message enregistré sur un rouleau phonographique ! « Dracula » s’avère être un roman clé de l’époque victorienne tout en annonçant sa prégnance sur le XXe siècle, tout proche, sur lequel il aura une influence culturelle décisive et toujours présente en ces années 2000.
Orson Welles le considérait comme le "plus grand roman du XXe siècle" (publié en 1897) et sa première adaptation radiophonique, avec son célèbre Mercury Theatre on the Air, fut un remarquable "Dracula", avant "L'Ile au trésor", "La Guerre des mondes", "Jane Eyre"...
Son romantisme noir, sa sexualité débordante, son sadisme constant, sa lecture du bien et du mal, son décryptage de la société victorienne, à travers des héros falots, comparés à la toute puissance fascinatoire du comte - très discret dans le roman, mais omniprésent -, sont parmi d’autres, les ingrédients d’une grande œuvre littéraire. « Dracula » est un roman de la sexualité frustré révélée par une créature libertaire, désignée comme le mal absolu, mais oh ! combien libératrice, contrée par une fédération de conservateurs (les chasseurs de vampires), sous la gouverne d’un chef aux méthodes cruelles et ambiguës, en Abraham Van Helsing. Quand Bram Stoker rédige « Dracula », l’écrivain connaît les travaux de Charcot sur l’hystérie, alors que Freud, son élève, lance les premiers jalons de la psychanalyse. Le roman projette dans une fiction débridée ce qui va occuper une bonne partie du XXe siècle. Mais pas seulement. Quand les soldats américains et canadiens sont envoyés dans la Somme en 1917, ils emportent dans leur paquetage un exemplaire de « Dracula ». Le roman est ainsi récupéré par la propagande, puisqu’il stigmatise une invasion venue de l’Est (les Balkans) mettant en péril la civilisation occidentale, à l'image de "Germania". Ces grandes lignes annoncent le succès, non démenti depuis, du roman de Stoker. Dans les librairies deux ans après la naissance du cinéma (1895), il va engendrer un des grands classiques du cinéma, « Nosferatu » (1922), de Murnau, puis toute une lignée de moutures - près de 300 adaptations -, dont aucune n’est parvenue à épuiser ni la complexité, ni la richesse de l’original. Sans parler des néo-vampires (« Lestat », « Twillight »...), suites ou dérivés déclinées du modèle, qu’ils soient romanesques, théâtraux, musicaux, filmiques, ou télévisés : Dracula est immortel, éternel : Dracula forever.
Le mythe du vampire remonte à la plus haute antiquité. Qu’on l’appelle lamie (ou lamia), stryge ou faste, ces créatures, féminines, hybrides (moitié femme, moitié oiseau, ou serpent) enlèvent et se repaissent des enfants en bas-âge, de leur sang. Les empuses, elles, séduisent les hommes pour en tirer leur substance vitale. Ces démons préfigurent les succubes du judaïsme chrétien, avec leur pendent masculin, l’incube. Leurs avatars auront bien d’autres noms : strigoï (dérivé roumain de stryge), vercolacs, moroïs, nosferats, et bien d’autres, avant de se fixer en vampire autour des années 1730. Il faut en effet attendre le XVIIIe siècle européen pour observer une propagation autre que mythologique d’avatars vampiriques, avant qu’ils ne s’incarnent dans la culture par la fiction. Le siècle des Lumières fut envahi par les vampires. Tant, que le mot fait l’objet d’un article dans « L’encyclopédie » de Diderot et d’Alembert, Voltaire y consacrant d’autre part quelques lignes. Cette frénésie vampirique émane de rapports de justice en provenance d’Europe centrale à partir de 1732, où il est fait mention de morts ressurgis de la tombe pour se sustenter du sang des humains, avant d’être découverts, et éliminés par empalement, décapitation et crémation.
