Comment la peinture traduit-elle les émotions ? Histoire d'une représentation au musée Marmottan Monet
La représentation des émotions dans la peinture a évolué au fil des siècles, révélant l'évolution de nos sociétés. Le musée Marmottan Monet à Paris nous raconte cette histoire dans une exposition très réussie. À découvrir jusqu'au 21 août 2022.
Comment a-t-on représenté les émotions en peinture ? Et comment leur représentation a-t-elle évolué ? C'est à cette question délicate que s'est attaqué le musée Marmottan Monet à Paris, dans une exposition passionnante qui nous emmène du Moyen Âge à nos jours.
Le visage de cette Marie-Madeleine est impassible, seule une larme qu'on devine au coin de l'œil et le mouchoir qu'elle tient expriment sa douleur. Le tableau date de 1525 et ouvre l'exposition, à côté d'une Suppliante de Picasso (1937), tête en arrière, yeux renversés, bras levés vers le ciel, dont tout le corps dit l'exaltation.
Du Moyen Âge et de la Renaissance à nos jours, c'est à un passionnant voyage que nous convie l'exposition du musée Marmottan, pour nous montrer comment l'expression des émotions a évolué dans la peinture. Elle peut être liée à des questions techniques, à un approfondissement de la perception des sentiments. Elle est aussi le révélateur de l'évolution culturelle et sociale : en différenciant les émotions, la peinture reflète l'invention de l'individu, du citoyen, l'émergence de l'idée d'égalité, l'entrée dans la modernité.
Un théâtre de l'affect
"Ce qui nous a intéressés, c'est un théâtre de l'affect, un théâtre de la façon dont les individus sont atteints dans leur propre personne avec de la résonance affective. La manifestation se transforme avec le temps, se complexifie, s'approfondit", raconte l'historien Georges Vigarello, co-commissaire de l'exposition. Prendre comme objet l'histoire de l'émotion, c'est prendre comme objet l'histoire du psychisme, dit-il.
Au Moyen Âge, les visages sont tous les mêmes et n'expriment aucune passion, comme le montrent quelques objets en ivoire. À l'époque de la Marie-Madeleine, "on est aux débuts de la peinture à l'huile, on ne sait pas représenter les modèles sous tous les angles, on est incapables de faire bouger les muscles sous la peau", explique l'historien de l'art Dominique Lobstein, l'autre commissaire de l'exposition.
Dans de traditionnels doubles tableaux de fiancés d'Allemagne ou des Pays-Bas la Renaissance, les visages sont toujours de marbre et l'émotion est toujours symbolisée par un objet, une fleur que tient la jeune femme, un anneau ou un contrat dans la main de l'homme. Les choses commencent à bouger avec Lucas de Leyde qui réunit les fiancés sur le même tableau, les visages s'animent un peu, les regards se rencontrent, la main de la fille est posée sur l'épaule du promis qui lui passe la bague au doigt.
Des répertoires d'émotions
À la même époque, on a La Joconde, présente dans l'exposition à travers une copie, bien sûr. "C'est l'archétype", souligne Dominique Lobstein. "On discourt depuis des siècles sur son émotion, sur son sourire, et on n'arrive pas à savoir si c'est de la joie ou de la tristesse, mais il y a une volonté d'exprimer quelque chose et cette volonté ne fera que se poursuivre et se développer."
L'évolution se poursuit au XVIIe siècle, dans les scènes caravagesques, ici une copie de la Rixe de musiciens de Georges de La Tour, ou une scène de prostitution (L'entremetteuse, attribuée à Angelo Caroselli). Il y a "une crainte de la part de la prostituée, une volonté enthousiaste de la part de l'entremetteuse, une sorte d'interrogation chez le client. Les scènes se compliquent en différenciant des types d'émotion, en faisant entrer des parties du corps supplémentaires", souligne Georges Vigarello.
À cette époque, des répertoires d'émotions sont publiés à destination des artistes. Charles Le Brun tente ainsi de différencier les expressions selon les émotions : des traits correspondent à l'horreur, au plaisir, à la joie, à la tristesse (Méthode pour apprendre à dessiner les passions). "Il y a des caractéristiques qui se traduisent à travers certains muscles, certaines orientations du regard, certaines crispations de la bouche", explique Dominique Lobstein.
