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Collabo, businessman et entremetteur : l'abbé Wallez, le sulfureux "second père" de Tintin

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La couverture du livre de Marcel Wilmet "L'abbé Wallez, l'éminence noire de Degrelle et Hergé", illustrée par le dessinateur Stanislas, qui a représenté le célèbre abbé au centre de l'image. (MARCEL WILMET / ART9EXPERTS)

Le reporter à la houppette, qui fête jeudi ses 90 ans, est né sous le crayon d'Hergé... et dans l'imagination d'un prêtre-rédacteur en chef d'extrême droite dont l'influence a longtemps été minimisée.

Nom : Wallez. PrĂ©nom : Norbert. Profession : abbĂ©, enfin officiellement, car son dada c'Ă©tait plus la politique et les mĂ©dias. Carrure : imposante (1,90 m pour 110 kg selon plusieurs "hergĂ©ologues"). Signe particulier : cocrĂ©ateur de Tintin. Second signe particulier : presque personne n'est au courant de cette paternitĂ©.

A l'occasion du 90e anniversaire du reporter Ă  la houppette, jeudi 10 janvier, faites plus ample connaissance avec ce personnage tombĂ© dans l'oubli. 

Une photo dĂ©dicacĂ©e de Mussolini

Les Ă©tagères qui tapissent son bureau de directeur du quotidien catholique Le Vingtième Siècle abritent des ouvrages religieux (un peu) et politiques (beaucoup). Norbert Wallez a une faiblesse pour Charles Maurras, penseur d'extrĂŞme droite. Sur son bureau, tournĂ©e vers le visiteur, une photo de Mussolini. Avec cette dĂ©dicace : "A Norbert Wallez, ami de l'Italie et du fascisme." Les connaisseurs datent l'image de 1924, peu de temps après l'arrivĂ©e du "Duce" au pouvoir. 

C'est sur ce fauteuil que le jeune Georges RĂ©mi, plus connu sous le nom d'HergĂ©, Ă  peine dĂ©grossi par son service militaire, s'assoit, en ce matin de 1927. Il n'a que 20 printemps. L'abbĂ© a repĂ©rĂ© au sein du journal ce gratte-papier du service des abonnements qui a un sacrĂ© coup de crayon... quand il s'agit de croquer ses collègues.

Wallez a Ă©tĂ© bombardĂ© par l'Ă©piscopat aux commandes d'un journal malade, au tirage en chute libre. L'homme d'Eglise voit deux remèdes pour renflouer les caisses : inflĂ©chir Ă  droite toute la ligne Ă©ditoriale du journal et multiplier les supplĂ©ments. Le lundi, c'est fĂ©minin. Le dimanche, les arts et spectacles. Et le jeudi, c'est le jour des enfants : Le Petit Vingtième est nĂ©.

Cette approche commerciale agressive lui vaut d'ĂŞtre brocardĂ© par la concurrence, sourit Jean-Claude Jouret, Ă©minent tintinophile et auteur de plusieurs ouvrages sur HergĂ© : "Si JĂ©sus avait chassĂ© les marchands du temple, lui faisait tout pour les favoriser." Bien qu'il se doit de cĂ©lĂ©brer la messe chaque matin, l'abbĂ© ne s'Ă©ternise pas derrière l'autel pour autant. "Il bâclait ses messes en un quart d'heure", persifle RenĂ© Verhaegen, ancien collaborateur du journal, dans la revue Les Amis de HergĂ© en 1990.

L'influence de Wallez divise les spécialistes

Après un an de tâtonnements au sein du supplĂ©ment jeunesse, Wallez convoque HergĂ© un soir de dĂ©cembre 1928. Avec un cahier des charges prĂ©cis pour faire dĂ©coller le supplĂ©ment, raconte Germaine Kieckens, qui n'est alors que la secrĂ©taire enamourĂ©e de l'abbĂ© : "Il l'a poussĂ© Ă  crĂ©er une histoire autour d'un adolescent et d'un chien, dans un esprit missionnaire, vertueux et catholique, sur lequel il n'avait pas besoin d'insister [tant son emprise sur le dessinateur Ă©tait grande], raconte-t-elle Ă  Pierre Assouline dans la biographie sobrement intitulĂ©e HergĂ©D'une certaine manière, l'inventeur de Tintin au sens catalyseur d'Ă©nergie crĂ©atrice, n'est ni Benjamin Rabier [pionnier de la BD europĂ©enne], ni Georges Remi, mais Norbert Wallez."

