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Dracula s’invite au Salon du livre : le vampire au cinéma
Invitée du Salon du livre du 22 au 25 mars, la Roumanie ne pouvait ignorer Dracula, figure emblématique du pays, même si le roman éponyme n'est pas roumain, mais irlandais. Son auteur, Bram Stoker, a découvert ce patronyme mythique dans l'Histoire. Une conférence y est consacrée dimanche 24, "Dracula entre mythe et réalité". Après le vampire littéraire, le vampire au cinéma.
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Nosferatu interdit
Le roman « Dracula » de Bram Stoker est publié en 1897, deux ans après la naissance du cinéma, datée de 1895. Rapidement, Georges Méliès s’empare de l’invention des frères Lumière pour en faire un outil de fiction, alors qu’il n’était jusqu’à lui que pratiquement documentaire. C’est alors un flot continu de féeries qui se déversent sur les écrans, avec l’adaptation de contes, de diableries, de pré-science-fiction avec des voyages fantastiques, tel que son chef d’œuvre « Le Voyage dans la Lune » (1902). Mais aucun film connu de Méliès ne traite de vampirisme.
Il faut attendre 1922 et « Nosferatu » de Friedrich Willem Murnau pour en voir la première incarnation. Mais l'on parle d'une version roumaine (!) du roman, datant de 1915 et aujourd'hui perdue. Réalisateur allemand, Murnau a déjà à son actif plusieurs films, pour la plupart perdus, dont une majorité tournés avec le plus grand acteur de son temps, Conrad Veidt, parmi lesquels, une libre adaptation de « Docteur Jekyll et Mister Hyde » de Robert Louis Stevenson. A l’aube des années 20, il s’allie à Albert Grau pour fonder une nouvelle maison de production cinématographique en Allemagne, Prana Films. Grau est un infatigable concepteur designer, illustrateur, mais également très versé dans l’occultisme. Très actif dans ce domaine, il est un proche du mage Alesteir Crowley et initie Murnau à l’occulte, alors très actif en Allemagne. Il convainc le réalisateur de consacrer leur première production à « Nosferatu », en adaptant secrètement « Dracula » de Bram Stoker, en s’affranchissant des droits d’auteur, Pour ce faire, ils changent les noms des personnages et se démarquent quelque peu de l’intrigue. Grau dessine quasiment tous les plans du film et lui insuffle une dimension occulte, notamment dans un décor où apparaît une formule mathématique déduite de Paracelse, et surtout dans une lettre écrite par le vampire, selon un alphabet ésotérique très orthodoxe du cru. Le tournage, budgétisé au cordeau, n’en n’est pas moins atypique pour l’époque, avec de nombreux extérieurs, méthode alors peu usité, entraînant des déplacements tant en Allemagne qu’en Lettonie. En 1922, Bram Stoker est décédé depuis 10 ans, mais sa veuve Florence, a vent du film et se scandalise d’une telle usurpation et, alors qu’elle est au bord de la faillite. Elle intente un procès à la Prana afin d’en tirer quelques subsides. Procès qu’elle gagne, avec selon son exigence, de détruire toutes les copies du film en circulation. Mais alors que celui-ci s’est avéré un échec commercial, il a été néanmoins distribué dans de nombreux pays, entraînant le sauvetage de plusieurs d’entre elles. Raison pour laquelle il est parvenu jusqu’à nous, pour constituer un des plus beaux fleurons du patrimoine cinématographique mondial. Longtemps, le mystère demeura sur l’interprète de Nosferatu, caché derrière un savant maquillage blafard, aux oreilles pointues et aux dents de rongeur. On pensa un temps que Murnau lui-même, vu son passé de comédien, interprétait le vampire. L’interrogation émanait du nom de l’acteur crédité au générique : Max Schreck, Schreck signifiant en allemand « terreur ». Vérification faite, l’acteur existe bel et bien sous ce patronyme - son véritable nom -, figurant dans la distribution de nombreuses pièces de théâtre en Allemagne. Pour un film qui reste encore un des plus terrorisants, avoir un acteur d’un tel nom demeure une des plus belles coïncidences qui soient. Cela ne s’invente pas.
Enfin une copie du film teintée fut découverte en 1990, alors que l’on ne connaissait jusqu’alors que des copies en noir et blanc. Elle correspondait aux codes l’époque : jaune pour le jour, vert pour le soir, bleu pour la nuit. Ce qui permit de vérifier que Nosferatu ne se déplaçait que la nuit (en bleu) et justifier sa mort en raison de la lumière du jour, à la fin du film, alors que le soleil ne semblait jusqu’alors pas l’atteindre : contradiction troublante.
