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"J'ai mal rien que d'y repenser" : pour les joueurs de e-sport, les blessures n'ont rien de virtuel

Tendinites, kystes, nerfs comprimés... A l'instar des sportifs, les professionnels du jeu vidéo sont eux aussi frappés par des blessures ou des douleurs qui les empêchent d'évoluer au meilleur niveau. Et qui peuvent même briser leur carrière.

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Des participants au Dreamhack, une compétition de e-sport organisée à Leipzig (Allemagne), le 26 janvier 2018. (HENDRIK SCHMIDT / AFP)

Une blessure annoncée soudainement par le joueur sur Twitter. Le spectre d'une opération qui le mettra sur la touche pour plusieurs mois. Des vœux de rétablissement qui affluent par centaines sur les réseaux sociaux, venus des fans de l'équipe dont il était le capitaine. La nouvelle a secoué le monde de... l'e-sport, fin janvier. Et plus particulièrement celui du jeu de tir Counter-Strike : Global Offensive, dont une des stars, le Français Richard Papillon, alias Shox, de l'équipe allemande G2, a annoncé sur Twitter être touché par un kyste au poignet droit. Il sera opéré fin mars et aura besoin de jusqu'à deux mois de rééducation "avant de retrouver [sa] dextérité totale".

Cette annonce a eu autant de retentissement chez les nombreux passionnés de sport virtuel qu'aurait eu une fracture du tibia de Lionel Messi chez les fans de foot. Et si vous êtes surpris que ce genre de mésaventures frappe aussi ceux dont le sport se pratique assis devant un ordinateur, c'est que vous ne savez rien des heures d'entraînement qu'a subies sa main, ni de l'intensité physique des compétitions d'e-sport. Les blessures y sont devenues un sujet majeur.

"Comme une sciatique de la main"

"On a eu un joueur qui avait des gros problèmes au niveau du canal carpien, se souvient Yoann Wezemael, alias Zidwait, directeur général de la Team aAa, une équipe professionnelle française. Cela l'a gêné pendant ses derniers mois chez nous. A cause de la douleur, il ne pouvait pas jouer à son meilleur niveau." Le syndrome du canal carpien se produit quand le tendon, trop sollicité, s'enflamme, gonfle et écrase le nerf principal du poignet – "comme une sciatique de la main", résume un joueur professionnel d'Overwatch,Yannis Bouillenec, alias TonyTruand.

"Au début, on a de petits fourmillements dans la main, des petites douleurs dans le poignet. Il peut y avoir des pics de douleur, un peu électriques", explique Florian Deverrière, ostéopathe, spécialiste de la gestion des joueurs de e-sport. "Et puis au fur et à mesure, ça va devenir de plus en plus fort." Dans les cas les plus extrêmes, il provoque des gonflements spectaculaires, notamment immortalisés par le photographe italien Matteo Bittanti.

Tendinites, nerfs comprimés...

Les pathologies qui touchent la main et le poignet sont moins fréquentes que les douleurs au dos ou aux cervicales, liées à une mauvaise posture, mais elles sont plus handicapantes. "Plier le linge me fait mal, changer les draps du lit me fait mal", explique Shox, dans une interview à BeIN Sports, plus d'un mois après la découverte de son kyste. "A partir du moment où j'exerce de la pression avec ma main ou mon poignet, j'ai des douleurs."

"Quand on a une crise de tendinite, on ne peut plus rien faire, acquiesce Yann Chauvière, alias CdV. Le kiné vous touche le bras et vous criez. Bouger un petit peu les doigts dans le vide vous lance. Rien que d'y repenser, j'ai mal." Lui pratique le speedrun, une discipline qui consiste à parcourir des jeux du début à la fin le plus rapidement possible. Il a subi une crise violente à une époque où il mêlait cette pratique à celle de la batterie : "Un temps, j'ai vécu avec une seule main, j'avais perdu l'usage de l'autre." Depuis, il a abandonné la musique, s'hydrate davantage, essaie de s'étirer avant de jouer. Il a aussi raccourci ses séances, mais dans l'e-sport, le rythme reste intense.

Pour s'entraîner, notre équipe professionnelle sur 'Counter-Strike' joue entre six et huit heures par jour, cinq à six jours par semaine.

