Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton : une exposition exceptionnelle d'un peintre de la couleur, de la lumière et de l'émotion

Une exposition de Mark Rothko est toujours un événement. On n'avait pas vu sa peinture extraordinaire en grand à Paris depuis 25 ans. À voir absolument à la Fondation Vuitton (jusqu'au 2 avril 2024).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Mark Rothko, "No. 9 (White and Black on Wine)", 1958, Glenstone Museum, Potomac, Maryland. (1998 KATE ROTHKO PRIZEL & CHRISTOPHER ROTHKO – ADAGP, PARIS, 2023)

C'est à une plongée dans l'émotion pure que nous convie la Fondation Louis Vuitton à Paris, avec une rétrospective du grand peintre Mark Rothko, connu pour ses tableaux qui superposent deux ou trois rectangles horizontaux de couleur rouge, brun, blanc, rose, jaune, orange, bleu avec lesquels il cherche à irradier la lumière.

On n'avait pas vu de grande exposition du peintre américain à Paris depuis l'exposition du Musée d'art moderne de la Ville de Paris en 1999. Celle de la Fondation Vuitton est donc un événement : elle rassemble 115 œuvres, prêtées par de grandes institutions et des collections privées, et les grands espaces du bâtiment créé par Frank Gehry permettent de les traiter au mieux.

Les toiles exposées traversent la vie de Mark Rothko (1903-1970), depuis les œuvres figuratives de ses débuts dans les années 1930 aux toiles noires et grises peintes avant son suicide. On voit comment, de façon spectaculaire, le peintre, après les premiers tâtonnements, a trouvé sa vraie forme d'expression.

Mark Rothko, "Untitled (The Subway)", 1937, collection Elie and Sarah Hirschfeld, New York. (1998 KATE ROTHKO PRIZEL & CHRISTOPHER ROTHKO – ADAGP, PARIS, 2023)

Mark Rothko est né Marcus Rotkovitch en 1903 dans l'Empire russe, à Dvinsk (aujourd'hui en Lettonie), dans une famille juive cultivée. Il étudie à l'école talmudique avant d'émigrer avec sa famille en 1913 aux États-Unis où il étudie à Yale la philosophie, l'économie, les mathématiques, la psychologie, les langues…  Il est tenté par le théâtre avant de découvrir la peinture en 1923.

L'exposition commence avec ses peintures figuratives des années 1930, dont un unique autoportrait (1939) qui ne livre rien du personnage, les yeux masqués par des lunettes noires et l'expression figée. A cette époque, Mark Rothko peint des scènes de rue, des salles de cinéma, des stations de métro structurées par des lignes verticales et horizontales, des figures peu expressives avec lesquelles il ne semble pas à l'aise. "J'appartiens à une génération qui s'intéressait beaucoup à la figure humaine. Celle-ci ne convenait pas à mes besoins. Quiconque l'employait la mutilait", écrit-il.

Simplification des formes

Au début des années 1940, choqué par l'horreur du monde, et au contact du surréalisme, il s'inspire de mythes pour créer des figures étranges et hybrides, fait voler des objets mystérieux… On n'est pas très convaincu non plus. Et puis tout d'un coup, entre 1946 et 1948, il opère un virage radical vers l'abstraction totale. 

Il est très impressionnant de voir comment cette révolution s'effectue : en 1946, des formes multiples, de couleurs différentes, flottent sur la toile, tournoient, comme des nuages poussés par le vent. Petit à petit, les formes se simplifient pour tendre vers le rectangle. Même si elles restent assez nombreuses et se promènent encore, elles commencent à s'organiser, et la palette se resserre autour des jaunes, oranges, rouges, ocres, bleus…

Mark Rothko, "Green on Blue (Earth-Green and White)", 1956, The University of Arizona Museum of Art, Tucson, gift of Edward Joseph Gallagher, Jr. (1998 KATE ROTHKO PRIZEL & CHRISTOPHER ROTHKO – ADAGP, PARIS, 2023)

Au début des années 1950, tout d'un coup, Mark Rothko adopte ce qui va être son langage pictural propre, qu'il va développer jusqu'à la fin de sa vie. Ce sont ce qu'on a appelé ses œuvres "classiques". Des tableaux dans lesquels deux ou trois rectangles horizontaux aux bords flous se superposent dans la hauteur de la toile, plus ou moins vifs ou chauds. Il joue avec la transparence pour faire vibrer la couleur, dont il émane une certaine lumière.