Cette histoire de lumière du jour fatale au vampire apparaît d’autant plus redevable à Murnau que dans le roman de Stoker, elle ne lui est aucunement fatale, ne lui retirant qu’une part de ses pouvoirs, et ne lui valant aucune allergie s’il se déplace protégé d’un chapeau à large bord. Cette lumière fatale, ce chant du coq à la fin du film, apparaissent comme une glorification du cinéma, art de la lumière. Ce qui n’en imprégnera pas moins le vampire au cinéma en exploitant à répétition le thème. Le théâtre comme voie de passage au cinéma
En dépit de l’interdiction de voir « Dracula » sous l’avatar de « Nosferatu » au cinéma, celui-ci s’est rapidement exporté au théâtre sous l’impulsion de l’éditeur et producteur de théâtre Horace Liveright, américain d’origine, et propriétaire du Little Theatre de Londres. Il donne sur scène à Derby en 1925 en toute légalité cette première adaptation, grâce à celle qu’en a fait Hamilton Dean, avec la bénédiction de la veuve de Stoker. Le premier vampire scénique a pour nom Edmond Blake qui part en tournée avec la pièce en Grande-Bretagne, avant qu’il ne soit remplacé par Raymond Huntley au Little Theatre en 1927. L’adaptation de Dean et sa mise en scène par Liveright auront une conséquence majeure sur l’apparence du conte, dans son costume. Ils le revêtent d’une cape au haut col, afin de dissimuler les grappins qui lui permettent d’effectuer des vols planés au-dessus de la scène. Des attributs qui seront longtemps attachés à la représentation du vampire par la suite, alors que cette fameuse cape n’apparaît aucunement dans le roman, Stoker précisant que le vampire était uniquement vêtu de noir. Mais de cape, point. La cape demeurera à partir de Horace Liveright/Hamilton Dean essentielle à la panoplie vampirique, car identifiée aux ailes de chauve-souris, en laquelle Dracula a le pouvoir de se transformer. Malgré une critique assassine, l’adaptation de Dean/Liveright est un triomphe, avant de s’expatrier aux Etats-Unis avec une nouvelle adaptation destiné au public américain signée John Balderston. La troupe part donc à travers tous les Etats-Unis, mais avec des changements. L’adaptation de Balderston voit le rôle-titre attribué à un autre comédien : un tout jeune immigré hongrois, qui va y voir la chance de sa vie, Bela Lugosi. Le comédien a connu une très belle renommée théâtrale dans son pays natal, quitté pour échapper au communisme. Il a peu fait de cinéma, mais a interprété un petit rôle sous la direction de Murnau. L’acteur a une lacune qu’il va tourner à son avantage : sa maltraitance de la langue anglaise, son fort accent hongrois devenant un plus pour incarner des rôles exotiques, comme Dracula justement. L’invention de l’épouvante hollywoodienne
La pièce est un succès ininterrompu durant toute cette tournée américaine, dans laquelle Lugosi triomphe. Hollywood à l’affut, alors que la dépression lamine l’industrie depuis 1929 et que le cinéma connaît la mutation du muet au parlant, décide de l’adapter. La version Balderston/Dean est retenue avec Lugosi dans le rôle-titre. Le succès du film à sa sortie en 1931 va littéralement sauver le studio Universal de la Grande Dépression, ainsi, qu’au passage, la veuve de Stoker, toujours vivante, honorée des droits du roman de son mari. Le film est signé Tod Browning qui voulait le tourner avec son acteur fétiche Lon Chaney. Mais mort d’un cancer de la gorge en 1930, il doit se rabattre sur Lugosi, premier choix du studio pour le rôle. Etonnement, Browning se désintéresse du projet, en confiant même le tournage de certaines scènes à son directeur de la photographie, Karl Freund (qui a travaillé avec Murnau et Lang en Allemagne). La première partie du film n’en n’est pas moins remarquable, en installant les codes visuels de ce qui va devenir l’Âge d’or du cinéma fantastique américain des années 30, après le succès de ce « Dracula ». « Frankenstein » est tout de suite mis en route, puis une série de succédanées, jusqu’aux années 40. Lugosi restera enferré dans le même type de rôles, et à Dracula en particulier, qu’il jouera sur scène jusque dans les années 50, allant jusqu’à se faire enterrer dans la cape du vampire, après sa mort en 1956.