Zidwait

à franceinfo

En Corée du Sud, le rythme peut monter jusqu'à dix heures quotidiennes, notamment pour Starcraft II, un jeu de stratégie réputé pour être le plus frénétique de l'e-sport. C'est le jeu que pratiquait l'ancien joueur de la Team aAa qui souffrait du canal carpien. Le talent des e-sportifs s'y mesure notamment au nombre d'actions qu'ils sont capables de réaliser en une minute (ou APM). Les plus rapides dépassent les 400. "Il n'y a pas de temps mort, raconte Zidwait. Si on lâche la souris pendant cinq secondes, on a de fortes chances d'avoir perdu la partie. Si votre poignet est dans une mauvaise position, il y reste pendant une demi-heure." Et le corps finit par réagir, selon ce chercheur en sciences du sport à l'université Paris Descartes :

Des pathologies censées arriver vers 40 ans, après une vingtaine d'années de travail informatique récurrent, apparaissent chez des joueurs d'une vingtaine d'années.

Nicolas Besombes, spécialisé dans l'e-sport

à franceinfo

De nombreux joueurs souffrent de douleurs

La prise de conscience du problème est récente. "On a commencé à en entendre parler dans les années 2010, notamment parce qu'un des plus grands joueurs de tous les temps, le Sud-Coréen MVP, a dû mettre fin à sa carrière", explique Yoann Wezemael. Star de Starcraft II, il a fini par raccrocher en 2014, après avoir souffert d'un syndrome du canal carpien aux deux mains. La professionnalisation a aussi permis un meilleur diagnostic : "Avant, les joueurs avaient mal, mais ne réalisaient pas qu'il s'agissait de blessures", explique Nicolas Besombes.

Malgré tout, le sujet reste difficile à évoquer dans le milieu : plusieurs équipes contactées par franceinfo ont assuré qu'elles n'avaient jamais vu de blessures chez leurs joueurs, quand bien même Florian Deverrière constate que "les deux tiers des joueurs ont des douleurs" dans les équipes qu'il suit. L'ancien membre de la team aAa, dont le manager nous a raconté en détail les problèmes liés au canal carpien, a refusé de nous répondre.

Des opérations à risque

A l'heure où des sponsors investissent massivement le e-sport, le diagnostic est en tout cas devenu indispensable. Comme d'autres médecins, Florian Deverrière propose donc ses services à des équipes, avec son entreprise Ostéo Gaming. "Quand j'étais plus jeune, je jouais beaucoup et des douleurs à la nuque étaient apparues. Le médecin m'a dit d'arrêter, ce n'était pas la réponse que je cherchais", se souvient-il. Ces pathologies se développent avec le temps et la répétition de mauvais gestes : il est donc possible d'éviter leur apparition avec des solutions simples comme une meilleure posture ou des étirements avant les matchs. Aux Etats-Unis, des médecins pionniers dans ce domaine partagent même sur YouTube des tutoriels destinés aux joueurs.

Prévenir les problèmes n'est pas un luxe. Dans le cas du syndrome du canal carpien, s'il empire, l'opération est la seule solution. Et elle n'a rien d'anodin. "On coupe un ligament afin de donner plus de place au nerf et que sa compression diminue", explique Florian Deverrière. Mais en coupant ce ligament, "on a un levier qui n'est plus là : donc la précision et la rapidité de la main diminue". Un amateur ne ressentirait pas forcément le changement, mais il peut tuer une carrière.

A haut niveau, la moindre diminution des capacités de la main peut faire d'un joueur top un joueur bon, mais pas assez compétitif.

Florian Deverrière, ostéopathe spécialisé dans le e-sport

à franceinfo

Face à cette menace, les équipes évoluent, certaines plus vite que d'autres. En janvier, trois structures – LDLC, GamersOrigin et l'Olympique lyonnais e-sport – ont obtenu le droit de délivrer des contrats à des joueurs professionnels. Une première en France. Ils "les obligent à fournir un soutien médical à leurs joueurs", explique Nicolas Besombes. Une po

ssibilité facilitée par l'essor des "gaming houses", des logements communs pour tous les membres d'une équipe, qui peuvent comporter des équipements sportifs et permettent d'avoir un œil sur la santé de chacun.

Ailleurs, y compris dans les plus grandes formations, les initiatives sont plus personnelles. Mantic0re, l'équipe de Yannis Bouillenec, "a intégré à [son] planning une sorte de couvre-feu" et "s'impose une demi-heure de sport tous les matins". "Certains ne vont pas trop le faire, ou seulement certains jours", reconnaît-il. Chez la Team aAa, on reconnaît qu'il est encore "compliqué d'imposer des choses" à des joueurs qui se retrouvent pour les tournois mais vivent parfois aux quatre coins de la France. "Mais c'est un secteur très jeune. A terme, ça viendra."

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