Grand entretien Euzhan Palcy, cinéaste antillaise oscarisée : "La France a tout intérêt à comprendre que sa richesse sur le plan culturel est dans ce qu'elle rejette, sa diversité"

La rétrospective au Centre Pompidou sera l’occasion pour une nouvelle génération de découvrir une dizaine de films de la réalisatrice oscarisée Euzhan Palcy.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13 min
Euzhan Palcy s'exprime sur scène après avoir reçu un Oscar d'honneur lors de la 13e édition des Academy Governors Awards qui s'est tenue au Fairmont Century Plaza, le 19 novembre 2022, à Los Angeles, Californie. (GILBERT FLORES / VARIETY / GETTY IMAGES)

Du 8 au 19 novembre, le centre Pompidou consacre une rétrospective à la cinéaste Euzhan Palcy. Née en Martinique en 1958, la cinéaste française est une pionnière. Un qualificatif qui lui est trop souvent associé, selon elle, mais qui rend bien compte de son exceptionnel parcours. En 1984, en remportant le César de la meilleure première œuvre avec Rue Case-Nègres, elle devient la première réalisatrice ainsi que la première artiste et cinéaste noire à recevoir cette récompense. L'adaptation du best-seller anti-Apartheid, A Dry White Season (Une saison blanche et sèche) d'André Brink lui vaut également d’être la première réalisatrice noire à être produite par un grand studio hollywoodien. En 2022, l’Académie des Oscars a salué l’œuvre de celle qui se définit comme "une cinéaste de la mémoire" en lui décernant un Oscar d’honneur. Entretien avec Euzhan Palcy.

Franceinfo Culture : C'est la première fois, étonnamment, qu’une rétrospective vous est consacrée en France. Qu’avez-vous ressenti en recevant l'invitation du Centre Pompidou ?
Euzhan Palcy : Cela m'a fait chaud au cœur. Je me suis dit : enfin, un organisme français sait que j'existe et reconnaît mon travail dans mon pays, la France. Mieux vaut tard que jamais (sourire) et nul n'est prophète en son pays. Toutefois, quand les félicitations pleuvent de partout, à l’international, mais que la France n'a pas l'air de prendre la mesure d'une distinction de ce genre (Oscar d’honneur), je ne comprends pas et cela me blesse énormément.

Vous êtes effectivement la deuxième Française, après Agnès Varda, à recevoir un Oscar d’honneur…
Cela m'aurait fait immensément plaisir que le président de la République ou même sa femme, qui a été enseignante, me reçoive comme pour dire : nous sommes fiers de ce prix, que vous soyez honorée, du travail que vous accomplissez (sourire). Heureusement, Agnès Varda a été reçue en grande pompe et elle le méritait. C’est une femme que j’aimais beaucoup et c’était mon amie. Par contre, j'ai bénéficié d'une reconnaissance nationale, à l'Assemblée, grâce au député martiniquais Jiovanny William, qui a attiré l’attention de la présidente sur la distinction que j’ai reçue. Autrement, c’est silence, moteur. 

Comment expliquez-vous ce manque de reconnaissance ?
La plupart de mes films ne sont pas des productions françaises. Néanmoins, quand je reçois des prix internationaux – tous mes films en ont eus et Rue Case-Nègres en a décroché 27 –, c'est quand même une Française, une Antillaise caribéenne française qui les reçoit. Ce n'est pas à moi de répondre à cette question. 

Au-delà de la reconnaissance, ce que vous regrettez le plus, c'est de ne pas pouvoir réaliser de films en France...
Quand j'ai proposé des projets, personne n’en a voulu. À l’instar de Rue Case-Nègres qui a été le parcours du combattant, en dépit de l'avance sur recettes qui a été l'une des plus grosses octroyées à un film en 1982. J'étais la première comme d'habitude et j'en ai assez d'être la première de trop de premières (sourire). Je l’ai dit aux Oscars parce que ce n’est pas un honneur pour moi. Chaque fois que j’ai été pionnière, ça signifie qu'il y a eu des bagarres, des nuits blanches, des larmes versées, des dépressions quelquefois. Grâce à Dieu et aux bonnes personnes qu’Il a mises sur ma route, j'ai pu aller au bout. Cela, on ne le sait pas. On ne m’a jamais fait de cadeau. Je suis une guerrière pour l'humanité. Ma colère est une motivation. Oui, je suis une cinéaste en colère comme me l’a dit un journaliste français. Je lui ai répondu que c’était mon fioul. Cette colère qui m’anime, je la veux créatrice. Aux États-Unis, on me surnomme "Miss impossible possible".