Parallèlement au filmage de Browning dans la journée, Universal fait tourner une deuxième version, la nuit, en espagnol, destinée au Mexique, par George Melford, avec Carlos Villarias dans le rôle-titre. Si Vallarias n’atteint pas l’icône qu’incarne Lugosi, la mise en scène du film est nettement supérieure à celle de Browning, trop théâtrale dans sa deuxième partie, alors que Melford apporte plus de rythme, de violence et de sensualité à sa version, sans doute en raison du désintérêt que lui prête Universal, toute catalyser sur la version américaine. Cette version mexicaine est malheureusement difficile à voir en France, seulement à de rares occasions à la Cinémathèque. Le sang nouveau de la Hammer Films
Hollywood exploitera jusqu’à la corde la veine lancée par « Dracula ». Initiée par l’Universal, les autres studios – MGM, 20th Century Fox - s’y mettent, mais les droits des deux « pères » fondateurs du genre, Dracula et Frankenstein, sont sous licence Universal qui les mettra en scène jusqu’à plus soif, dans des rencontres mémorables sur des scénarios délirants, jusqu’à la parodie (« La Maison de Frankenstein », « La Maison de Dracula », « Frankenstein contre le loup-garou », « »…) La filon s’épuise et la préférence va à la science-fiction après la seconde guerre mondiale. La mode est aux monstres atomiques (insectes géants, résurrections de monstres antédiluviens), à la métaphore antisoviétique (extraterrestres et soucoupes volantes) ou space-opéras colonisateurs et impérialistes. Jusqu’en 1956, où la petite maison de production britannique Hammer Films, après plusieurs succès prometteurs dans la S-F, réadapte « Frankenstein » en 1956, avec l’idée géniale de réaliser le film en couleur. « Frankenstein s’est échappé » introduit le trio parfait au renouvellement de l’épouvante gothique : Terrence Fisher, à la caméra, et les acteurs Peter Cushing et Christopher Lee. Le succès planétaire du film entraîne dans la foulée une nouvelle adaptation de « Dracula », « Le Cauchemar de Dracula » avec le même trio à la tête du film auquel il faut ajouter le génial scénariste Jimmy Sangster, déjà signataire du « Frankenstein ». « La Cauchemar » bat les records du « Frankenstein », gravant dans le marbre le renouvellement assuré du genre. Pour la première fois le sang gicle à l’écran grâce à la couleur, les dents proéminentes s’exposent, et la thématique sexuelle liée au vampire est explicite, dans une mise en scène somptueuse aux décors soignés et à l’interprétation classieuse. La Hammer films devient l’étalon or du cinéma fantastique, d’horreur, d’épouvante, et domine le monde. Dans la foulée, l’Italie s’y met (Bava, Freda, Margheretti…), ainsi que l’Allemagne. Aux Etats-Unis, Roger Corman tourne six adaptations de nouvelles d’Edgar Poe, l’horreur gothique est à son comble durant toute les années 60. L’Espagne et la France les rejoindront dans les années 70. Jesus Franco s’y frotte en 1971, annonçant l’adaptation la plus fidèle du roman de Stoker jamais réalisée, avec Christopher Lee (Dracula, pour la première fois moustachu comme dans le roman) et Herbert Lom (Van Helsing) : un désastre. A la même époque, sort « In Search of Dracula », documentaire suédois maladroit qui adapte l’essai à succès « A la recherche de Dracula » (Raymond McNally et Radu Florescu - Robert Laffont) avec Christopher Lee dans le rôle du Dracula historique et vampirique. N’oublions pas le roumain « Vlad Tepes », réalisé à la même époque, reconstitution consacrée au Dracula roumain historique. La Hammer tournera sept films de sa série officielle « Dracula » de 1958 à 1974, tous avec Christopher Lee dans le rôle-titre, auquel il est identifié comme Sean Connery à James Bond à la même époque. Sans compter les nombreux autres films de vampires où n’apparaît pas le comte, même s’il est cité dans le titre (« Les Maîtresses de Dracula », « Comtesse Dracula », « Les Sévices de Dracula »). Dario Argento se référera à la Hammer dans son très rigolo « Dario Argento’s Dracula 3 D » en 2012, projeté à Cannes.
Néo-Dracula
Le dernier « Dracula » de la Hammer, « Dracula vit toujours à Londres », suit de près « Dracula 73 », deux films signés William Gibson, avec Peter Cushing et Christopher Lee, qui tentent maladroitement d’intégrer le prince des ténèbres au monde contemporain, ou aux films de karaté en vogue des années 70, dans « Les 7 vampires d’or ». Echecs. La Hammer est moribonde et s’effondre finalement en 1976.