L'individu et l'enfant
Ce questionnement va ensuite s'étendre au corps tout entier. En témoigne le célèbre tableau de Fragonard Le Verrou. "Jamais l'émotion n'a été représentée avec autant d'intensité physique, avec une telle force chorégraphique : les appuis sur le sol, les corps torsadé, le visage révulsé", note Georges Vigarello. Cette œuvre nous fait entrer dans un nouvel univers émotionnel, pense l'historien. En effet, au-delà de ce premier point, deux autres nouveautés le frappent : on accepte de représenter quelque chose de l'ordre de l'érotique, et puis la fermeture du verrou signe la sacralisation de l'espace intime, inexistant jusque-là.
Au XVIIIe, on sort de l'émotion standard pour individualiser son expression et "représenter ce qui caractérise chacun". "Nous pouvons avoir peur, les uns et les autres, mais la manière dont nous le manifestons n'est pas forcément identique", remarque Georges Vigarello. C'est l'invention des Lumières, "une invention politique", celle du citoyen, qui ne ressemble à aucun autre et "s'affirme avec sa singularité".
Le XVIIIe, c'est aussi L'Emile de Rousseau : l'enfant également est un individu et on commence à prendre en compte ses émotions, y compris en peinture, comme Louis Aubert avec L'Enfant en pénitence. Ou bien Greuze qui peint L'enfant et la colombe, un portrait plein de tendresse, de fragilité et de rondeur.
L'égalité, invention de la modernité
Les commissaires font remarquer un tableau d'Emile Friant, Les Amoureux (1888), qui met en scène un jeune couple sur un pont, devant un paysage. "Ce tableau peut apparaître d'une franche banalité. Il s'avère extrêmement important, parce qu'il met en scène une forme de complicité douce, de tendresse", souligne Georges Vigarello, qui parle de partage et qui y voit l'émergence de l'égalité, "l'immense invention de notre modernité". Alors que la séduction était imposée, elle peut désormais être partagée et l'échange est possible.
Au XIXe siècle, la peinture va s'intéresse à la folie, avec des héroïnes comme Lucy de Lammermoor ou Lady Macbeth. Et la médecine elle-même s'en empare, avec l'atlas de Jean-Etienne Esquirol qui tente de mettre en scène des visages et des corps qui traduisent la démence, ou Paul Richer qui utilise la photographie pour la représenter.
Au XXe siècle, la peinture est bouleversée, elle se synthétise avec un portrait de Jawlensky. Un portrait de Hans Richter, en pleine guerre de 14, explose littéralement le visage.
Freud, Dali et l'inconscient
Dans des images inattendues qui surgissent d'un tableau de Salvador Dali, Georges Vigarello voit les effets du freudisme, qui invente encore quelque chose de nouveau en nous disant "que nous avons une psyché plus complexe que nous le pensons, qu'il y a une dimension de nous-mêmes dont nous ne sommes pas conscients, qui a une histoire, une logique et des effets sur notre comportement".
Le XXe, c'est aussi les horreurs de la guerre, les Otages de Fautrier, ovales sans traits, marqués par les griffures de la souffrance, les mains qui se tendent au ciel de Martine Martine, enfant juive sous l'occupation, les cris de Zoran Music, rescapé des camps nazis.
Mais il ne faudrait pas pour autant oublier Fernand Léger qui, pour Georges Vigarello, nous fait entrer au moment des premiers congés payés dans quelque chose de l'ordre "du plaisir, de la satisfaction, de la vacance, quelque chose qui tend à triompher dans les décennies qui ont suivi".
Le Théâtre des émotions - Musée Marmottan Monet
2, rue Louis-Boilly, 75016 Paris
Tous les jours sauf lundi, 10h-18h, nocturne le jeudi jusqu'à 21h
Tarifs : 12 € / 8,50 €
Du 13 avril au 21 août 2022
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