La question divise les spĂ©cialistes. BenoĂ®t Peeters, biographe d'HergĂ©, prĂ©fère parler d'un "mentor" plus qu'un "cocrĂ©ateur ou d'un accoucheur". Marcel Wilmet, auteur d'un rĂ©cent ouvrage consacrĂ© Ă  l'Ă©cclesiastique (L'abbĂ© Wallez, l'Ă©minence noire de Degrelle et HergĂ©, Ă©ditions Art9experts), n'hĂ©site pas lui Ă  utiliser le terme de "second père"

Caricature de l'abbĂ© Norbert Wallez en couverture de l'hebdomadaire belge "Pourquoi pas ?", le 14 juillet 1933. Le dessin est signĂ© Jacques Ochs. (JACQUES OCHS / POURQUOI PAS)

"Qui demande en 1928 Ă  HergĂ© de dessiner un personnage avec une houppette (descendante) et un petit chien dans le journal politique Le Sifflet ? L'abbĂ© Wallez. Qui lui demande de crĂ©er ses propres histoires dans Le Petit Vingtième et d'envoyer son personnage en 'BolchĂ©vie' [l'expression est de Wallez] ?", insiste Marcel Wilmet. Et pour toute documentation, il glisse entre les mains de son protĂ©gĂ© l'ouvrage Moscou sans voiles d'un ancien diplomate belge revenu dĂ©goĂ»tĂ© du pays des Soviets. "Puisant lĂ -dedans, j'Ă©tais sincèrement convaincu d'ĂŞtre sur la bonne voie", s'est dĂ©fendu le dessinateur dans les annĂ©es 1970. BenoĂ®t Peeters insiste sur l'emprise que l'abbĂ© exerce sur son jeune collaborateur, 25 ans de moins et un bagage intellectuel bien plus mince.

Si Hergé avait débuté dans un journal socialiste, je suis convaincu qu'il en aurait également épousé la ligne.

Benoît Peeters, biographe d'Hergé

Ă  franceinfo

Conservateur dans ses idĂ©es, l'abbĂ© Wallez a tout de l'avant-gardiste au niveau du marketing. C'est lui qui organise en 1930 le retour triomphal d'un vrai-faux Tintin, qui Ă  l'Ă©poque est prĂ©sentĂ© comme un membre de la rĂ©daction, Ă  la gare du Nord, Ă  Bruxelles. Un gamin blondinet, un pot de gomina, des bottes rouges, un costume vaguement russe, un aller-retour Bruxelles-Cologne (pour faire mine d'arriver de Moscou) et le tour est jouĂ©. L'engouement considĂ©rable du public – plusieurs milliers de personnes se massent pour apercevoir l'imposteur â€“ renforce le businessman en soutane dans sa conviction que Tintin est promis Ă  un grand avenir. Tout le contraire d'HergĂ©, qui n'y voit qu'une aimable fantaisie qui l'occupe avant que son agence de pub ne dĂ©colle.

"C'était quasiment son agent"

Wallez lance aussitĂ´t une souscription dans son journal, en promettant des albums dĂ©dicacĂ©s aux premiers participants. Les 10 000 exemplaires, un tirage considĂ©rable pour l'Ă©poque, sont Ă©puisĂ©s en quelques jours. Officiellement, ce sont les Ă©ditions du Vingtième Siècle qui ont imprimĂ© l'album. Dans la rĂ©alitĂ©, Wallez, qui rĂ©colte les souscriptions sur son compte en banque personnel, a sous-traitĂ© l'affaire Ă  une imprimerie spĂ©cialisĂ©e â€“ celle de son journal n'Ă©tant calibrĂ©e que pour des journaux format XXL. Abusif ? Il a proposĂ© Ă  HergĂ© une rĂ©partition 50-50 des droits d'auteur, et le jeunot n'a pas mouftĂ©, remerciant mĂŞme l'abbĂ© dans une dĂ©dicace pour avoir portĂ© le reporter Ă  la houppette "sur les fonts baptismaux"

