La Berlinale rend hommage à deux cinéastes iraniens empêchés de quitter leur pays
Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha, les réalisateurs de My Favourite Cake ["Mon gâteau préféré"], présenté au Festival international du film qui s'est ouvert jeudi 15 février, n'ont pas pu se rendre dans la capitale allemande pour défendre leur long métrage. Ils avaient déjà présenté à Berlin leur précédent film, Le pardon (2021), interdit en Iran. "Ils ne peuvent pas voyager, ils vont bien mais ils sont chez eux", a indiqué jeudi lors de la cérémonie d'ouverture le codirecteur de la Berlinale, Carlo Chatrian. "Cela nous rappelle que faire des films n'est pas toujours facile, notre cœur est avec eux."
Célébré dans les festivals internationaux, le cinéma iranien est en même temps soumis à un contrôle étroit du régime, et ses plus grands réalisateurs, qui bravent la censure, sont régulièrement victimes de la répression. La Berlinale, connue pour ses engagements politiques, a une longue tradition de soutien des cinéastes iraniens dissidents. Le festival a attribué l'Ours d'or à plusieurs d'entre eux comme Asghar Farhadi (Une séparation), Jafar Panahi (Taxi) et Mohammad Rasoulof (Le diable n'existe pas).
Passeports confisqués
À ces cinéastes dans le collimateur des autorités s'ajoutent désormais Maryam Moghaddam, 54 ans, et Behtash Sanaeeha, 43 ans, qui se sont vus "confisquer leurs passeports", les empêchant de voyager, et sont "poursuivis par la justice pour leur travail d'artistes et de cinéastes", a déploré la Berlinale. Les forces de l'ordre "ont fait une descente chez notre producteur et ils ont emporté tous les disques durs et les ordinateurs du projet", a témoigné auprès de l'AFP, par visioconférence, Behtash Sanaeeha dans une interview commune avec Maryam Moghaddam. "Ensuite, quand nous avons voulu quitter Téhéran pour Paris, pour terminer la postproduction, ils nous ont pris nos passeports à l'aéroport", a-t-il ajouté.
Cependant, les autorités n'ont pas pu empêcher que le film soit mené à son terme, et projeté à Berlin, où il est en lice pour l'Ours d'or. Dans ce drame intimiste, tourné à l'économie, on suit le parcours de Mahin, une veuve de 70 ans, dont la fille a émigré. Mahin passe le temps en cuisinant pour son groupe d'amies, mais n'a pas oublié la liberté de sa jeunesse, avant la République islamique. Dans un restaurant, elle rencontre un autre retraité, chauffeur de taxi. Ces âmes esseulées se plaisent, rentrent chez elle. À l’abri des regards des voisins, ils passent des disques, dansent, boivent du vin de contrebande. Elle le séduit, prend les devants. Lui se laisse faire.
"Tellement de lignes rouges" franchies dans le film
Le film "franchit tellement de lignes rouges (sur des choses) qui sont interdites en Iran depuis 45 ans", reconnaît Maryam Moghaddam. "C'est l'histoire d'une femme qui vit sa vie, qui veut avoir une vie normale, ce qui est interdit pour les femmes en Iran."
D'autant que l'actrice, Lili Farhadpour, joue sans voile. "Montrer une femme sans voile est interdit. Mais la plupart des femmes, même religieuses, ne portent pas le voile à la maison", explique cependant Maryam Moghaddam. "Boire de l'alcool, danser ou rencontrer un partenaire, tout cela arrive en Iran. Mais à l'intérieur, derrière les murs, parce que c'est interdit à l'extérieur. Nous voulions être fidèles à la réalité et le montrer."
Le film était en préparation lors du vaste mouvement de contestation qui a secoué l'Iran après la mort en septembre 2022 de Mahsa Amini, une jeune Kurde de 22 ans décédée après avoir été arrêtée pour non-respect du strict code vestimentaire du pays. "Nous étions déprimés à propos de ce qu'il se passait dans notre pays", relève Behtash Sanaeeha. "Le film parle des femmes, de la vie et de la liberté. Donc c'était notre devoir de le mener à bien."
