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Les "yaoi", ces mangas d'amour gay qui passionnent les adolescentes

Article rédigé par Elodie Drouard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Couverture du tome 1 du manga yaoi "Ikumen After" de Kazuma Kodaka publié aux éditions Taifu Comics. (Kazuma Kodaka Originally published in Japan by Libre Publishing Co.,Ltd.,Tokyo)

A l’occasion de la Japan Expo, le plus grand salon français dédié à la culture populaire japonaise qui se tient à Paris de jeudi à dimanche, franceinfo s’est intéressé à ces mangas qui mettent en scène des histoires d’amour entre hommes.

Lors d’un voyage au Japon, le dessinateur du Chat du Rabbin, Joann Sfar, tombe sur une affiche montrant ce qu’il pense être un magazine gay. Erreur. Il s'agit en fait d'une publicité pour un boy’s love ou, "un manga de cul pour filles", lui explique-t-on. Relatée par un autre auteur de BD, Jean-Paul Jennequin, dans Le Yaoi (Editions H), le seul ouvrage français consacré à ce genre de manga ultra populaire au pays du soleil levant, cette anecdote est révélatrice d'une certaine confusion dans l'esprit des non-initiés.

>> BLOG. Onze mangas à lire pour se mettre à la BD japonaise

Dans la librairié spécialisée Animate d'Ikebukuro à Tokyo (Japon), un étage entier est consacré au boy's love ou yaoi. (ELODIE DROUARD / FRANCEINFO)

A Tokyo (Japon), dans le bouillonnant quartier d’Ikebukuro, il suffit de se rendre dans la gigantesque librairie Animate pour réaliser l'ampleur du phénomène. Parmi les neuf étages dédiés aux mangas et aux animés japonais, un est intégralement consacré à des romances entre hommes. Autre particularité : on n’y croise que des jeunes filles. Car ses histoires d’amours homosexuelles sont écrites, dessinées et lues quasi uniquement par des femmes. Franceinfo vous explique les raisons de cet engouement, qui dépasse les frontières du Japon.

Rien à voir avec un manga gay

Evacuons d'entrée la plus grande idée reçue : le yaoi (prononcez YA-OYE ou YA-O-HI pour paraître plus japonisant) n'est pas un manga destiné aux homosexuels. Les gays boudent en effet leurs lectures parce qu'ils jugent les histoires trop caricaturales et les personnages trop androgynes. Eux se tournent plutôt vers les bara, les mangas gays, qui mettent en scènes des protagonistes avec "une pilosité beaucoup plus développée, des hommes très musclés, quitte à avoir quelques rondeurs" précise Guillaume Kapp, attaché de presse de Taifu Comics, un des éditeurs français spécialisés dans le yaoi. Autre différence notable, le manga gay mise plus sur le côté sexuel de la relation tandis que le yaoi met l'accent sur les sentiments entre les protagonistes. 

Les fans japonaises de yaoi se qualifient elles-mêmes de 'fujoshi', ce qui signifie 'fille pourrie'. C’est une forme d’autodérision qui montre qu’elles ont conscience que lire du yaoi peut être perçu comme quelque chose de pervers et déviant.

Lauren, spécialiste du yaoi

à franceinfo

Lauren, étudiante en première année de doctorat de littérature française le sait bien. Youtubeuse à ses heures, elle a réalisé de nombreuses vidéos pour expliquer et défendre le yaoi. Pour finalement écrire un mémoire sur la perception de ce genre très particulier de mangas en France, avant de débuter une thèse sur le même sujet.

Extrait du tome 1 d'"Ikumen After" de Kazuma Kodaka. (Kazuma Kodaka Originally published in Japan by Libre Publishing Co.,Ltd.,Tokyo)

Le yaoi est un genre de manga né dans le monde des dojinshi, les productions de mangas amateurs, extrêmement répandues au Japon. Il a ensuite été popularisé dans les années 1970 grâce au développement commercial de la bande dessinée japonaise. Mais il faudra attendre le milieu des années 1980, au moment où les ventes de magazines de prépublication de mangas explosent, pour que le terme soit inventé pour désigner le genre, aux côtés des shônen (les mangas destinés aux jeunes garçons), des shojo (ceux destinés aux jeunes filles) et autres seinen (à destination des jeunes adultes).

Ces histoires d'amours vont provoquer une petite révolution dans le monde très codifié du manga. Pour la première fois, ces femmes mangaka vont introduire "l’identité de genre, et même la sexualité, dans le manga pour filles", rappelle Hervé Brient, rédacteur en chef de la revue d’étude Manga 10 000 images, dans son numéro consacré au yaoi.

Des mangas nés de la frustration des lectrices 

Car le yaoi est né de la frustration d’un lectorat féminin qui ne se reconnaît pas dans les shojo de l'époque. Comment se construire et s’émanciper quand les histoires d’amour qui y sont alors décrites mettent systématiquement en scène des femmes ultra soumises ?

Beaucoup de filles sont énervées par les héroïnes de 'shojo' qu’elles trouvent trop parfaites, trop belles ou trop cruches. En lisant des yaoi, elles découvrent des histoires d’amour qui leur conviennent, avec des beaux garçons.

