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"Le capital au XXIe siècle" : Thomas Piketty adapte son best-seller au cinéma dans un documentaire choc

Ce documentaire sur l'histoire des inégalités devait être projeté sur les écrans avant le confinement. Il reste plus que jamais d'une actualité mordante en disséquant les ressorts historiques et économiques des différentes crises qui jalonnent le capitalisme. L'adaptation très efficace d'un essai paru en 2013. 

Article rédigé par franceinfo Culture - Carine Azzopardi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Thomas Piketty, économiste (Photo Upside)

Succès d'édition en France, en tête des ventes aux Etats-Unis, lu et commenté par toute la presse, suscitant la controverse, Le capital au XXIe siècle de l’économiste français Thomas Piketty, paru en 2013, avait détonné dans le paysage des essais français : jamais un livre aussi dense (près de 1000 pages), historique et économique, très bien documenté, n’avait eu autant d’écho. Sept ans plus tard, Thomas Piketty persiste et signe, avec une adaptation au cinéma, réalisée avec Justin Pemberton.

Si le documentaire tiré du livre devait sortir en salles avant le confinement et la crise sanitaire (sortie reportée sine die), son acuité n’en est que plus forte aujourd’hui. Son postulat : un tel degré d’inégalités économiques entre élites mondialisées et la masse des laissés-pour-compte est une bombe sociale. Elle a déjà eu lieu dans le passé, il faut donc que l’Histoire nous serve à corriger le tir.

Une démonstration historique et économique

L’économiste commence sa démonstration au 18e siècle en Europe occidentale. Utilisant habilement la littérature de l'époque (Jane Austen, Honoré de Balzac) adaptée au cinéma, il observe qu'on y parle certes d'amour, mais surtout beaucoup d'argent. Et pour cause : on est alors à la veille de la Révolution française, le capital est concentré aux mains d’une aristocratie qui constitue 1% de la population. Travailler ou faire des études ne sert à rien : seul l’héritage délimite les frontières sociales, et les élites font tout pour se reproduire. "L’idée d’une redistribution des richesses ne leur vient même pas à l’esprit", souligne le réalisateur, interviewé comme d'autres intervenants en sa qualité d'économiste.

La force du documentaire (et avant lui du livre) est d’établir un parallèle statistique entre cette période, et celle que nous vivons actuellement au niveau mondial : "Nous sommes revenus", dit Thomas Piketty, "à une répartition du capital qui ressemble à s’y méprendre à celle qui prévalait au 18e siècle." 

Le cinéma en référence

De 1750 à aujourd’hui, le documentaire consiste en un voyage à travers l'histoire moderne de nos sociétés, par le rappel des différentes étapes qui ont jalonné l’histoire du capitalisme. Justin Pemberton, le jeune co-réalisateur néo-zélandais de Thomas Piketty, a fait appel au cinéma pour y puiser des sources d'inspiration (de John Ford à Oliver Stone, en passant par Orgueil et Préjugés, le long-métrage de Joe Wright qui a adapté l'ouvrage éponyme de Jane Austen) et appuyer son propos. 

Extraits de films, d'archives, entrecoupées par des explications de spécialistes et d'historiens de Stanford, Berkeley, et de l'école d'économie de Paris, nous font progresser dans la compréhension de la production et de l'accumulation des richesses, dans un documentaire monté à l'anglo-saxonne : images léchées, presque clipées par moment, bande-son convoquant Kim Wilde et Ella Fitzerald... 

La parenthèse des Trente Glorieuses

La thèse de l'économiste français est que s'il n’est pas encadré, le capital se reproduit, se concentre, et provoque des inégalités qui, à un certain point, deviennent insupportables. Par exemple, à la veille de la première guerre mondiale à Paris, 1% de la population possède alors 70% de tout ce qu’il y a à posséder. "La montée des nationalismes en Europe est en partie due au fait", soutient Thomas Piketty, "que les tensions sociales à l’intérieur des pays du continent sont extrêmement fortes."