En 1745, le bénédictin Dom Augustin Calmet publie ce qui demeure la bible de tout chasseur de vampire : « Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires et les revenants de Hongrie, de Moldavie, etc… », puis en 1751 « Dissertation sur les vampires ». Tout atteste alors de l’existence des « grands nocturnes ». Gestation du vampire littéraire
Les témoignages balkaniques, biens réels, vont s’exporter en suscitant une fascination croissante dans toute l’Europe. Ils pourraient bien avoir participé à l’origine de ce qui va devenir le Roman gothique, à partir du texte inaugural d’Horace Walpole, « Le Château d’Otrante », en 1764. Une véritable hystérie surnaturelle embrase cette seconde partie du XVIIIe siècle, notamment sous l’impulsion de la lanterne magique et des fantasmagories de Robertson qui donnent l’illusion d’invoquer des revenants sur scène devant un public avide. Les romans horrifiques se multiplient en Allemagne comme en Angleterre ou en France, en parallèle à une poésie macabre (« poètes des cimetières »). A partir de 1890, Ann Radcliffe incarne le succès du roman gothique en Europe (« Les Mystères d’Udolphe », « L’Italien ou le confessionnal des pénitents noirs »…), jusqu’au sommet que constitue « Le Moine » (1796) de M. G. Lewis, chef-d’œuvre absolu du genre. Mais point de vampires romanesques encore. Il faut attendre 1816 et l’étrange réunion sur les berges d’un lac italien pour le voir naître. Le poète Shelley, sa fiancée Mary Woolstonecraft ont fuit l’Angleterre accompagnés du sulfureux Lord Byron et de son médecin et amant, John William Polidori. Tous très amateurs des contes d’Hoffmann, décident de se défier pour écrire la plus terrifiante des histoires. Il en ressortira « Frankenstein » que Mary Woolstonecraft, devenue Shelley, publie en 1818, et « Le Vampire », une nouvelle signée Lord Byron, en fait écrite par Polidori et qui constitue l’archétype originel du vampire romanesque. Bram Stoker, le père de Dracula
Abraham (Bram) Stoker naît le 8 novembre 1847 à Cloncarf, près de Dublin, alors que l’Irlande est victime de la pire famine que le pays n’a jamais connue. Il restera un enfant chétif jusqu’à l’âge de 13 ans, et alité jusqu’à 8, période au cours de laquelle sa mère, féministe d’avant-garde, lui lit des contes et légendes irlandaises qui le marqueront à jamais, et participeront sans doute à sa vocation littéraire.
Guéri, Bram devient un athlète renommé dans le très coté Trinity Collège, lui valant d’être surnommé le « géant roux ». Une régénérescence toute… vampirique. Il fréquente l’établissement au côté d’Oscar Wilde, avec lequel il se rend dans les salons de la ville. Il y rencontrera sa future épouse, la très courtisée Florence Balcombe, réputée pour être une des plus belles femmes de son temps, alors éprise de Wilde, mais qu’elle délaissera au profit de Bram. Le trio n’en restera pas moins très lié jusqu’à l’exil et la mort de l’auteur du « Portrait de Dorian Gray ». Passionné de théâtre, Stoker rencontre lors d’une de ses tournées à Dublin, le plus grand acteur shakespearien de son époque, Henry Irving. Subjugué, il le convainc de devenir son secrétaire particulier, puis son agent, et enlève pratiquement Florence pour s’installer à Londres auprès du grand homme. Stoker ne dérogera plus à sa tâche jusqu’à la mort de l’acteur en 1905. Il dirige alors le prestigieux Lyceum Theater et organise les nombreuse tournées d’Irving, dont deux aux Etats-Unis.
Bête de travail, Bram est devenu « la chose » d’Irving envers lequel il voue une serviabilité sans faille. Parallèlement, il recréé une vieille institution du XVIIIe siècle tombée en désuétude, le « Beefsteak Club », et écrit de nombreux ouvrages, recueils de contes et de nouvelles, plusieurs essais et treize romans fantastiques et d’aventures, dont « Dracula » publié en 1897. Stoker fait partie de la « gentry », la plus haute société anglaise, ses amis ont pour nom Oscar Wilde, les peintres préraphaélites Dante Gabriel Rossetti et Edward Burne Jones, dont il est le voisin. Il sauvera même de la noyade un homme tombé dans la Tamise ! Ce qui lui vaudra d'être promu héros du jour dans la presse. Bram Stoker s’éteint le 20 avril 1912 - d’après certaines sources des suites de la syphilis -, laissant derrière lui sa veuve Florence et un fils unique, Noël. Les sources de Dracula
