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Pourquoi Roy Lichtenstein est plus fort que Mickey

Souvent réduit à ses agrandissements de cases de BD, le maître américain du pop art est moins superficiel qu'il en a l'air. La preuve par l'expo, au centre Pompidou.

Article rédigé par Elodie Ratsimbazafy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
"Drowning Girl" [Jeune femme se noyant], 1963. Huile et Magna sur toile, 171,6 x 169,5 cm. The Museum of Modern Art, New York. Philip Johnson Fund (by exchange) and gift of Mr. and Mrs. Bagley Wright, 1971. (ESTATE OF ROY LICHTENSTEIN NEW YORK / ADAGP, PARIS, 2013)

C'est parce qu'un jour, son fils l'a mis au défi de dessiner "aussi bien" que dans une BD de Mickey, que Roy Lichtenstein (1923-1997) s'est amusé à reproduire des comics, à partir de 1961. Un demi-siècle plus tard, le nom de l'artiste américain est associé aux visages de pin-up glamour dessinées dans les magazines, devenues, sous son pinceau, des œuvres d'art. Les images de ce New-Yorkais discret sont aussi célèbres que celles d'Andy Warhol, le très médiatique chef de file du mouvement auquel il est rattaché, le pop art (pour "art populaire", opposé à l'art abstrait, jugé élitiste).

Malheureusement, ses toiles-BD ont occulté la diversité et la profondeur de ses œuvres, bien moins légères qu'elles en ont l'air, comme le prouve l'exceptionnelle rétrospective qui lui est consacrée jusqu'au 4 novembre, au centre Pompidou, à Paris. Il s'agit de la plus grande jamais montrée à Paris, avec plus d'une centaine d'œuvres réunies.

Un peu plus que de la bande dessinée

Pour comprendre la portée provocatrice de l'art de Lichtenstein, il faut se resituer dans l'époque où il commence à réaliser ses œuvres. Rothko et Pollock, ses compatriotes, jouissent d'une notoriété mondiale avec leurs toiles abstraites exacerbant la force émotionnelle de la couleur... lorsque lui s'amuse à reproduire froidement Mickey et Donald.

"Look Mickey" [Regarde Mickey], 1961. Huile sur toile, 121,9 x 175,3 cm. National Gallery of Art, Washington, Dorothy and Roy Lichtenstein. Gift of the Artist, in Honor of the Fiftieth Anniversary of the National Gallery of Art. (ESTATE OF ROY LICHTENSTEIN NEW YORK / ADAGP, PARIS, 2013)

En agrandissant, sur une toile, une case de bande dessinée potache pour enfants, l'artiste, ironique, fait un pied de nez au "grand art". Il se situe dans la droite ligne d'autres signatures du pop art, qui, en reproduisant des conserves (les Campbell's Soup, de Warhol), des photos de stars et de starlettes, ou en imaginant des hamburgers géants (Floor Burger, de Claes Oldenburg), amènent la "vraie vie" et la culture populaire dans les musées. L'idée n'est pas de sacraliser la société de consommation, mais plutôt de dénoncer ses obsessions et ses travers.

C'est notamment le cas avec ses nombreux portraits de femmes imitant des vignettes de BD et des bluettes illustrées pour jeunes filles (Secret Hearts, Girls' Romances, que l'on peut encore se procurer sur internet).

"Drowning Girl" [Jeune femme se noyant], 1963. Huile et Magna sur toile, 171,6 x 169,5 cm. The Museum of Modern Art, New York. Philip Johnson Fund (by exchange) and gift of Mr. and Mrs. Bagley Wright, 1971. (ESTATE OF ROY LICHTENSTEIN NEW YORK / ADAGP, PARIS, 2013)

Que montre l'artiste ? Des filles jeunes, jolies, impeccablement coiffées (même lorsqu'elles se noient), manucurées... bref, des clichés de femmes modèles souvent passives et en larmes, véhiculés dans la presse pour adolescents. Lichtenstein mène donc aussi un travail sur les stéréotypes, qu'accentuent ses partis pris graphiques. Car l'artiste ne se contente pas de recopier une BD : il recadre les images (ici en "zoomant" sur le visage), les modifie, ajoute parfois du texte ou modifie les bulles existantes pour dramatiser ses toiles. Dans le tableau ci-dessus, il a aussi retouché la forme des vagues pour ajouter une référence à Hokusai (l'artiste japonais célèbre pour sa Grande Vague de Kanagawa) et montrer que l'art de masse n'est pas si éloigné de l'art classique.

Une réflexion sur la représentation

Lichtenstein avoue être séduit par l'art commercial, "son énergie, son impact, sa franchise, la sorte d'agressivité et d'hostilité qu'il véhicule". Même ses couleurs, toujours les mêmes, sont violentes : en plus du blanc et du noir, il utilise du jaune citron, du bleu outremer, du rouge criard et du vert. Pas étonnant que l'artiste, intéressé par les chocs visuels, reproduise des explosions.