Comment expliquez-vous que vous n’arriviez pas à réaliser des films quand la France dispose d’une institution comme le CNC ?
Le CNC n'est pas ici en cause. Il y a environ six ans, j’ai présenté un projet qui se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale avec un va-et-vient entre les Antilles et l'Héxagone. J’ai sollicité une aide à l'écriture, pas une avance sur recettes. La commission du CNC, où il n’y avait pas un seul membre de la diversité d'ailleurs, a refusé de me l'accorder au motif qu’"on ne voit pas la grande Histoire dans la petite".

J’étais déchirée et j’ai décidé de refaire mes valises et de repartir pour les États-Unis. Je dis bien que ce n’est pas l’establishment mais un comité composé de professionnels français. Cela a évolué depuis parce qu’un effort est fait pour que les professionnels, qui constituent ces comités, soient plus à l’image de la France.

Comment une adolescente martiniquaise décide de devenir réalisatrice ?
C'est bien avant l'adolescence. J’aimais le cinéma. J'accomplissais toutes les tâches domestiques, j’étais très sage à l'école, j’avais de bonnes notes pour une seule raison : avoir la petite pièce que papa et maman nous donnaient le week-end pour aller au cinéma, après la grand-messe, dans la salle paroissiale. J’ai vu plein de films mais je trouvais bizarre qu’on ne voit pas de Noirs au cinéma. Ils n’étaient pas représentés ou ils l’étaient dans des rôles totalement dégradants et j’ai commencé à poser des questions vers 12 ans à ce sujet à mes parents,. L’exploitant, qui avait le monopole en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et même à Haïti, augmentait le coût du ticket chaque fois qu’il y avait un Noir parce que tout le monde se ruait pour voir les films en question. Les gens avaient une telle soif de se voir à l’écran, quel que soit le rôle confié aux comédiens noirs. Mais ça me faisait de la peine.

Très tôt, j'ai eu cette prise de conscience peut-être parce que j’ai grandi dans une famille où les enfants pouvaient discuter avec les parents, une famille de gens très lettrés : des poètes, des musiciens, des artistes… J’ai eu la chance d'avoir une grand-mère paternelle qui m'a dotée justement de tous les outils qui m'ont permis de me battre, de refuser l'inacceptable tout en étant ouverte au monde pour jeter des ponts entre les gens et réhabiliter ce qui a été fracassé par l'Histoire. L'histoire des Noirs a été réécrite. Je me définis comme une cinéaste de la mémoire dans le sens le plus positif du terme.

Vous avez toujours été bien accueillie aux États-Unis où vous avez fait plusieurs films. Pourtant, vous ne pensiez pas y rester travailler après Sundance, où vous avez été choisie pour représenter la France avec votre premier film, et le soutien de Robert Redford ?
Je n'aimais pas le fonctionnement de Hollywood. Je m'étais souvenue de l’expérience désastreuse de Diane Kurys, qui avait fait Diabolo Menthe. On vous impose des choses. Moi, je ne voulais pas y aller parce que la vie est trop courte. C’est ce que j'ai répondu à Redford quand il m'a demandé ce que je faisais après Sundance. Je lui ai dit que je rentrais à Paris. J'avais fait une croix sur Hollywood et je me disais qu’il fallait qu’un producteur français me dise "oui". Je voulais ma liberté artistique, celle que j’ai en France.