Hervé Brient, rédacteur en chef de la revue "Manga 10 000 images"

à franceinfo

"A l’époque, il s'agissait surtout de respecter les codes traditionnels de la femme japonaise", se souvient Guillaume Kapp, de chez Taifu Comics. Et si les choses ont depuis évolué, le yaoi, lui, n'a cessé de se développer et de s'émanciper. Au Japon, où le manga est en crise depuis la fin des années 1990, le yaoi se porte bien. Très bien même. On assiste ainsi à la naissance de nouveaux magazines de prépublication spécialisés. Shueisha, le plus gros éditeur de mangas au Japon, s'est même engouffré dans cette niche et a lancé en 2011 B Link, un bimestriel consacré au genre.

En France aussi, le yaoi a la cote. Apparu au milieu des années 1990, le marché progresse, surtout depuis qu'une demi-douzaines d’éditeurs ont investi le secteur comme Taifu Comics (qui édite 90% de yaoi depuis 2012) ou Boy’s Love IDP. "Un best-seller yaoi tourne autour de 5 à10 000 ventes, mais on est plus sur une moyenne de 2 000 à 2 500 ventes par tome", précise Guillaume Kapp. En volume, le yaoi représente 1 à 2% du marché global du manga dans l'Hexagone, mais celui-ci ne connaît pas la crise car "il existe une véritable fandome, une base de lecteurs qui est fan et qui va suivre les sorties mois après mois", note-t-il.

L'affiche de la prochaine édition de la Y/Con, le salon des homo-fictions qui se déroulera à Villejuif (Val-de-Marne) les 1er et 2 décembre 2018. (DR)

Pourtant, le plus gros de la production est à chercher du côté des amateurs. Au Japon, le Comiket, le plus gros salon au monde consacré à l’auto publication (dojinshi) rassemble à Tokyo, deux fois par an, plus de 500 000 otaku, ces passionnés de pop culture japonaise. Et la France n’est pas en reste : en marge de la Japan Expo se tient également chaque année la Y/Con, une convention dédiée aux fans de yaoiOrganisé en région parisienne depuis 2016, ce salon entièrement dédié aux homo fictions espère atteindre les 3 000 visiteurs cette année après avoir enregistré 50% de fréquentation en plus entre 2016 et 2017.

Une approche de la sexualité moins risquée

Un engouement qui peut laisser perplexe le néophyte. Pourquoi une adolescente préfèrerait-elle lire un manga relatant une histoire d’amour entre deux garçons plutôt qu’entre une fille et un garçon ? 

Tout bêtement, le yaoi permet de reprendre le pouvoir sur sa sexualité.

Lauren, spécialiste du yaoi

à franceinfo

"Ce n’est pas le corps féminin, réifié dans la pornographie mainstream, qui est mis en scène dans les yaoi. C’est un corps masculin, et même pas masculin, androgyne, donc moins menaçant, explique encore la jeune femme. Cela permet une approche de la sexualité moins risquée. On utilise des représentations masculines pour se projeter sans s’impliquer". Lire des yaoi permettrait donc aux adolescentes de construire leur sexualité sans se sentir menacé par la virilité d’un corps masculin.

La couverture du tome 1 de "In These Words" du duo d'auteures Guilt Pleasure. (Guilt|Pleasure Originally Published in Japan by Libre Publishing Co., Ltd.)

Ce que fait le yaoi, c’est explorer la sexualité et le fantasme au-delà des représentations hétérosexuelles sanctifiées.

Namtrac

contributrice à la revue Le "Yaoi"

Une façon aussi de ne pas les confronter à leur corps, alors en plein bouleversement. "Faire face à sa propre nudité, à son corps comme objet sexuel, n’est pas aisé à cet âge", écrit Namtrac dans "Le Yaoi". De fait, "le yaoi rassure, en initiant les lectrices à l’anatomie et au désir masculins, à travers des représentations dépouillées de leur charge agressive, les actes sexuels étant dirigés vers d’autres hommes", poursuit-elle.

C’est d’autant plus vrai au Japon où les réticences de la femme pendant l’acte sexuel sont valorisées car elles "sont le signe de sa pureté", précise Namtrac. En lisant des yaoi, et même si les relations entre les deux personnages sont souvent très caricaturales, la lectrice peut choisir de s’identifier au dominé (uke, terme issu du vocabulaire sportif signifiant "receveur") ou au dominant (seme ou "attaquant").

Dans la pornographie japonaise, la femme ne doit pas être consentante dès le départ au risque d’être catégorisée comme une 'traînée'.

Namtrac

contributrice à la revue "Le Yaoi"

"Le consentement, c’est un point qui pose énormément de problème"

Pour autant, ces représentations assez systématiques dans le yaoi de relations sexuelles non-consentantes ne sont pas sans poser problèmes. Après avoir découvert le yaoi à l'adolescence, Yami Shin est devenue, comme c'est souvent le cas, créatrice de son propre webmanga yaoi "écœurée par les histoires de relations abusives" beaucoup trop répandues selon elle. "Le consentement, c’est un point qui pose énormément de problème dans les yaoi, et cela fait partie des codes instaurés historiquement", précise Guillaume Kapp. "En tant qu’éditeur, on ne peut pas se permettre de publier des histoires où l’un des personnages est abusé sexuellement et y trouve du plaisir."