"Small Explosion (Desk Explosion)" [Petite explosion (explosion de bureau)], 1965. Porcelaine émaillée sur acier, socle en bois, 54 x 40,6 x 15,2 cm. Collection particulière. (ESTATE OF ROY LICHTENSTEIN NEW YORK / ADAGP, PARIS, 2013)

Ce qui l'intéresse, c'est surtout de mettre en lumière les limites de la représentation, lorsque les artistes doivent montrer l'immontrable... comme cette explosion, justement. En jouant sur les contrastes, Lichtenstein insiste sur ce paradoxe : à partir d'un événement particulièrement bref, insaisissable, il réalise une sculpture en plusieurs épaisseurs, qui a nécessité un processus de fabrication long et complexe. Une manière d'insister sur le fait que l'art n'est pas le réel, mais un ensemble de symboles plus ou moins convaincants qui tentent de reproduire le réel.

La même idée est développée dans la série des Brushstrokes (littéralement "coups de pinceau") : il crée une image standardisée, froide et banale à partir du "grand geste" de l'artiste.

"Brushstrokes" [Coups de pinceau], 1965. Huile et Magna sur toile, 122,5 x 122,5 cm. Collection particulière. (ESTATE OF ROY LICHTENSTEIN NEW YORK / ADAGP, PARIS, 2013)

Dans des céramiques, il prolonge ce travail sur la distance entre le réel et sa représentation.

"Studies for Dishes. Five Pieces", 1966. Huile sur vaisselle en céramique Jackson de Chine avec couleurs Drakenfeld et décalcomanies de couleurs Steward Clay. Collection particulière. (ESTATE OF ROY LICHTENSTEIN NEW YORK / ADAGP, PARIS, 2013)

Il reproduit les ombres et les reflets, à la manière des dessinateurs de comics... sur de la vraie vaisselle. Les contours noirs des objets, le jeu sur les trames (ces petits points qui donnent l'illusion des demi-teintes) paraissent d'autant plus superficiels qu'ils viennent décorer de véritables objets en trois dimensions.

Les maîtres du passé à la moulinette

Picasso, Cézanne, Léger, Mondrian, Matisse... Lichtenstein s'empare des grands peintres modernes, de la même façon qu'il détourne les cases de BD. Une manière de désacraliser les icônes du "grand art" ? Sans doute, mais pas seulement. Sa démarche est ambiguë. Car ses parodies légèrement ironiques, à la sauce comics, constituent également un hommage à des artistes qu'il estime, et une façon de lier très sérieusement ce qu'il fait à l'histoire de l'art.

"Still Life with Goldfish" [Nature morte aux poissons rouges], 1972. Huile et Magna sur toile, 132,1 x 106,7 cm. Collection particulière. (ESTATE OF ROY LICHTENSTEIN NEW YORK / ADAGP, PARIS, 2)

Ci-dessus, par exemple, dans cette nature morte d'apparence anodine, le bocal est une allusion directe au Poissons rouges, peint par Matisse et conservé au musée Pouchkine, de Moscou (Russie). Regardez : en arrière-plan, on distingue la peinture d'une balle de golf. Il s'agit en fait de l'une des premières toiles "pop" de Lichtenstein. Cette mise en abîme (une reproduction de ses propres reproductions) contribue à revendiquer l'héritage de Matisse.

"Artist’s Studio 'The Dance'" [Atelier d’artiste "La Danse"], 1974. Huile et Magna sur toile, 244,3 x 325,5 cm. The Museum of Modern Art, New York. Gift of Mr. and Mrs. S. I. Newhouse, Jr., 1990. (ESTATE OF ROY LICHTENSTEIN NEW YORK / ADAGP, PARIS, 2013)

Dans cette autre toile, ci-dessus, la référence est encore plus claire puisqu'on distingue La Danse, de Matisse, au fond de l'atelier du peintre. Le clin d'œil au vieux maître est double puisque Matisse lui-même a réalisé des toiles de La Danse placée dans son atelier (comme celle-ci, conservée au Metropolitan Museum). Lichtenstein semble nous dire que, comme le peintre français, et même s'il s'est approprié le style des dessinateurs de "vulgaires" comics, il s'intéresse finalement à la même chose : réussir à équilibrer ses compositions par un jeu de formes et de couleurs.

Informations pratiques 

Roy Lichtenstein
Centre Pompidou
Paris 4e
Métros : Hôtel de ville ou Rambuteau
Rens.: 01 44 78 12 33

Du 3 juillet au 4 novembre
11 / 13 euros
11 heures - 21 heures (sauf le mardi)

A lire 

Le catalogue de l'exposition, particulièrement riche, regroupe les 120 œuvres exposées dans le musée parisien... et nombre d'autres pépites : les premiers tableaux de Lichtenstein, avant sa période pop (abstraits), les images originales de comics qui ont influencé l'artiste (souvent très différentes des tableaux), des photos du peintre au travail... Ce beau livre permet aussi d'apprécier la diversité de sa création, car il passait allégrement de la peinture au dessin, de la gravure au collage, ou à la sculpture monumentale. Un bon investissement pour prolonger la visite.

Roy Lichtenstein, collectif, sous la direction de Camille Morineau, Centre Pompidou éditions, 264 p., 39,90 euros

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