Un drame irlandais en ouverture du festival
Le festival du cinéma de Berlin a démarré jeudi avec la première mondiale d'un drame irlandais où joue l'acteur Cillian Murphy, dans un contexte inflammable avec la guerre au Proche-Orient et en Ukraine. "Je pense que nous sommes là pour voir comment les artistes répondent au monde dans lequel nous vivons actuellement. Je suis curieuse de voir ce qu'ils en font", a déclaré la présidente du jury de la Berlinale, l'actrice mexicano-kényane Lupita Nyong'o, lors de la conférence de presse d'ouverture à Berlin. Lupita Nyong'o est la première personnalité noire de l'histoire de la Berlinale à présider le jury, chargé de départager les 20 films en compétition pour l'Ours d'or, la plus haute récompense du festival.
La manifestation berlinoise, qui a lieu du 15 au 25 février, ouvre le bal des trois grands festivals européens, avant Cannes en mai et Venise en septembre. Pour sa 74e édition, elle présente une programmation éclectique avec des réalisateurs et acteurs du monde entier, des stars, des documentaires politiques et du cinéma d'art et d'essai.
Small Things Like These ["Ce genre de petites choses", ndlr], dans lequel joue Cillian Murphy, l'un des favoris dans la course aux Oscars cette année, est la première œuvre présentée parmi les 20 films en compétition. Adaptation du best-seller de l'Irlandaise Claire Keegan, il s'inspire de faits réels sur les filles-mères exploitées par des sœurs catholiques.
Dirigé par le cinéaste belge Tim Mielants, Cillian Murphy incarne un père dévoué qui découvre le secret des blanchisseries de la Madeleine : entre les années 1920 et 1990, dans des couvents, des nonnes maintenaient en servitude des jeunes femmes après avoir donné à l'adoption leurs bébés, nés hors mariage.
Un climat géopolitique tendu pour un festival engagé
Le festival, qui s'est toujours caractérisé par son engagement politique, est particulièrement confronté aux tensions cette année. Lors de la conférence de presse du jury jeudi 15 février, Lupita Nyong'o et le réalisateur allemand Christian Petzold ont été interrogés par un journaliste sur leur signature en décembre dernier d'une lettre ouverte appelant au cessez-le-feu à Gaza. "Je suis toujours pour la paix et je prône la discussion, ce que nous ferons ici, espérons-le", a répondu le réalisateur allemand.
Questionné sur la décision de la direction du festival d'annuler l'invitation faite à des élus du parti allemand d'extrême droite AfD à la cérémonie d'ouverture, Christian Petzold a répondu que ces "cinq types" importaient peu. "Il y a des centaines de milliers de personnes (en Allemagne, ndlr) qui manifestent contre eux et ils sont bien plus importants que ces cinq personnes", a-t-il dit sous les applaudissements. Juste avant l'ouverture du festival, une trentaine de personnes travaillant dans le milieu artistique à Berlin ont brandi des panneaux avec le message "no seats for fascists anywhere" (pas de sièges pour les fascistes, nulle part, ndlr).
Le cinéma africain bien représenté
Cette année, la Berlinale fait la part belle au cinéma en provenance du continent africain, ce dont s'est félicité Lupita Nyong'o. "J'ai hâte de voir ces œuvres et je ne serai jamais rassasiée d'en voir davantage", a-t-elle dit. Jusqu'ici, aucun cinéaste africain n'a remporté l'Ours d'or. Parmi les vingt œuvres en lice pour cette récompense suprême, se trouve notamment Black Tea, une histoire d'amour dans la communauté africaine de Canton du réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako et Dahomey de la Franco-Sénégalaise Mati Diop, un documentaire sur la restitution des trésors royaux d'Abomey au Bénin, pillés lors de la colonisation du pays.
Sont également en compétition L'Empire, remake fantasque de Star Wars par le réalisateur français Bruno Dumont et Hors du temps de son compatriote Olivier Assayas, une mise en abyme autobiographique retraçant le confinement d'un réalisateur et de son frère.
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