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Picasso et l'art dit "primitif", son compagnon d'atelier, au Quai Branly

"L'art nègre ? Connais pas", disait Pablo Picasso en 1920. Toute sa vie, pourtant, il a collectionné des œuvres d'art d'Afrique, d'Amérique ou d'Océanie. C'est cette relation entre un des plus grands créateurs du XXe siècle et l'art dit "non occidental" que l'exposition "Picasso primitif" du musée du Quai Branly propose d'explorer.
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
A gauche, photomontage de Jean Harold envoyé à Picasso par Jean Cocteau - A droite, peinture aborigène sur écorce, Esprit-fantôme Maam attaquant une femme enceinte, musée du Quai Branly
 (A gauche © ADAGP,Paris Harold Jean (20e siècle)© Droits réservés Photo © RMN-Grand Palais (musée Picasso de Paris) / Mathieu Rabeau - A droite © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Patrick Gries)

Au Quai Branly sont confrontées des œuvres de Picasso et des pièces africaines ou océaniennes. Certaines lui ont appartenu, d'autres sont issues des collections du musée. L'exposition "Picasso primitif" ne s'intéresse pas à l'inspiration formelle que Picasso aurait pu trouver dans l'art non occidental mais plutôt à un "rapport de présence" entretenu avec ces œuvres qui l'accompagnent toujours dans ses ateliers successifs, souligne le commissaire de l'exposition, Yves Le Fur. Des oeuvres "primitives" dans le sens où elles puisent aux sources de la vie, où elles ont un rapport avec la magie, le sexe, la mort.
 
On se promène d'abord dans une chronologie de cette proximité, de l'arrivée de Picasso à Paris jusqu'à sa mort en 1973. Une première partie de l'exposition nous montre des œuvres qu'il a possédées, des œuvres qu'il a vues, des photos de son atelier où il travaille à côté, en compagnie pourrait-on dire, de sculptures africaines ou océaniennes. Des citations de Picasso et des témoignages de ses proches nous accompagnent et éclairent cette constante proximité. 

A gauche, étrier de poulie de métier à tisser dogon (Mali), avant 1935 - A droite Pablo Picasso, "Femme enceinte" (1949), Paris, Musée Picasso
 (A gauche © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain A droite © Paris, musée Picasso © RMN-Grand Palais (musée Picasso de Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2017)


Le choc du musée du Trocadéro

En 1906, Picasso a vu dans l'atelier de Derain un masque Fang racheté à Vlaminck. A la même époque il est fasciné par une oeuvre africaine acquise par Matisse. A l'automne 1906 déjà, il dessine des "figures exotiques". Il a commencé ses esquisses pour les "Demoiselles d'Avignon" quand il visite le musée d'ethnographie du Trocadéro, à l'été 1907. Et là c'est le choc. On découvre certaines œuvres qu'il a pu y voir, grâce à des photos d'époque, en noir et blanc, projetées en grand sur un mur du musée.
 
Picasso saisit à ce moment-là la dimension sacrée de l'art africain. "Ce n'est pas un processus esthétique ; c'est une forme de magie qui s'interpose entre l'univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où je compris cela, je sus que j'avais trouvé mon chemin", dit-il (propos cités par Françoise Gilot, "Vivre avec Picasso", 1964).
 
"'Les Demoiselles d'Avignon' ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c'était ma première toile d'exorcisme, oui !", dira-t-il à André Malraux. A cette époque, les visages perdent toute psychologie. "Pour la première fois chez Picasso, l'expression des visages n'est ni tragique, ni passionnée. Il s'agit de masques à peu près délivrés de toute humanité", écrivait en 1912 le critique d'art André Salmon

Reportage :  M. Berrurier / W. Kamli / G. Sabin / D. Attal

Picasso et le monstre de Matisse

Tout le propos de l'exposition est là, et cette fascination va l'accompagner toute sa vie. C'est en 1907 qu'il achète sa première œuvre, pas une œuvre d'art africain mais un "tiki" des îles Marquises. En 1912, il est avec Braque à Marseille où il acquiert "un masque très bien, une femme avec des grand nichons et un jeune nègre" (lettre à son marchand Daniel-Henry Kahnweiler). Dix ans plus tard, il dit que "les statues africaines qui traînent un peu partout chez moi sont plus des témoins que des exemples".
 
Parfois, il paie des œuvres africaines très cher en les échangeant contre des tableaux à lui. "C'était plus les formules plastiques que les chefs-d'œuvre qui l'intéressaient", précise pourtant Yves Le Fur.
 