Mais Hollywood demeure une référence dans le cinéma...
Les Américains sont devenus un leader au niveau de la culture. La France a été pendant longtemps la Mecque des artistes. Notre pays a tout intérêt à comprendre que sa richesse, surtout sur le plan culturel, se trouve dans ce qu'elle renie et rejette, à savoir la diversité qu’elle n’utilise pas. Il est encore temps pour la France d'ouvrir les portes à cette diversité, à commencer par le cinéma et le reste suivra. Notre pays doit être fier de sa diversité et la laisser s'exprimer. Il y aura moins de violence. Cela fait des années que je le dis. Au moment des émeutes de 2005, j’ai demandé un rendez-vous au patron de TF1 qui m’a reçue. Je lui ai fait remarquer que sa chaîne achetait des séries américaines qui coûtent cher, dans lesquelles il y a des blancs, des latinos, des asiatiques, des noirs, mais qu'il n'y avait pas des gens de la diversité dans les séries que son groupe produisait. "Vous vous coupez de plus de 40% de vos téléspectateurs", lui ai-je dit. En outre, les caméras foncent dans les banlieues pour filmer ces jeunes qui mettent le feu et c’est seulement à ce moment-là qu'on montre ces gamins à la télévision. "Donnez-leur des héros positifs et je pense qu’il y aura moins de frustration et de colère". Avant ce rendez-vous, j’avais envoyé un courrier à Jacques Chirac à qui je voulais dire que la répression n'aiderait pas à faire évoluer la situation parce qu'il y avait autre chose derrière tout ça et cela pouvait être réparé. Au moins à 70%. Je n’ai pas été reçue. 

Qu’en est-il aujourd’hui de la représentation des Noirs à l’écran aux États-Unis et en France ? 
Le meurtre de George Floyd, que l’Amérique blanche a vu en direct, a constitué un tournant. Les studios ont réagi tout de suite. Toutes les grandes agences représentant les talents recevaient alors des courriers des studios leur demandant de favoriser dans leurs projets des personnages noirs parce qu’il y avait une demande. Ce n’est pas par bonté d’âme que les studios ont changé de fusil d’épaule mais parce que ça rapporte de l’argent. Quand ça bouge aux États-Unis, ça bouge aussi en France mais pas avec la même intensité. Ce n'est pas parce qu'il y a Omar Sy, qui a fait un carton avec une série et lui-même le dira, que ça évolue fondamentalement.

Dire que vous êtes une cinéaste engagée, que vous faites un cinéma politique a-t-il du sens quand on parle de vous ? 
Pas du tout. Tout réalisateur sait pourquoi il veut l’être. A 12 ans, cela s’est concrétisé pour moi quand j’ai eu le roman de Joseph Zobel entre les mains grâce à ma mère. Ce qui m’intéresse, c’est de faire du cinéma avec des valeurs humaines, universelles et tout le monde s’identifie à mes personnages. Evidemment tout est politique… On aime trop dans notre pays mettre les gens dans des cases, or je suis une cinéaste tout terrain. Siméon est une comédie musicale et fantastique. Je l’ai fait aussi, et c’est peut-être politique en ce sens-là, parce que je voulais rendre hommage à nos musiciens martiniquais et guadeloupéens du Bal nègre, qui a fait danser toute la France. Eux aussi ont été occultés. Le cinéma sert aussi à ça.

J’estime que la France devrait me remercier parce que je fais un boulot qu'elle n'a pas fait et qu'elle ne fait toujours pas. Pour Parcours de dissidents, ce n'était pas à moi de me battre comme je l’ai fait pendant quatre ans pour réaliser ce film. C’était une façon de dire à ces résistants antillais (le terme "dissidents" désigne les Antillais qui ont rejoint la France libre) : non, vous n'allez pas partir avec cette blessure et ce regret d'avoir fait tout ça et d'être finalement humiliés et oubliés. Beaucoup de leurs compatriotes français ne savent même pas qu'ils ont existé, qu’ils sont partis comme les Tirailleurs sénégalais, donner leur vie. L’un de mes oncles, William Palcy, est compagnon de la Libération. Parcours de dissidents est sorti, j’ai rendu hommage à ces messieurs, ils ont obtenu la Légion d’honneur, la reconnaissance nationale. Je les ai réconciliés avec la France. Tous les dissidents martiniquais sont morts, le dernier est parti à 101 ans, il y a quelques mois.