"Il avait peut-ĂŞtre en tĂŞte que quand un salariĂ© crĂ©e quelque chose, sa crĂ©ation appartient Ă  son entreprise", avance Jean-Claude Jouret, spĂ©cialiste juridique d'un merchandising balbutiant en ce temps-lĂ . "Wallez avait rĂ©ussi Ă  replacer la sĂ©rie dans des journaux en France, au Portugal, etc. C'Ă©tait quasiment devenu son agent." Quand Tintin revient du Congo, il pousse le vice jusqu'Ă  offrir un objet d'art congolais aux 500 premiers acheteurs de l'album dans le kiosque de la gare du Nord, Ă  Bruxelles, oĂą Tintin fait son retour triomphal pour la deuxième fois.

Les interventions scĂ©naristiques se limitent pourtant au strict minimum. Certes, on a la trace directe d'une remarque sur Tintin au pays des Soviets, oĂą Wallez a dĂ©plorĂ© que Tintin se dĂ©bine devant l'adversitĂ© : "Un hĂ©ros ne prend jamais la fuite." On sent aussi son influence dans l'hommage appuyĂ© aux missionnaires dans Tintin au Congo. Et mĂŞme dans l'Ă©pisode amĂ©ricain, plus neutre, "la critique du capitalisme et de la mĂ©canisation vient aussi de l'abbĂ©", dĂ©cèle Marcel Wilmet, "alors que tout ce que voulait HergĂ©, c'Ă©tait dessiner des Indiens". 

"Mais il n'Ă©tait pas au-dessus de l'Ă©paule d'HergĂ© pour lui rappeler toutes les deux pages la prĂ©sence bienveillante du seigneur, souligne BenoĂ®t Peeters. Il avait compris que ce qui fonctionnait auprès des enfants, c'Ă©tait l'aventure, les gags, cette façon moderne de raconter des histoires qu'on n'appelait pas encore la bande dessinĂ©e. Si Tintin n'Ă©tait que le reflet de l'idĂ©ologie des annĂ©es 1930, il ne serait plus lu partout dans le monde encore aujourd'hui."

Georges Remi, dit Hergé, en compagnie de son épouse Germaine. (DALMAS/SIPA)

L'abbĂ© Wallez joue avec brio les agents littĂ©raires, mais aussi de façon plus inattendue aux agents matrimoniaux. L'homme d'Eglise avait Ă©dictĂ© au dĂ©but des annĂ©es 1930 que tous les collaborateurs du journal devaient ĂŞtre mariĂ©s, et que les derniers cĂ©libataires n'avaient qu'Ă  bien se tenir : soit ils trouvaient l'âme sĹ“ur au journal, soit ils prenaient la porte.

Pour RenĂ© Verhaegen, ce sera la porte (mais une victoire aux prud'hommes des annĂ©es plus tard). Pour HergĂ©, ce sera la bague au doigt... après des annĂ©es de cour, et l'ordre de l'abbĂ© Ă  sa secrĂ©taire de s'exĂ©cuter. "C'est l'abbĂ© qui suggĂ©rait tout ça", confiera Germaine Kieckens. Des annĂ©es plus tard, en 1948, quand le couple bat de l'aile, HergĂ© constate la prĂ©sence du fantĂ´me de l'abbĂ© dans le lit conjugal. Extrait d'une de ses lettres Ă  sa femme : "Je sais maintenant, je suis sĂ»r qu'il t'a aimĂ©e. Et que tu l'as aimĂ©. D'un amour très beau, et très pur, et très noble."

Un ami fidèle jusqu'au bout

L'abbĂ© tout-puissant tombe de son piĂ©destal un an après avoir mariĂ© les RĂ©mi. Le ministère des Travaux publics l'a dans le nez Ă  cause de sa croisade contre le chantier d'un canal, et un responsable dudit ministère finit par lui coller son poing dans les gencives après un Ă©ditorial de trop, en 1933. Pour Ă©touffer le scandale, on envoie l'abbĂ© en prĂ©-retraite s'occuper de la rĂ©fection d'une ruine. Une des trois seules abbayes cisterciennes de Belgique, certes, mais ça n'a rien d'une promotion. 