Il est difficile d'en parler tant on est dans le domaine de l'émotion. "Comment dire ce qui ne peut l'être et pourtant s'éprouve si intensément ?", écrit dans le catalogue Suzanne Pagé, commissaire de l'exposition. D'ailleurs, des mots, Rothko n'en veut pas pour échanger avec le spectateur, pour "plus de clarté", dit-il, pour éliminer "tous les obstacles entre le peintre et l'idée, entre l'idée et le spectateur". Il supprime les titres de ses œuvres, leur préférant des nombres ou une simple évocation des couleurs.

Mark Rothko, "Black On Maroon", 1958, Tate, Londres, Presented by the artist through American Federation of Arts, 1968. (1998 KATE ROTHKO PRIZEL & CHRISTOPHER ROTHKO – ADAGP, PARIS, 2023)

La grande salle du rez-de-chaussée montre l'installation de son style, dans les années 1950. Si les couleurs sont parfois plus sourdes, elles sont souvent vives, jaune, orange, rouge, vert clair, surtout à cette époque. Il dit pourtant qu'il fait "la peinture la plus violente d'Amérique", qu'il peint "l'infinité de la mort", que ses images sont "nées dans la violence". Il est hanté par les pogroms de son enfance, ou du moins par les récits qu'il a entendus. Et s'il admet ce que Suzanne Pagé appelle un "ravissement sensoriel" face à sa peinture, il dit qu'il peint le drame humain et qu'il veut exprimer "les émotions humaines fondamentales".

Au-delà de la couleur, Rothko recherche la lumière. Il veut un éclairage tamisé et des murs gris pour la présentation de ses tableaux, pour que la lumière se dégage plus encore de ses toiles, conditions qui sont respectées dans l'exposition.

A la fin des années 1950, les couleurs s'assombrissent. En témoignent les tons rouge sourd, marron, gris des Seagram Murals, du nom du gratte-ciel pour lequel Rothko avait accepté de créer des peintures murales. Il abandonne le projet, estimant que le restaurant auquel elles étaient destinées n'était pas un lieu propice pour elles. Neuf d'entre elles, qu'il a données à la Tate Modern de Londres, sont exposées ici. Il poursuit avec ses Blackforms, qu'il faut regarder longtemps pour que, de l'apparente monochromie très sombre, se dégagent des formes.

Mark Rothko, "Untitled (Black and Gray)", 1969, Anderson Collection at Stanford University, gift of Harry W. and Mary Margaret Anderson, and Mary Patricia Anderson Pence. (1998 KATE ROTHKO PRIZEL & CHRISTOPHER ROTHKO – ADAGP, PARIS, 2023)

Les couleurs vives ne disparaissent pourtant pas du travail de Rothko. Il poursuit sa recherche sur la luminosité dont on peut admirer le résultat dans une grande salle d'œuvres des années 1960 dont certaines irradient littéralement (N° 14, 1960). Autre variation et autre commande qui n'aboutira pas, à la fin de sa vie, l'artiste réalise une série de grandes peintures connues sous le nom de Black and Gray, qui mêlent en réalité le gris, le noir, le brun, le beige. Des toiles dépouillées et austères, avec une zone sombre en haut, une claire en bas, figées par une bande blanche qui fait le tour de la toile. L'une d'entre elles devait être accrochée au siège de l'Unesco à Paris, près d'une grande sculpture d'Alberto Giacometti. 

Rothko invitait le spectateur à "prendre le risque" et à "entreprendre le voyage" pour vivre "l'expérience essentielle du tableau". Un voyage qu'il vaut la peine de faire et cette exposition est une occasion qui ne se rate pas.

Mark Rothko
Fondation Louis Vuitton
8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris
Lundi, mercredi et jeudi 11h-20h, vendredi 11h-21h (jusqu'à 23h le premier vendredi du mois), samedi et dimanche 10h-20h. Fermé le mardi
Du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024
16 euros / 10 euros / 5 euros

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