Hormis toutes ses activités, Bram Stoker aurait été membre de la société ésotérique « Golden Dawn in the outer », créé en 1888 par William Winn Wescott, puis prise par un quasi coup d’Etat, sous la férule d’Alesteir Crowley, étrange mage qui inspirera bien plus tard « Sympathie for the Devil » aux Rolling Stones. L’appartenance de Stoker à la « Golden Dawn » n’est pas avérée, mais reste probable, aux côtés d’écrivains tels qu’Algernon Blackwood ou William W. Yeats. Stoker est évidemment attiré par l’occulte qui fascine toute l’Europe depuis le XVIIIe siècle. Ses romans fantastiques, avant et après « Dracula », en témoignent, tous traversés de cultes obscurs, d’initiations ésotériques et de traditions séculaires, païennes ou égyptiennes. Protestant, il s’intéresse au mystère de l’âme, que la tradition ésotérique localise dans le sang. Amateur de fantastique, il a lu « Le Vampire » de Polidori, et surtout « Carmilla » (1871) de son compatriote irlandais Sheridan Le Fanu, réminiscence de la « Dearg-due » (« Leanan-Sidhe » sur l’île de Man), fée celtique buveuse de sang, que lui a contée sa mère dans son enfance. Le vampire de Polideri, lord Ruthwen, fourni à Stoker un modèle aristocratique décadent, dont le succès s’est vérifié dans les appropriations opérées en France par Charles Nodier, dans ses adaptations théâtrales et littéraires non sourcées. Mais il est surtout à l’origine d’un roman feuilleton fleuve très populaire en Angleterre, « Varney the Vampire – the feast of Blood », avatar de Ruthwen étiré sur plus de 800 pages, alors que « Le Vampire » de Polidori n’en faisait qu’à peine 30.Ne restait plus qu’à construire une synthèse de ce potentiel riche en romanesque, que viennent alimenter les crimes de Jack l’éventreur en 1888, médiatisés dans le monde entier, ou « Docteur Jekyll et Mister Hyde » (1886), le célèbre roman de Robert Louis Stevenson, symptomatique des mœurs non avouées de l’ère victorienne, que « Dracula » va incarner. Vlad l’empaleur
Bram Stoker mettra sept ans à écrire son roman. Son titre de travail est « L’Homme de la nuit ». Insatisfaisant. C’est en 1890, alors qu’il commence ses recherches sur les vampires, que Stoker assiste à une conférence à Londres, donnée par un auguste professeur de langues orientales, en provenance de Budapest, Arminius Vambery. Se liant d’amitié avec le savant, également spécialiste du folklore d’Europe de l’est, celui-ci le nourri de renseignements précieux que l’on retrouve dans les attributs prêtés à Dracula : vie nocturne, allergie à la lumière, métamorphose en chauve-souris, en loup, en brouillard, sourcils rapprochés, canines pointus, teint blafard, pouvoir sur les éléments et les loups - ses alliés -, fuite devant la sainte croix et l’ail, plus exactement les fleurs d’ail, qui servaient dès l’antiquité à calmer les fous… Mais Vambery attire particulièrement son attention sur un personnage historique roumain, Vlad III, dit Vlad Tepes, voïvode (duc) de Valachie (province roumaine) qui vécut de 1431 à 1476. Ce sobriquet de Tepes, signifie l’empaleur, le souverain s’étant avéré particulièrement amateur du supplice du pal. S’il le faisait subir à ses ennemis, notamment la gent ottomane qu’il ne cessa de guerroyer durant son règne, ses concitoyens y passaient aussi, quand ils ne se pliaient pas à sa gouverne. Nombre de pamphlets allemands décrivent ses exactions et se répandent dans toute l’Europe jusqu’en Russie, avec moult illustrations au bois édifiantes. Si Vlad III s’avère d’une cruauté sans limite, ses ennemis ne l’étaient guère moins, et la littérature de l’époque exagéra sans doute le trait, les communautés allemandes de Transylvanie (à la frontière entre la Hongrie et la Roumanie) utilisant ces écrits pour discréditer le voïvode, dont les vues sur leur riche province les incommodaient. Vlad III, Vlad Tepes, est également nommé de son temps Dracula. Cet autre sobriquet vient de ses origines. Son père, Vlad II, dit Vlad Dracul, avaient été adoubé de l’Ordre du Dragon - résurgence d’une confrérie chevaleresque serbe du XIVe siècle - par l’empereur Sigismond 1er de Luxembourg - alors souverain en Hongrie - pour s’opposer à la vindicte ottomane dont l’hégémonie allait jusqu’aux Balkans. « Dracul » signifie dragon en roumain, mais également diable. « Dracula » en est le diminutif, soit « petit dragon » ou « petit diable », puisque Vlad III était le fils de Vlad II.