"AussitĂ´t, HergĂ© menace de partir et rĂ©clame une augmentation de salaire en reprĂ©sailles", note Jean-Claude Jouret. Ce dernier souligne le sens de la reconnaissance d'HergĂ© qui s'est contentĂ© d'un salaire rabougri pour le poste de dessinateur vedette du journal pendant des annĂ©es. MalgrĂ© cette fidĂ©litĂ©, le cordon finit par se distendre un peu entre l'apprenti et le maĂ®tre : HergĂ© obtient de rĂ©cupĂ©rer les droits de ses albums. Non sans que l'abbĂ© ait tentĂ©, en bon margoulin, de gratter 1 000 albums Ă  tarif prĂ©fĂ©rentiel chez Casterman, le nouvel Ă©diteur, pour mettre du beurre dans les hosties. La manĹ“uvre, pas très catholique, Ă©choue. 

MĂŞme s'il n'est plus Ă©diteur ni scĂ©nariste officieux, l'abbĂ© Wallez ne se dĂ©sintĂ©resse pas de Tintin, qui prend un virage humaniste avec Le Lotus bleu et l'influence de Tchang, le jeune Ă©tudiant chinois, qui sensibilise l'auteur aux horreurs de l'occupation japonaise. Pendant un temps, il a les RĂ©mi Ă  sa table toutes les semaines. Y passe aussi un autre de ses protĂ©gĂ©s, LĂ©on Degrelle, qui sera le chantre de la collaboration made in Belgium. Georges et Germaine continueront de lui rendre visite Ă  l'abbaye d'Aulne, pendant leurs vacances, mĂŞme pendant la guerre, quand l'abbĂ© embrasse sans fard la collaboration. HergĂ© y croisera un officier nazi chargĂ© de la propagande en Belgique, qui lui laissera une excellente impression. Au point que circule dans la rĂ©gion la rumeur tenace d'une visite de Mussolini Ă  l'abbĂ© en 1943. Le "Duce", qui Ă©tait en train de perdre l'Italie, avait d'autres chats Ă  fouetter. "J'ai vĂ©rifiĂ©, ce n'est pas possible chronologiquement", dĂ©ment Thierry Lemoine, auteur d'une monographie consacrĂ©e Ă  l'abbĂ©

CondamnĂ© Ă  cinq ans de prison pour "dĂ©lit de propagande" Ă  la LibĂ©ration, devenu pestifĂ©rĂ©, dĂ©chu de ses droits civiques, Norbert Wallez fait fuir. Sauf les RĂ©mi, qui iront jusqu'Ă  hĂ©berger l'infrĂ©quentable abbĂ© quand il sort de prison, malade. Dans une de ses dernières lettres, l'homme d'Eglise, brisĂ©, signera "votre vieux parrain" Ă  l'adresse d'un couple qu'il a fabriquĂ© et qui volera en Ă©clats quelques annĂ©es après sa mort, en 1952. Quand l'abbĂ© passe l'arme Ă  gauche, on ne se bouscule pas Ă  son enterrement.  

Hergé sera même la seule personne en dehors des employés des pompes funèbres à porter son cercueil.

Thierry Lemoine, auteur d'une monographie consacrée à l'abbé Wallez

Ă  franceinfo

"Et ce alors qu'il n'avait absolument rien Ă  y gagner", insiste BenoĂ®t Peeters. Juste une manière de manifester son amitiĂ© indĂ©fectible Ă  l'homme qui lui avait donnĂ© sa chance. Le psychanalyste tintinophile (Ă  moins que ce ne soit l'inverse) Jean-Marie Apostolidès a mĂŞme Ă©mis l'hypothèse que le yĂ©ti de Tintin au Tibet constitue une reprĂ©sentation symbolique de l'abbĂ© Wallez, un grand cĹ“ur rejetĂ© injustement. Une façon de lui rendre hommage huit ans après sa mort ?

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