Quand Matisse lui fait cadeau d'une étonnante ogresse Nevimboumbao des Vanuatu, gros corps bariolé et membres ridicules, tête grotesque et yeux protubérants, il ne va jamais la chercher, la trouvant affreuse. Pourtant, il la gardera avec lui dans son atelier quand, à la mort de Matisse, son fils finit par la lui livrer. Elle impose sa forte présence sur des photos des ateliers, notamment sur une image de Lucien Clergue, à Cannes en 1965, baptisée "Picasso et le monstre de Matisse".
A gauche, figure masculine Sentani, Indonésie, musée du Quai Branly - A droite, Pablo Picasso, "Jeune garçon nu", 1906, Paris, musée Picasso
 (A gauche © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Thierry Ollivier, Michel Urtado - A droite © Paris, musée Picasso, © RMN-Grand Palais (musée Picasso de Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2017)

Le corps, le sexe et la mort

La deuxième partie de l'exposition est organisée autour de la thématique du corps, de la présence physique que Picasso a vue dans les œuvres d'art non occidental et autour d'un certain nombre d'archétypes "qui vont de plus en plus profond dans notre rapport à la vie, autour des questions du sexe, de la mort, du rapport à l'autre", explique Yves Le Fur.
 
Un "Jeune garçon nu" (1906) un peu massif de Picasso se tient, vertical, bien campé, au milieu de sculptures de Polynésie, d'Indonésie, du Nigéria, autres figures debout. "Que ce soit aux Vanuatu ou en Afrique, on a la même masse qui dit un corps, qui dit une présence. C'est magnifiquement réalisé dans les arts non occidentaux, avec une grande économie de moyens, et c'est là que Picasso va les rejoindre, au-delà de tous les concepts artistiques occidentaux que sont ceux du réalisme, du naturalisme, du portrait, de l'individuation qui ont fait tout l'art depuis la Renaissance".
 
Dans une vitrine, on a du mal à distinguer des statuettes en bois du bout du monde de frêles sculptures de Picasso. Les formes de l'artiste espagnol se simplifient parfois à l'extrême, comme celles de la "Femme enceinte" de 1949 en bronze, sorte de lance traversée par un ventre rond en forme de calebasse, ou celles du "Nu debout" de 1946, dessin constitué de lignes droites de couleurs.
Pablo Picasso, "Grande nature morte au guéridon", 1931, Musée national Picasso, Paris
 (RMN-Grand Palais (Musée national Picasso - Paris) / René-Gabriel Ojéda © Succession Picasso 2017)

La magie et la métamorphose

C'est toujours de magie qu'il s'agit, et parfois de métamorphose. Au moment où commence sa relation secrète avec Marie-Thérèse Walter, Picasso construit une "Nature morte" avec des parties de corps féminin. Dans un "Portrait au chapeau de paille", une poitrine de femme apparait dans un visage. Les lectures peuvent être multiples, comme dans un autel africain, à la fois oiseau et profil de personnage.
 
Comme certains artistes africains, Picasso récupère et réutilise des objets : des correspondances s'établissent entre sa "Femme à la poussette" aux seins en moules à tartelettes et un dieu Gou du Bénin en tôle d'avion et en pièces récupérées d'un navire de guerre.
 
Les correspondances sont aussi saisissantes entre les yeux larges et béants des masques et une tête de mort de Picasso en papier déchiré, oeuvres qui là toujours nous renvoient à la magie et à la mort. On peut rapprocher encore les déformations et les déstructurations des visages chez Picasso et les traits d'un masque du Congo, effrayant avec sa grande bouche protubérante.
A gauche, fétiche anthropomorphe Kono, Mali, objet magique Bolidenfa acquis grâce au soutien de la société des amis du musée du Quai Branly - A droite, Pablo Picasso, "Femme", 1948 
 (A gauche © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain - A droite © RMN-Grand Palais (Musée national - Paris) / Béatrice Hatala © Succession Picasso 2017 )

Le retour à l'informe

Importante également, la représentation du sexe qui, "chez Picasso et chez les artistes extra occidentaux va aller au-delà de l'interdit telle que la civilisation occidentale l'a vécu. D'autres civilisations l'ont traitée avec beaucoup plus de liberté, sans complexes", souligne Yves Le Fur. Sur une tommette, un satyre de Picasso poursuit une femme, à côté de peintures érotiques aborigènes du nord de l'Australie mettant en scène des esprits. Des dessins érotiques de l'artiste espagnol côtoient des statues en bois au sexe démesuré, du Niger ou de Madagascar.
 
Le plus frappant est pourtant, dans la dernières salle, rotonde plongée dans le noir, le retour à l'informe, au primitif, à l'origine des temps peut-être. En 1932, Picasso a sculpté une "Tête de femme" dont on a du mal à distinguer des traits, puis en 1948 une petite figure féminine en bronze dont on devine à peine les jambes. Elles sont présentées au milieu d'objets magiques aux formes vaguement anthropomorphes constituées d'amas de dents, de cornes, de terre…
A gauche, Sculpture dédiée à Gou, Fon, Bénin, musée du Quai Branly - A droite, Pablo Picasso, "La Femme à la poussette", musée Picasso Paris
 (A gauche © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Hughes Dubois - A droite © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso - Paris) / Béatrice Hatala © Succession Picasso 2017)


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