Le fantastique gothique ne peut survivre au renouvellement qu’ont introduit « Rosemary’s Baby » (1968), puis « L’Exorciste » (1973). Dracula survit difficilement dans la « blacksploitation » (« Blacula, le vampire noir »), la parodie (« Vampira », avec David Niven ; « Embrasse-moi vampire », avec Peter Cushing en Dracula lugosien et Miou Miou), jusque dans les années 80 avec les parodiques et très lourds « Mama Dracula », ou « Les Charlots contre Dracula ». On ne peut ignorer non-plus « Du sang pour Dracula » produit par Andy Warhol, réalisé par Paul Morrissey, avec Udo Kier et Joe Dalessandro : culte ! Un enterrement en bel et due forme. Dracula enterré ? Jamais de la vie ! En 1976, il triomphe sur scène à Broadway dans une nouvelle adaptation de la pièce de Hamilton Dean et John Balderston, avec comme interprète du rôle-titre Franck Langella. Devant le succès, Universal, détenteur des droits d’adaptation depuis le « Dracula » de Tod Browning, décide d’en faire une superproduction, un « blockbuster ». La major engage à la réalisation John Badham, tout frais sorti du succès international de « La Fièvre du samedi soir ». Il garde dans le rôle de Dracula Frank Langella et lui adjoint dans celui de Van Helsing, Laurence Olivier, ainsi que Donald Pleasance en Docteur Seward, et de très belles actrices (Kate Nelligan et Jan francis). Sans parler de la magnifique musique de John Williams qui a lui-même insisté pour faire partie du film dès qu’il eût connaissance du projet. Le film dépoussière le mythe tout en restant d’un gothisme flamboyant. Il occulte toute la partie en Transylvanie, mais en trouve des équivalents dans les scènes se déroulant à Carfax, la propriété achetée par le comte, pour s’incruster en Angleterre. Mais surtout, cette nouvelle adaptation, fait de Dracula un héros romantique, amoureux de sa victime, Mina dans le roman, Lucy, dans le film. Comme la pièce, le film réduit considérablement la complexité du roman… à l’image de tous les autres. Il introduit toutefois une contradiction qui va revenir par la suite, celle de l’amour qui unit Dracula à Mina (Lucy dans le film), alors que Dracula, dans le roman, est un prédateur, destructeur et qui s’abat sur Mina comme une victime emblématique de la civilisation policée victorienne. « Bram Stoker’s Dracula » selon Coppola
Le plus grand détournement du roman de Stoker s’incarne cependant dans l’adaptation qu’en donna Francis Ford Coppola en 1992, sous le titre « Bram Stoker’s Dracula » (Dracula de Bram Stoker) pour souligner le respect envers l’original.
La première strate d’une telle revendication émane de l’adaptation, écrite par un spécialiste du roman, James V. Hart, qui valorise les origines historiques du vampire, par son nom, Dracula, qui renvoie au voïvode roumain du XVe siècle (voir notre dossier sur le vampire littéraire). Chez Stoker, la référence, hormis le nom du vampire qui donne son titre au roman tient en six lignes. La deuxième revendication émane de la présence à l’écran de l’ensemble de la congrégation anti-vampirique, constituée de Van-Helsing, Jonathan Harker, du Dr. Seward, de Arthur Hollmwood (souvent plus ou moins présents auparavant), dont était jusqu’ici exclu le Texan Quincey P. Morris, alors que c’est lui qui donne le coup fatal au vampire et en meurt. Grand bien soit-il ! Mais il oublie au passage la mère de Lucy qui donne lieu à une belle scène dramatique dans le roman, où elle meurt sous les crocs d'un loup, dont on ne sait s’il s’agit d’une métamorphose de Dracula ou d’un animal échappé d’un zoo.
Mais la plus grande usurpation du film par rapport au roman, réside dans la passion entre le vampire et Mina, réincarnation de sa défunte épouse au XVe siècle. Pure invention par rapport à l’œuvre de Stoker qui va dans le sens d’une « romantisation » du vampire dont l’ultime avatar sera « Twillight ». Si l’adaptation de Coppola accouche d’un des plus beaux films de vampires, et concédons le, de « Dracula », - notamment pour sa réussite visuelle -, il n’en reste pas moins totalement contradictoire au brûlot de Stoker. Les films les plus respectueux du roman, dans leur esprit, s’avèrent au nombre de deux. « Le Cauchemar de Dracula » (1958) de Terrence Fisher, pour ses raccourcis audacieux, sa personnalisation du mal absolu et érotique en Christopher Lee, ainsi que dans l’action constamment relancée (comme dans le roman). Le second n’a pas encore été évoqué : « Dracula, pages arrachées du journal d’une vierge » (2004) de Guy Maddin. Adaptation d’un ballet déduit du roman de Stoker, ce Dracula est le seul à inclure l’épisode de la mère de Lucy, ainsi que l’ensemble de la congrégation anti vampirique : mieux que Coppola !
En noir et blanc (teinté), muet, chorégraphié sur la cinquième symphonie de Mahler (parfaitement en phase avec l’image et le sujet), avec un Dracula interprété par un Japonais, de magnifiques danseuses autour de lui, « Dracula, pages arrachées du journal d’une vierge » s’avère peut-être la meilleure adaptation du roman, même si comme bien d’autres, elle ignore la si belle partie transylvanienne. Comme quoi, un roman aussi adapté, trahi et transfiguré, se prête à l’invention et à l’avant-gardisme : encore !