Tepes fera preuve d’un courage héroïque face aux Turcs, au cours de nombreuses batailles qui égrainent l’histoire complexe de la région, où les traités d’alliance, avec la Hongrie et les Ottomans, succèdent à des trahisons de tous bords à répétition. Jusqu’à la bataille décisive de 1462, ou Vlad l’emporte malgré la désaffection d’une aide promise par la Hongrie. C’est à cet épisode que se réfère Stoker dans son roman pour définir la haute lignée de son comte vampire, lors d’un échange avec son invité qui va lancer toute l’intrigue, Jonathan Harker. Le personnage historique est aujourd’hui considéré comme l’initiateur de l’indépendance roumaine dans le pays. Le dictateur Nicolae Ceausescu l’a monté en épingle pour en faire un héros national, dont l’effigie orne plusieurs timbres nationaux. Ce qui n’a pas empêché le roman de Stoker d’être interdit jusqu’à la mort du tyran, la symbolique vampirique étant trop parlante. Depuis, « Dracula » est devenu le principal argument touristique roumain, drainant des milliers de touristes chaque année en Roumanie, grâce à Stoker.
La réputation sanguinaire du voïvode, ses origines aristocratiques, la consonance phonétique envoûtante des trois syllabes de son patronyme, « Dra » « Cu » « La », gravent définitivement dans le granite le patronyme du comte vampire et le titre du roman. La réception de « Dracula »
Publié en 1897 dans la célèbre collection jaune (« Yellow Book ») à Londres, « Dracula » passe pratiquement inaperçu, ou au mieux s’attire les foudres de la critique pour son caractère licencieux. Mais également pour se réclamer d’un genre passé de mode, le roman gothique, dont il s’avère le dernier avatar. Mais quel avatar ! Ce roman devenu mythique s’avère un pavé de quelque 500 pages construit selon le mode complexe du récit épistolaire. Il est en effet composé de trois journaux intimes, du journal de bord d’un navire, de lettres, de télégrammes, d’articles de presse, Stoker allant jusqu’à transcrire un message enregistré sur un rouleau phonographique ! « Dracula » s’avère être un roman clé de l’époque victorienne tout en annonçant sa prégnance sur le XXe siècle, tout proche, sur lequel il aura une influence culturelle décisive et toujours présente en ces années 2000.
Orson Welles le considérait comme le "plus grand roman du XXe siècle" (publié en 1897) et sa première adaptation radiophonique, avec son célèbre Mercury Theatre on the Air, fut un remarquable "Dracula", avant "L'Ile au trésor", "La Guerre des mondes", "Jane Eyre"...
Son romantisme noir, sa sexualité débordante, son sadisme constant, sa lecture du bien et du mal, son décryptage de la société victorienne, à travers des héros falots, comparés à la toute puissance fascinatoire du comte - très discret dans le roman, mais omniprésent -, sont parmi d’autres, les ingrédients d’une grande œuvre littéraire. « Dracula » est un roman de la sexualité frustré révélée par une créature libertaire, désignée comme le mal absolu, mais oh ! combien libératrice, contrée par une fédération de conservateurs (les chasseurs de vampires), sous la gouverne d’un chef aux méthodes cruelles et ambiguës, en Abraham Van Helsing. Quand Bram Stoker rédige « Dracula », l’écrivain connaît les travaux de Charcot sur l’hystérie, alors que Freud, son élève, lance les premiers jalons de la psychanalyse. Le roman projette dans une fiction débridée ce qui va occuper une bonne partie du XXe siècle. Mais pas seulement. Quand les soldats américains et canadiens sont envoyés dans la Somme en 1917, ils emportent dans leur paquetage un exemplaire de « Dracula ». Le roman est ainsi récupéré par la propagande, puisqu’il stigmatise une invasion venue de l’Est (les Balkans) mettant en péril la civilisation occidentale, à l'image de "Germania". Ces grandes lignes annoncent le succès, non démenti depuis, du roman de Stoker. Dans les librairies deux ans après la naissance du cinéma (1895), il va engendrer un des grands classiques du cinéma, « Nosferatu » (1922), de Murnau, puis toute une lignée de moutures - près de 300 adaptations -, dont aucune n’est parvenue à épuiser ni la complexité, ni la richesse de l’original. Sans parler des néo-vampires (« Lestat », « Twillight »...), suites ou dérivés déclinées du modèle, qu’ils soient romanesques, théâtraux, musicaux, filmiques, ou télévisés : Dracula est immortel, éternel : Dracula forever.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.