Dans votre cas, le cinéma fait bouger les lignes…
C’est le rôle du cinéma. Pourquoi dans les pays totalitaires, les premières personnes que l’on enferme, que l’on bâillonne et exécute, ce sont les cinéastes, les écrivains et aussi quelquefois les musiciens, les artistes ? Ils sont les porte-paroles, l’âme du peuple, sa mémoire. Ils sont là comme des griots africains pour rappeler aux chefs leurs devoirs. En plus, le septième art, est un art complet. Il comporte en son sein tous les six autres. Le cinéma, l’audiovisuel plus largement, constitue pour moi le moyen d’expression le plus important. Heureusement qu’il y a des cinéastes pour évoquer des sujets que l’on ne vous apprend pas toujours à l’école.

Que dit de l'Amérique l’interdiction dont a failli être victime votre film "Ruby Bridges" en début d’année ? 
Aux États-Unis, rien n’est gravé dans le marbre. Les copains de Donald Trump, les amis du Ku Klux Klan et leurs adeptes se sont dit qu’il fallait absolument bannir ce film diffusé depuis vingt ans et qui a eu le plus fort taux d'audience quand il est sorti. La raison évoquée : le film est en train de dire à leurs enfants que les Blancs sont racistes. C’est une œuvre qui est tirée d’une réalité historique. Ruby Bridges est bien vivante et très active. Son histoire a inspiré de nombreux artistes. Je n’ai rien inventé et Disney a produit ce film. J’ai été ravie que cela fasse couler beaucoup d’encre. Tous les médias ont dénoncé cette action. Aujourd’hui, le film continue son chemin dans les écoles.

La transmission, sous toutes ses formes, est une démarche à laquelle vous êtes très attachée. Pourquoi ?
Notre job de cinéaste est de transmettre. En tout cas, c’est le mien. Je me considère comme une cinéaste en mission et la mienne, c'est de transmettre en montrant les choses, de jeter un pont entre les peuples et les différentes cultures. Je crois que la paix ne peut arriver que si l’on réussit cela. J’espère que nous arriverons un jour, grâce au cinéma, à réunir les peuples parce qu’il les a divisés. Hollywood a une grande responsabilité dans ce désastre : s’il avait représenté l’homme noir avec son intelligence, son talent et sa richesse culturelle, l’on n'aurait jamais considéré l'homme noir comme un être inférieur et il l’a intégré pendant des années. Le génie de l'homme africain, comme disait Césaire, a été occulté. Mais il a une nouvelle génération qui donne un grand coup de balai dans la fourmilière en affirmant son identité et en signalant qu’elle a des choses à apporter au monde en dépit de tout. Ce mouvement est tellement important que les jeunes Blancs s’identifient à cela. Et quand vous leur parlez de racisme et de couleur de peau, ils vous regardent avec de gros yeux. Ils s’en moquent totalement.

On retrouve tous les genres dans votre filmographie. Comment expliquez-vous cette versatilité ? C'est simplement parce que j'ai la chance d’être née dans une partie du monde où il y a tout cela, dans la Caraïbe, qui est riche de tout cela. Je suis également héritière d’un bagage africain. C'est un cocktail. Nous sommes des conteurs.

Que souhaiteriez-vous faire maintenant ? Cela fait longtemps qu'on ne voit pas de nouveaux films d'Euzhan Palcy au cinéma... 
Je n’ai pas fait de films récemment mais j’ai aidé des jeunes à en faire dans la mesure du possible. Il y en a de plus en plus qui s'adressent à moi. J’ai également écrit des scénarios. J’attendais le bon moment et je crois que c’est maintenant. Je suis prête. J'ai au moins six projets sur la table dont ce film d’animation que je suis en train de récupérer. Je l'avais développé, il y a plusieurs années, après Ruby Bridges. Mais le studio a fermé et le film n'a jamais vu le jour.

"Euzhan Palcy - Itinéraire d’une pionnière"
Du 8 au 19 novembre 2023, en présence de la cinéaste et de ses nombreux invités au Centre Pompidou 
Mercredi 8 novembre, 20h, soirée d’ouverture - séance semi-publique : "Rue Cases-Nègres" (1983)

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