Le roman « Dracula » de Bram Stoker est publié en 1897, deux ans après la naissance du cinéma, datée de 1895. Rapidement, Georges Méliès s’empare de l’invention des frères Lumière pour en faire un outil de fiction, alors qu’il n’était jusqu’à lui que pratiquement documentaire. C’est alors un flot continu de féeries qui se déversent sur les écrans, avec l’adaptation de contes, de diableries, de pré-science-fiction avec des voyages fantastiques, tel que son chef d’œuvre « Le Voyage dans la Lune » (1902). Mais aucun film connu de Méliès ne traite de vampirisme.
Il faut attendre 1922 et « Nosferatu » de Friedrich Willem Murnau pour en voir la première incarnation. Mais l'on parle d'une version roumaine (!) du roman, datant de 1915 et aujourd'hui perdue. Réalisateur allemand, Murnau a déjà à son actif plusieurs films, pour la plupart perdus, dont une majorité tournés avec le plus grand acteur de son temps, Conrad Veidt, parmi lesquels, une libre adaptation de « Docteur Jekyll et Mister Hyde » de Robert Louis Stevenson. A l’aube des années 20, il s’allie à Albert Grau pour fonder une nouvelle maison de production cinématographique en Allemagne, Prana Films. Grau est un infatigable concepteur designer, illustrateur, mais également très versé dans l’occultisme. Très actif dans ce domaine, il est un proche du mage Alesteir Crowley et initie Murnau à l’occulte, alors très actif en Allemagne. Il convainc le réalisateur de consacrer leur première production à « Nosferatu », en adaptant secrètement « Dracula » de Bram Stoker, en s’affranchissant des droits d’auteur, Pour ce faire, ils changent les noms des personnages et se démarquent quelque peu de l’intrigue. Grau dessine quasiment tous les plans du film et lui insuffle une dimension occulte, notamment dans un décor où apparaît une formule mathématique déduite de Paracelse, et surtout dans une lettre écrite par le vampire, selon un alphabet ésotérique très orthodoxe du cru. Le tournage, budgétisé au cordeau, n’en n’est pas moins atypique pour l’époque, avec de nombreux extérieurs, méthode alors peu usité, entraînant des déplacements tant en Allemagne qu’en Lettonie. En 1922, Bram Stoker est décédé depuis 10 ans, mais sa veuve Florence, a vent du film et se scandalise d’une telle usurpation et, alors qu’elle est au bord de la faillite. Elle intente un procès à la Prana afin d’en tirer quelques subsides. Procès qu’elle gagne, avec selon son exigence, de détruire toutes les copies du film en circulation. Mais alors que celui-ci s’est avéré un échec commercial, il a été néanmoins distribué dans de nombreux pays, entraînant le sauvetage de plusieurs d’entre elles. Raison pour laquelle il est parvenu jusqu’à nous, pour constituer un des plus beaux fleurons du patrimoine cinématographique mondial. Longtemps, le mystère demeura sur l’interprète de Nosferatu, caché derrière un savant maquillage blafard, aux oreilles pointues et aux dents de rongeur. On pensa un temps que Murnau lui-même, vu son passé de comédien, interprétait le vampire. L’interrogation émanait du nom de l’acteur crédité au générique : Max Schreck, Schreck signifiant en allemand « terreur ». Vérification faite, l’acteur existe bel et bien sous ce patronyme - son véritable nom -, figurant dans la distribution de nombreuses pièces de théâtre en Allemagne. Pour un film qui reste encore un des plus terrorisants, avoir un acteur d’un tel nom demeure une des plus belles coïncidences qui soient. Cela ne s’invente pas.
Enfin une copie du film teintée fut découverte en 1990, alors que l’on ne connaissait jusqu’alors que des copies en noir et blanc. Elle correspondait aux codes l’époque : jaune pour le jour, vert pour le soir, bleu pour la nuit. Ce qui permit de vérifier que Nosferatu ne se déplaçait que la nuit (en bleu) et justifier sa mort en raison de la lumière du jour, à la fin du film, alors que le soleil ne semblait jusqu’alors pas l’atteindre : contradiction troublante.