Seule l’après-guerre, à partir de 1945, fait figure d’exception avec l’irruption d’une classe moyenne prédominante, et l’espoir des classes populaires que "nos enfants feront mieux que nous". C’est l’époque de l’ascension sociale possible, de l’Etat-Providence, autour duquel un consensus social s’est mis en place. L'époque du fleurissement des banlieues américaines propres sur elles, avec maison individuelle et carrés de pelouse filmés à l'envi. Nous ne retracerons pas tout ici, mais la fin de ce consensus (qui paradoxalement existe encore en Chine, où les classes populaires ont toujours espoir que leurs enfants basculent du côté des classes moyennes) suit de près la dérégulation des marchés financiers dans les années 90, avec le remplacement de l’idéal de l’Etat-Providence par la théorie du "ruissellement" ("plus les riches seront riches, plus l’argent redescendra vers les pauvres").

Skyvantage (@ Fondation Good Planet)

Le malheur est dans le prêt

Un système où 90% des citoyens voient leurs revenus stagner voire baisser, et les 10% les plus riches voient les leurs exploser est-il fait pour tenir ? Un temps oui, nous expliquent les historiens et économistes de renom convoqués par Thomas Piketty pour appuyer sa démonstration (Joseph Stiglitz, Francis Fukuyama, mais aussi d’autres acteurs de l’économie mondiale, tel cet ancien économiste en chef du FMI), mais uniquement grâce au crédit qui coule à flot.

Comme le souligne ironiquement un épisode des Simpsons intitulé Le malheur est dans le prêt, dont une scène est utilisée dans le film, la bulle finit par exploser, invariablement. Ce fut le cas en 2008, avec la crise des subprimes, et le sauvetage à coup de centaines de milliards de dollars de banques "trop grosses pour faire faillite". "Aujourd’hui, concluent les auteurs, nous en sommes là, avec une concentration du capital inédite entre les mains de compagnies multinationales et de particuliers qui peuvent échapper à la taxation grâce à l’indulgence des Etats envers les paradis fiscaux." Ainsi au Royaume-Uni, un professeur ayant un salaire moyen contribue plus à la solidarité nationale par l’impôt que certaines grandes compagnies du numérique, qui y font pourtant des profits faramineux.

Graffiti sur le parcours d'une manifestation à Paris (@ Danielle L. Goldstein)

Multipliant les références à la pop culture à travers ses chansons, le co-réalisateur Justin Pemberton, a apporté sa patte en filmant comme s'il s'agissait d'un clip entrecoupé d'interviews claires et efficaces. Il rend ainsi le propos encore plus choc que s'il s'était agi d'une simple démonstration économique - parfaitement maîtrisée au demeurant. 

Le documentaire a été réalisé avant l’irruption de la pandémie du Coronavirus, mais il est aujourd’hui plus d’actualité que jamais avec la crise économique mondiale post-Covid qui s’annonce. Au moment où se dessine de plus en plus un retour à "l’anormal", selon les mots des soignants de l’hôpital public, ce film pédagogique accessible à tous aide à comprendre que l’alternative existe, avec un message d’espoir pour plus de démocratie participative : en substance, nous disent ces économistes, "le pire n’est jamais sûr, pour peu que l’on s’en donne la peine, le tout est de débloquer la pensée unique des élites – ce qui n’est pas l’affaire la plus mince."       

La fiche

Genre : Documentaire
Réalisateurs : Justin Pemberton et Thomas Piketty
Pays : France, Nouvelle Zélande
Durée : 1h43
Sortie : 22 juin 2020
Distributeur : Diaphana Distribution

Synopsis : "Le capital au XXIe siècle" est l’adaptation d’un des livres les plus importants de ces dernières années. En mélangeant références à la pop culture et interventions d’experts parmi les plus influents de notre époque, le film est un voyage à travers l’histoire moderne de nos sociétés. Il met en perspective la richesse et le pouvoir d’un côté, et de l’autre le progrès social et les inégalités. Une réflexion nécessaire pour comprendre le monde d’aujourd’hui.

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