Planche extraite du tome 1 de "Junjo Romantica" de Shungiku Nakamura et publié en France aux éditions Kazé. (SALOUAOKBANI)

Sauf, bien sûr, si ce consentement est justifié par le scénario. Dans In These Words du tandem d'auteures Guilt Pleasure, un profiler se retrouve kidnappé et violé par le tueur en série qu'il poursuit. Ce best-seller des éditions Taifu Comics allie thriller et enquête à des scènes de sexe très explicites. Une intrigue finalement assez proche d’un seinen, et un rapprochement vers lequel tendent de plus en plus de yaoi. "J’aimerais bien qu’on n’ait plus besoin de dire que c’est du yaoi et que ce soit considéré comme un genre comme un autre sans qu'on ait besoin de l’éditer avec le logo yaoi en couverture", souhaite Guillaume Kapp.

Depuis quelques années, les yaoi se politisent et s’emparent de problématiques sociétales. "Let’s Be a Family traite de l’homoparentalité, Love Stories parle du coming-out avec une vision homosexuelle et une autre hétérosexuelle, Seven Days des différences. Et chez notre éditeur concurrent, Boy’s Love IDP, Hidamari ga Kikoeru aborde le handicap puisqu’un des personnages est sourd-muet", étaye Guillaume Kapp. Une tendance qui séduit certaines lectrices avides de relations moins stéréotypées, surtout en Occident.

Des personnages masculins plus intéressants

Pour Yami Shin, l'intérêt des lectrices pour le yaoi tient simplement dans le fait que les personnages masculins sont généralement, dans les mangas, plus intéressants que les féminins. Par exemple, dans les shônen de type Dragon Ball ou One Piece, les sentiments amoureux sont rarement évoqués. C’est ce manque d’approfondissement dans la psychologie des personnages qui a poussé la jeune femme à s’intéresser au yaoi. "Ado, je regardais à la télé la série Gundam Wing, un manga qui parle de cinq garçons qui doivent piloter des robots. En cherchant sur internet, je suis tombée sur des histoires imaginées sur les personnages [...] Elles n’étaient pas forcément très bien écrites mais leur donnaient de la profondeur en les rendant plus humains. C’est ce que les lectrices recherchent dans les yaoi, parce que les personnages féminins dans les mangas ne sont pas intéressants" ,explique la jeune femme.

Les fans ont ainsi trouvé une alternative à leurs fictions préférées : imaginer des récits amoureux ou érotiques mettant en scène des personnages emblématiques de la pop culture. Sur internet ou en convention, des milliers de récits ou de dessins circulent, imaginant des romances entre Drago Malefoy et Harry Potter ou entre Spock et le capitaine Kirk. Baptisés fanfictions slash (ou fanfics slash), ces récits ultra populaires sont parfois considérées comme un sous-genre du yaoi.

Un exemple de fanfiction slash mettant en scène le couple Draco / Harry Potter épinglé sur Pinterest. (DR)

Un révélateur de la sexualité féminine

En somme, il y aurait autant de raisons de lire du yaoi que de lectrices de yaoi. Et si ce genre est si est important, c’est justement parce que ses différentes déclinaisons sont autant de sexualités et de fantasmes féminins représentés. "La portée du yaoi peut se révéler foncièrement politique dans son rejet de l’assertion que la sexualité féminine est différente de la sexualité masculine, qu’elle serait forcément belle, douce et dénuée de vulgarité", précise Namtrac. "Et oui, lire des mangas ou de la fanfiction yaoi peut procurer de l'excitation sexuelle. Il existe même un sous-genre appelé 'Plot, What Plot ?' où le scénario est juste un prétexte à des scènes de cul" , ajoute Lauren.

La principale raison qui fait aimer le yaoi aux filles, est finalement la même que celle qui le fait détester aux garçons : il donne le pouvoir aux femmes.

Namtrac

contributrice à la revue "Le Yaoi"

Et au-delà des clichés, certains yaoi peuvent également avoir une vraie vocation pédagogique. "Parfois, des bibliothécaires et documentalistes viennent me voir en me disant qu’ils aimeraient bien quelques yaoi dans leurs bibliothèques ou CDI parce qu’ils pensent que ça pourrait aider quelques élèves. C’est génial, mais il faut faire très attention et ne surtout pas se fier aux couvertures. Le mieux c’est de prendre contact avec l’éditeur qui connaît son catalogue", conclu Guillaume Kapp. 

Lire du yaoi rendrait-il plus tolérant ? "Peut-être, répond l'attaché de presse, du moins je l'espère, même si les filles qui lisent des yaoi le sont sûrement déjà plus que la moyenne". Des filles pourries, vraiment ?

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