Cette histoire de lumière du jour fatale au vampire apparaît d’autant plus redevable à Murnau que dans le roman de Stoker, elle ne lui est aucunement fatale, ne lui retirant qu’une part de ses pouvoirs, et ne lui valant aucune allergie s’il se déplace protégé d’un chapeau à large bord. Cette lumière fatale, ce chant du coq à la fin du film, apparaissent comme une glorification du cinéma, art de la lumière. Ce qui n’en imprégnera pas moins le vampire au cinéma en exploitant à répétition le thème. Le théâtre comme voie de passage au cinéma
En dépit de l’interdiction de voir « Dracula » sous l’avatar de « Nosferatu » au cinéma, celui-ci s’est rapidement exporté au théâtre sous l’impulsion de l’éditeur et producteur de théâtre Horace Liveright, américain d’origine, et propriétaire du Little Theatre de Londres. Il donne sur scène à Derby en 1925 en toute légalité cette première adaptation, grâce à celle qu’en a fait Hamilton Dean, avec la bénédiction de la veuve de Stoker. Le premier vampire scénique a pour nom Edmond Blake qui part en tournée avec la pièce en Grande-Bretagne, avant qu’il ne soit remplacé par Raymond Huntley au Little Theatre en 1927. L’adaptation de Dean et sa mise en scène par Liveright auront une conséquence majeure sur l’apparence du conte, dans son costume. Ils le revêtent d’une cape au haut col, afin de dissimuler les grappins qui lui permettent d’effectuer des vols planés au-dessus de la scène. Des attributs qui seront longtemps attachés à la représentation du vampire par la suite, alors que cette fameuse cape n’apparaît aucunement dans le roman, Stoker précisant que le vampire était uniquement vêtu de noir. Mais de cape, point. La cape demeurera à partir de Horace Liveright/Hamilton Dean essentielle à la panoplie vampirique, car identifiée aux ailes de chauve-souris, en laquelle Dracula a le pouvoir de se transformer. Malgré une critique assassine, l’adaptation de Dean/Liveright est un triomphe, avant de s’expatrier aux Etats-Unis avec une nouvelle adaptation destiné au public américain signée John Balderston. La troupe part donc à travers tous les Etats-Unis, mais avec des changements. L’adaptation de Balderston voit le rôle-titre attribué à un autre comédien : un tout jeune immigré hongrois, qui va y voir la chance de sa vie, Bela Lugosi. Le comédien a connu une très belle renommée théâtrale dans son pays natal, quitté pour échapper au communisme. Il a peu fait de cinéma, mais a interprété un petit rôle sous la direction de Murnau. L’acteur a une lacune qu’il va tourner à son avantage : sa maltraitance de la langue anglaise, son fort accent hongrois devenant un plus pour incarner des rôles exotiques, comme Dracula justement. L’invention de l’épouvante hollywoodienne
La pièce est un succès ininterrompu durant toute cette tournée américaine, dans laquelle Lugosi triomphe. Hollywood à l’affut, alors que la dépression lamine l’industrie depuis 1929 et que le cinéma connaît la mutation du muet au parlant, décide de l’adapter. La version Balderston/Dean est retenue avec Lugosi dans le rôle-titre. Le succès du film à sa sortie en 1931 va littéralement sauver le studio Universal de la Grande Dépression, ainsi, qu’au passage, la veuve de Stoker, toujours vivante, honorée des droits du roman de son mari. Le film est signé Tod Browning qui voulait le tourner avec son acteur fétiche Lon Chaney. Mais mort d’un cancer de la gorge en 1930, il doit se rabattre sur Lugosi, premier choix du studio pour le rôle. Etonnement, Browning se désintéresse du projet, en confiant même le tournage de certaines scènes à son directeur de la photographie, Karl Freund (qui a travaillé avec Murnau et Lang en Allemagne). La première partie du film n’en n’est pas moins remarquable, en installant les codes visuels de ce qui va devenir l’Âge d’or du cinéma fantastique américain des années 30, après le succès de ce « Dracula ». « Frankenstein » est tout de suite mis en route, puis une série de succédanées, jusqu’aux années 40. Lugosi restera enferré dans le même type de rôles, et à Dracula en particulier, qu’il jouera sur scène jusque dans les années 50, allant jusqu’à se faire enterrer dans la cape du vampire, après sa mort en 1956.
Parallèlement au filmage de Browning dans la journée, Universal fait tourner une deuxième version, la nuit, en espagnol, destinée au Mexique, par George Melford, avec Carlos Villarias dans le rôle-titre. Si Vallarias n’atteint pas l’icône qu’incarne Lugosi, la mise en scène du film est nettement supérieure à celle de Browning, trop théâtrale dans sa deuxième partie, alors que Melford apporte plus de rythme, de violence et de sensualité à sa version, sans doute en raison du désintérêt que lui prête Universal, toute catalyser sur la version américaine. Cette version mexicaine est malheureusement difficile à voir en France, seulement à de rares occasions à la Cinémathèque. Le sang nouveau de la Hammer Films
Hollywood exploitera jusqu’à la corde la veine lancée par « Dracula ». Initiée par l’Universal, les autres studios – MGM, 20th Century Fox - s’y mettent, mais les droits des deux « pères » fondateurs du genre, Dracula et Frankenstein, sont sous licence Universal qui les mettra en scène jusqu’à plus soif, dans des rencontres mémorables sur des scénarios délirants, jusqu’à la parodie (« La Maison de Frankenstein », « La Maison de Dracula », « Frankenstein contre le loup-garou », « »…) La filon s’épuise et la préférence va à la science-fiction après la seconde guerre mondiale. La mode est aux monstres atomiques (insectes géants, résurrections de monstres antédiluviens), à la métaphore antisoviétique (extraterrestres et soucoupes volantes) ou space-opéras colonisateurs et impérialistes. Jusqu’en 1956, où la petite maison de production britannique Hammer Films, après plusieurs succès prometteurs dans la S-F, réadapte « Frankenstein » en 1956, avec l’idée géniale de réaliser le film en couleur. « Frankenstein s’est échappé » introduit le trio parfait au renouvellement de l’épouvante gothique : Terrence Fisher, à la caméra, et les acteurs Peter Cushing et Christopher Lee. Le succès planétaire du film entraîne dans la foulée une nouvelle adaptation de « Dracula », « Le Cauchemar de Dracula » avec le même trio à la tête du film auquel il faut ajouter le génial scénariste Jimmy Sangster, déjà signataire du « Frankenstein ». « La Cauchemar » bat les records du « Frankenstein », gravant dans le marbre le renouvellement assuré du genre. Pour la première fois le sang gicle à l’écran grâce à la couleur, les dents proéminentes s’exposent, et la thématique sexuelle liée au vampire est explicite, dans une mise en scène somptueuse aux décors soignés et à l’interprétation classieuse. La Hammer films devient l’étalon or du cinéma fantastique, d’horreur, d’épouvante, et domine le monde. Dans la foulée, l’Italie s’y met (Bava, Freda, Margheretti…), ainsi que l’Allemagne. Aux Etats-Unis, Roger Corman tourne six adaptations de nouvelles d’Edgar Poe, l’horreur gothique est à son comble durant toute les années 60. L’Espagne et la France les rejoindront dans les années 70. Jesus Franco s’y frotte en 1971, annonçant l’adaptation la plus fidèle du roman de Stoker jamais réalisée, avec Christopher Lee (Dracula, pour la première fois moustachu comme dans le roman) et Herbert Lom (Van Helsing) : un désastre. A la même époque, sort « In Search of Dracula », documentaire suédois maladroit qui adapte l’essai à succès « A la recherche de Dracula » (Raymond McNally et Radu Florescu - Robert Laffont) avec Christopher Lee dans le rôle du Dracula historique et vampirique. N’oublions pas le roumain « Vlad Tepes », réalisé à la même époque, reconstitution consacrée au Dracula roumain historique. La Hammer tournera sept films de sa série officielle « Dracula » de 1958 à 1974, tous avec Christopher Lee dans le rôle-titre, auquel il est identifié comme Sean Connery à James Bond à la même époque. Sans compter les nombreux autres films de vampires où n’apparaît pas le comte, même s’il est cité dans le titre (« Les Maîtresses de Dracula », « Comtesse Dracula », « Les Sévices de Dracula »). Dario Argento se référera à la Hammer dans son très rigolo « Dario Argento’s Dracula 3 D » en 2012, projeté à Cannes.
Néo-Dracula
Le dernier « Dracula » de la Hammer, « Dracula vit toujours à Londres », suit de près « Dracula 73 », deux films signés William Gibson, avec Peter Cushing et Christopher Lee, qui tentent maladroitement d’intégrer le prince des ténèbres au monde contemporain, ou aux films de karaté en vogue des années 70, dans « Les 7 vampires d’or ». Echecs. La Hammer est moribonde et s’effondre finalement en 1976.
Le fantastique gothique ne peut survivre au renouvellement qu’ont introduit « Rosemary’s Baby » (1968), puis « L’Exorciste » (1973). Dracula survit difficilement dans la « blacksploitation » (« Blacula, le vampire noir »), la parodie (« Vampira », avec David Niven ; « Embrasse-moi vampire », avec Peter Cushing en Dracula lugosien et Miou Miou), jusque dans les années 80 avec les parodiques et très lourds « Mama Dracula », ou « Les Charlots contre Dracula ». On ne peut ignorer non-plus « Du sang pour Dracula » produit par Andy Warhol, réalisé par Paul Morrissey, avec Udo Kier et Joe Dalessandro : culte ! Un enterrement en bel et due forme. Dracula enterré ? Jamais de la vie ! En 1976, il triomphe sur scène à Broadway dans une nouvelle adaptation de la pièce de Hamilton Dean et John Balderston, avec comme interprète du rôle-titre Franck Langella. Devant le succès, Universal, détenteur des droits d’adaptation depuis le « Dracula » de Tod Browning, décide d’en faire une superproduction, un « blockbuster ». La major engage à la réalisation John Badham, tout frais sorti du succès international de « La Fièvre du samedi soir ». Il garde dans le rôle de Dracula Frank Langella et lui adjoint dans celui de Van Helsing, Laurence Olivier, ainsi que Donald Pleasance en Docteur Seward, et de très belles actrices (Kate Nelligan et Jan francis). Sans parler de la magnifique musique de John Williams qui a lui-même insisté pour faire partie du film dès qu’il eût connaissance du projet. Le film dépoussière le mythe tout en restant d’un gothisme flamboyant. Il occulte toute la partie en Transylvanie, mais en trouve des équivalents dans les scènes se déroulant à Carfax, la propriété achetée par le comte, pour s’incruster en Angleterre. Mais surtout, cette nouvelle adaptation, fait de Dracula un héros romantique, amoureux de sa victime, Mina dans le roman, Lucy, dans le film. Comme la pièce, le film réduit considérablement la complexité du roman… à l’image de tous les autres. Il introduit toutefois une contradiction qui va revenir par la suite, celle de l’amour qui unit Dracula à Mina (Lucy dans le film), alors que Dracula, dans le roman, est un prédateur, destructeur et qui s’abat sur Mina comme une victime emblématique de la civilisation policée victorienne. « Bram Stoker’s Dracula » selon Coppola
Le plus grand détournement du roman de Stoker s’incarne cependant dans l’adaptation qu’en donna Francis Ford Coppola en 1992, sous le titre « Bram Stoker’s Dracula » (Dracula de Bram Stoker) pour souligner le respect envers l’original.
La première strate d’une telle revendication émane de l’adaptation, écrite par un spécialiste du roman, James V. Hart, qui valorise les origines historiques du vampire, par son nom, Dracula, qui renvoie au voïvode roumain du XVe siècle (voir notre dossier sur le vampire littéraire). Chez Stoker, la référence, hormis le nom du vampire qui donne son titre au roman tient en six lignes. La deuxième revendication émane de la présence à l’écran de l’ensemble de la congrégation anti-vampirique, constituée de Van-Helsing, Jonathan Harker, du Dr. Seward, de Arthur Hollmwood (souvent plus ou moins présents auparavant), dont était jusqu’ici exclu le Texan Quincey P. Morris, alors que c’est lui qui donne le coup fatal au vampire et en meurt. Grand bien soit-il ! Mais il oublie au passage la mère de Lucy qui donne lieu à une belle scène dramatique dans le roman, où elle meurt sous les crocs d'un loup, dont on ne sait s’il s’agit d’une métamorphose de Dracula ou d’un animal échappé d’un zoo.
Mais la plus grande usurpation du film par rapport au roman, réside dans la passion entre le vampire et Mina, réincarnation de sa défunte épouse au XVe siècle. Pure invention par rapport à l’œuvre de Stoker qui va dans le sens d’une « romantisation » du vampire dont l’ultime avatar sera « Twillight ». Si l’adaptation de Coppola accouche d’un des plus beaux films de vampires, et concédons le, de « Dracula », - notamment pour sa réussite visuelle -, il n’en reste pas moins totalement contradictoire au brûlot de Stoker. Les films les plus respectueux du roman, dans leur esprit, s’avèrent au nombre de deux. « Le Cauchemar de Dracula » (1958) de Terrence Fisher, pour ses raccourcis audacieux, sa personnalisation du mal absolu et érotique en Christopher Lee, ainsi que dans l’action constamment relancée (comme dans le roman). Le second n’a pas encore été évoqué : « Dracula, pages arrachées du journal d’une vierge » (2004) de Guy Maddin. Adaptation d’un ballet déduit du roman de Stoker, ce Dracula est le seul à inclure l’épisode de la mère de Lucy, ainsi que l’ensemble de la congrégation anti vampirique : mieux que Coppola !
En noir et blanc (teinté), muet, chorégraphié sur la cinquième symphonie de Mahler (parfaitement en phase avec l’image et le sujet), avec un Dracula interprété par un Japonais, de magnifiques danseuses autour de lui, « Dracula, pages arrachées du journal d’une vierge » s’avère peut-être la meilleure adaptation du roman, même si comme bien d’autres, elle ignore la si belle partie transylvanienne. Comme quoi, un roman aussi adapté, trahi et transfiguré, se prête à l’invention et à l’avant-gardisme : encore !
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